Deux tonnes : c’est la quantité maximale de gaz à effet de serre (GES) à émettre par an et par personne à l’horizon 2050 pour contenir le dérèglement climatique. Soit... cinq fois moins que ce qu’émet à l’heure actuelle le mode de vie d’un Français moyen. Contre l’illusion d’une transition « douce », indolore, des spécialistes de la décarbonation, du cabinet BL évolution, du Shift Project ou plus récemment de l’Agence de la transition écologique (Ademe), élaborent des trajectoires concrètes de décroissance énergétique. Entre économie de guerre et utopie frugale, tous projettent une transformation drastique de nos quotidiens. Moins de viande, de flux vidéo, de mobilité : Socialter s’est risqué à faire un tour d’horizon des mesures de sobriété les plus décoiffantes pour atteindre la neutralité carbone.
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Deux tonnes : Avant-après
Voici la même famille, avant et après le passage à deux tonnes de CO2 par personne.
Avant le passage à deux tonnes : électronique, viande et SUV
Après le passage à deux tonnes : Livre, low-tech et légumes !
Avez-vous trouvé les 9 différences ?
Bye bye le burger !
La France a semble-t-il atteint son pic de consommation de viande dans les années 1990, lorsqu’un mangeur moyen en ingérait presque 100 kilos par an. Depuis, elle a légèrement fléchi pour s’établir à 86 kilos par personne en 2019 (Agreste). Mauvaise nouvelle pour les viandards : cette inflexion est largement insuffisante pour limiter les émissions de gaz à effet de serre imputables à notre alimentation. Les produits carnés sont en effet ceux qui émettent le plus de GES par unité de nourriture produite. En cause ? Les millions de tonnes de méthane générées par la digestion des ruminants (pets, rots...), l’usage massif d’engrais azotés pour produire l’alimentation animale et la déforestation induite – au Brésil par exemple – par la culture du soja pour l’élevage.
De fait, comme le rappelle un rapport du Sénat dédié à l’alimentation durable (2020), la baisse de la consommation de produits animaux « fait partie des hypothèses retenues dans tous les scénarios prospectifs sur l’alimentation ». Les scénarios « Afterres » et « TYFA » [pour « Ten Years for Agroecology », ndlr] cités dans le rapport prévoient une division par deux de la consommation de viande à horizon 2050. Soit de quoi nous faire tendre vers la moyenne mondiale actuelle (43 kilos par an par personne). De la même manière, les quatre trajectoires élaborées par l’Ademe pour atteindre la neutralité carbone en France en 2050, sans recourir aux technologies de captation de CO2, tablent sur une régression de la consommation carnée de 30 à 70 %.
Dans l’ambitieux scénario « Génération frugale », les végétariens constitueraient ainsi un tiers de la population dans trente ans. À égalité avec les « flexitariens », se limitant à deux portions de viande par semaine. Improbable au pays du bœuf bourguignon et de la rosette ? En réalité, selon le rapport du Sénat, 20 % des mangeurs français seraient déjà des « déviants positifs », au régime faiblement carné.
Touriste, suspend ton vol
Le « flygskam » – en français, la « honte de prendre l’avion » – taraude de plus en plus de globe-trotters, lucides quant au lourd bilan climatique du secteur aérien (2,5 % des émissions mondiales). Conscientes de ce désamour, les compagnies aériennes misent beaucoup sur la promesse de l’avion bas carbone. Parue en mars 2021, une étude détaillée du Shift Project, intitulée « Pouvoir voler en 2050 », anéantit cette solution techniciste. Même le scénario dit « Maverick », qui envisage un passage à marche forcée de la flotte mondiale aux biocarburants et à l’hydrogène « vert », échoue à rester dans les limites d’un budget carbone compatible avec l’objectif « 2 °C ». Ce scénario nécessiterait de plus un parc éolien dédié au transport aérien d’une puissance huit fois supérieure à celle installée en France en 2019 !
Une solution s’impose donc : réduire drastiquement le trafic. À cette fin, un rapport de BL évolution propose de limiter le nombre de vols autorisés par personne à… deux allers-retours en long-courrier au cours de la vie. Ces vols seraient destinés en priorité aux jeunes avant 30 ans pour favoriser les échanges culturels. « La norme doit être de ne pas prendre l’avion », affirme sans détour ce rapport paru en 2019. De son côté, le Shift Project rappelle que 40 % des Français n’ont d’ailleurs jamais embarqué sur un vol, et seuls 30 % des Français volent au moins une fois par an.
Régulation de la publicité, taxe sur le kérosène, prix plancher des billets, suppression des lignes lorsqu’il existe une alternative en train de moins de 4 h 30, restriction des créneaux de vol, quotas : les mesures possibles, acceptables par une majorité de citoyens, sont nombreuses pour faire décroître le volume du transport aérien. Et réduire de 50 % le nombre de « passagers-kilomètre » français (volume de transport par passager au kilomètre) par rapport à 2017 nous ramènerait simplement au niveau de... 1998 (Shift Project).
Détox numérique
De Netflix au porno, le visionnage de vidéos en ligne génère chaque année 300 millions de tonnes de CO2e (équivalent CO2), soit autant de gaz à effet de serre qu’un pays comme l’Espagne (Shift Project, 2019)... Reine du web, la vidéo, désormais HD et demain 4K, compte en effet pour 80 % des flux de données mondiaux. En incluant la fabrication des terminaux, le numérique représente au total 3,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit davantage que l’aviation. Et avec la 5G, rien ne semble pouvoir stopper la prolifération de nouveaux objets connectés, du pèse-personne à la caméra de surveillance... Les émissions du numérique pourraient ainsi doubler d’ici 2025.
À rebours de cette tendance, l’étude « Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne » du Shift Project (juillet 2019) préconise de remettre en cause les forfaits illimités en données ainsi que le « design addictif » des plateformes (autoplay, pop-up...), conçues pour maximiser le temps de visionnage. Le rapport questionne du même coup le modèle économique dominant sur le web, basé sur « la revente de données comportementales sur les utilisateurs de services gratuits ». Plutôt que de miser sur la sobriété des individus, il invite à repenser les « architectures de choix » et « la construction collective des usages ». De son côté, le rapport du cabinet de conseil BL évolution (2019), présente la « dénumérisation de nos modes de vie » comme inévitable pour infléchir notre trajectoire climatique.
Et plusieurs scénarios de l’Ademe, visant la neutralité carbone en 2050, envisagent la sobriété numérique comme un levier-clé pour stabiliser la consommation énergétique des data centers. Le scénario « Génération frugale » prévoit ainsi l’arrêt de la croissance du volume de données en France dès 2024 et un usage du numérique réorienté vers des pratiques jugées prioritaires comme le télétravail ou la télémédecine.
Range ta voiture, Simone
Le Haut Conseil pour le climat (HCC) alertait en 2021 sur l’absence de baisse des émissions du secteur des transports en France (31 % du total). Et pour cause : hors de Paris intra muros, où 7 actifs sur 10 prennent les transports en commun pour aller au travail, la voiture reste ultra dominante, y compris en ville. En 2017, 74 % des Français conduisaient pour se rendre au boulot (Insee, 2021). Pour atteindre la neutralité carbone, toutes les études prônent donc un report modal massif vers le vélo et les transports en commun.
Radical, le rapport de BL évolution (2019) envisage carrément d’interdire à court terme les voitures particulières à moteur thermique en zone urbaine. De son côté, pour contrer la mode des SUV, gourmands en carburant (40 % des ventes en 2021), l’Ademe mise sur une taxe sur le poids favorable à l’essor rapide des « voiturettes ou quadricycles de moins de 500 kilos ». L’Agence table également dans son scénario « S1 » (« Génération frugale ») sur une réduction d’un tiers des kilomètres parcourus par personne et par an d’ici 2050, grâce au télétravail et au développement de services de proximité.
« Couvre-feu » thermique
Sur les 29 millions de résidences principales que compte la France, moins de 7 % sont peu énergivores (étiquettes A et B du diagnostic de performance énergétique). La rénovation thermique est donc un volet crucial de toutes les études prospectives bas carbone. Dans l’un de ses scénarios pour atteindre la neutralité carbone, l’Ademe imagine ainsi une politique d’« ampleur inégalée », transformant 80 % des logements en « bâtiments basse consommation » d’ici 2050.
En attendant cette rénovation généralisée, le rapport de BL évolution propose de faire passer immédiatement la température moyenne de 21 à 19 °C dans les logements pour limiter les émissions des systèmes de chauffage. À partir de 2025, le même rapport envisage la mise en place d’un « couvre-feu thermique » pour les chauffages non décarbonés, c’est-à-dire leur arrêt entre 22 h et 6 h du matin. Dans ses scénarios « S1 » et « S2 » (« S2 » concernant les « Coopérations territoriales »), l’Ademe compte également sur la diffusion large d’habitudes de sobriété comme, par exemple, le fait de ne plus chauffer que certaines pièces en hiver.
Ne plus « saper » le climat
En 2019, l’empreinte carbone du textile en France a atteint plus de 400 kilos de CO2e par habitant, selon l’étude menée par le cabinet Cycleco en janvier 2021. Cette même année, les Français ont acheté en moyenne 8 kilos de vêtements et de linge de maison, dont seuls 4 % étaient confectionnés en France. La production dans des pays d’Asie ou du pourtour méditerranéen, au mix énergétique largement carboné, et le transport le long de chaînes de production mondialisées expliquent en partie l’impact climatique de nos vêtements.
Dans son rapport de 2019 visant à mettre la France sur une trajectoire d’émissions compatible avec un objectif 1,5 °C à la fin du siècle, le cabinet BL évolution préconise de ramener à un kilo par an le volume de vêtements neufs achetés par personne. Le cabinet spécialiste de la décarbonation prône en outre la relocalisation de la filière textile et le redéveloppement de l’artisanat de retouche et de réparation, afin d’augmenter significativement la durée de vie de nos habits.
32m² max
Depuis les années 1980, l’artificialisation des sols a augmenté en France presque quatre fois plus vite que la population. Et la surface moyenne par habitant de résidence principale est passée de 25 mètres carrés en 1973 à 40 mètres carrés en 2013 (Ademe, 2021). Pour préserver des terres agricoles, de potentiels puits de carbone et limiter les émissions de gaz à effet de serre du BTP, tous les travaux de prospective envisagent une optimisation du bâti existant afin de limiter le nombre de constructions neuves.
Le rapport de BL évolution préconise ainsi de « favoriser la cohabitation, l’intergénérationnel, le bon dimensionnement […] en fonction du nombre d’occupants » et fixe un objectif moyen de 32 mètres carrés par habitant. Les scénarios de sobriété de l’Ademe prévoient également une intensification de l’usage des locaux – les bureaux inoccupés accueillant par exemple des activités le soir – et la mutualisation d’espaces dans l’habitat collectif (chambre d’amis, buanderie). Pour finir, l’Ademe envisage que de nombreuses résidences secondaires (re)deviennent des résidences principales.
Abandonner le bureau
La transition vers une société post-carbone ne se fera pas sans un bouleversement profond du monde du travail. Pour limiter les déplacements pendulaires, le rapport de BL évolution propose de rendre deux jours de télétravail obligatoires dans toutes les entreprises où cela est possible dès 2025. Mais le profil des emplois est aussi amené à évoluer. En décembre 2021, le Shift Project a évalué l’impact de la décarbonation de l’économie sur la main-d’œuvre.
À l’horizon 2050, l’industrie automobile et le BTP verraient par exemple fondre leurs effectifs tandis que les métiers de l’agriculture, de l’industrie du vélo, de la réparation et du recyclage connaîtraient un véritable boom. Pour BL évolution, « la sortie du mode de vie carbonée relocalise beaucoup d’emplois donnant l’opportunité à chacun de rapprocher lieu de vie et lieu de travail », à condition toutefois « de sortir de son hyper-spécialisation pour retrouver une fonction plus basique » dans la rénovation, l’artisanat ou l’agriculture.
Molo sur les robots !
Sèche-linge, four à micro-ondes, yaourtière... En septembre 2018, l’Ademe a produit une analyse fine de l’impact climatique des biens d’équipement du quotidien, en tenant compte de l’ensemble de leur cycle de vie. En amont de leur usage, ces derniers contribuent en effet au réchauffement climatique aux différentes étapes de leur production : extraction des matières premières, assemblage, transport. Selon cette étude, l’équipement minimal d’une cuisine – comprenant un frigo, une gazinière et un four électrique – produit ainsi l’équivalent de 100 kilos de CO2 par année d’utilisation.
Pour atteindre la neutralité carbone, les scénarios de sobriété publiés par l’Ademe en 2021 misent ainsi sur une « baisse drastique du taux d’équipement en petits appareils et en équipements mutualisables » tels que les lave-linge, les aspirateurs ou les appareils à raclette. Au total, en matière d’électroménager, ces projections tablent clairement sur la « baisse du nombre d’objets possédés ».
Pour réaliser votre bilan carbone personnel, rendez-vous sur le site Nos Gestes Climat, par L'ADEME.
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