Faut-il se sentir coupable ?

Petit manuel de déculpabilisation (à l'usage des coupables)

Manger de la viande, prendre un Uber en rentrant de soirée, acheter des fringues alors que votre penderie en déborde... Comment assume-t-on de se conduire de manière contraire à ce qui nous semble juste ? En se fabriquant, sur mesure, des discours déculpabilisants. Rassurez-vous : c’est assez naturel – et même nécessaire.

Debout sur son estrade, le porte-­parole du Parti du travail de ­Belgique (PTB) ­Raoul ­Hedebouw réagit, le 1er mai 2017, aux affaires de corruption qui secouent le pays : « Si on ne vit pas comme on pense, on finit par ­penser comme on vit ! », admoneste-t-il devant un parterre de manifestants. En ligne de mire, l’hypo­crisie de certains élus socialistes wallons, accusés de réajuster intempestivement leurs principes à mesure qu’ils y contreviennent. A priori anecdotique, cette scène illustre pourtant une tension psychologique qui déborde largement le champ politique. Toutes et tous – y compris l’auteur de cet article –, nous bricolons un fatras de justifications et de circonstances atténuantes lorsque nos actes entrent en conflit avec ce qui nous semble juste. À notre décharge, jamais nous n’avons été autant incités à consommer et, paradoxalement, à discipliner nos modes de vie pour les rendre ­vertueux. De là une multitude de contradictions et de dissonances. Nos attitudes et nos engagements parviennent ­parfois à s’aligner mais, le reste du temps, on ­louvoie, on faute et... on négocie. Les compromissions du quotidien appellent alors un rachat de conscience, qui ­mobilise ensuite toute une gamme de stratégies destinées à se déculpabiliser. Vis-à-vis de soi-même, d’abord, car chacun cherche à se sortir de l’état d’inconfort dans lequel son effraction morale l’a plongé. Aux yeux des autres, ensuite : après s’être autopersuadé de ne pas être un salaud, reste à en convaincre les autres. Par chance, ces tortures de soi par soi, ces tâtonnements éthiques sont juste le signe que vous appartenez au genre humain. 

Le compromis

Vous venez de franchir le tourniquet de votre hypermarché. Votre regard est soudainement attiré par une grande pancarte jaune et rouge suspendue au milieu de l’allée ­centrale : « Promotion sur les côtes de bœuf. 11,90 € le kilo ». Côte de bœuf… vous en avez déjà l’eau à la bouche. La semaine ­dernière, votre colocataire végan vous avait pourtant convaincu, à force d’arguments antispécistes et de vidéos de L214, que consommer de la viande « c’était se faire le complice d’une industrie barbare ». Vous vous étiez alors résolu à copieusement ralentir, à n’en manger « qu’à l’occasion des repas de famille ». Alors que votre tête vous remémore votre promesse, vos jambes vous ont déjà téléporté jusqu’au rayon boucherie. Pour sauver votre âme, vous jetez votre dévolu sur la Rolls-Royce des côtes de bœuf. Pas celle en promo, qui obéit à un schéma consumériste que vous répudiez, non : la « bio », celle « produite en France ». Mais la viande est toujours rouge...

Comment êtes-vous parvenu à enfreindre votre engagement initial ? Réponse : en optant pour le compromis. L’inconsistance entre votre attitude (« arrêter de manger de la viande ») et votre acte (« acheter de la viande ») est compensée par un adjuvant positif (« consommer “éthique” ») qui vous a permis de diluer votre culpabilité. Bien connu des études marketing, le stratagème consiste, pour les marques, à devancer les multiples effets de fuite qui pourraient vous détourner de l’acte d’achat en le redirigeant vers des produits palliatifs. Entre alors en scène la fameuse figure du « consom’acteur ». Il suffirait que ­chacun se décide à mieux consommer, arguent ses tenants, pour que la spirale infernale s’enraye. Une rhétorique qui, en mobilisant la culpabilisation individuelle, permet surtout aux entreprises de s’exempter de toute responsabilité dans leurs choix productivistes et dans l’influence qu’elles exercent quotidiennement sur la définition de nos besoins, « puisque c’est ce que les clients veulent ». Heureusement, vous, vous avez fait le bon choix : celui d’une agriculture responsable. Et ce soir, quand votre coloc vous questionnera sur la barbaque en barquette dans le frigo, vous pourrez toujours lui rétorquer : « Oui, mais c’est de la viande fermière ! ».

La résignation

En attendant, il y a la queue à toutes les caisses. Vous vous dirigez vers les bornes automatiques, mais une intuition fugace vous saisit : et si celles-ci avaient été conçues ni pour le confort des clients ni pour améliorer les conditions de travail des employés ? « Une question à creuser pour plus tard » car, déjà, vous apercevez de l’autre côté de la galerie marchande l’enseigne lumineuse d’une boutique de téléphonie. Cela fait maintenant plusieurs mois que vous retardez l’échéance ; votre portable fonctionne encore, comme dans 88 % des cas lorsqu’il est remplacé en France, mais il est depuis quelques temps « super lent », « les photos sont moches », « il va bien finir par me lâcher ». Depuis que vous êtes tombé sur le numéro de Socialter sur les métaux rares, vous avez appris que la production, l’utilisation et la fin de vie des appareils connectés ont un coût écologique et humain exorbitant. Sans parler du temps qu’ils vous font perdre à scroller sur les réseaux sociaux. Vous répétez depuis à qui veut l’entendre que, si c’était à refaire, si on vous demandait votre avis, vous souhaiteriez que les smartphones n’aient jamais été inventés : « On vivait très bien, même mieux sans ! » Mais maintenant que tout le monde est équipé, vous êtes résigné : c’est ça, ou s’isoler du reste de l’humanité.

En réalité, si vous n’arrivez pas à résoudre cette dissonance, c’est que tout tend à vous en empêcher… L’absence de choix plus ou moins fantasmée grâce à laquelle vous arrivez à ­renverser l’acte d’accusation a été identifiée par de nombreux penseurs. Le philosophe technocritique ­Ivan ­Illich, par exemple, avait développé dès 1973 le concept de « monopole radical ». Celui-ci intervient « lorsque l’outil programmé évince le pouvoir-faire de l’individu. Cette domination de l’outil instaure la consommation obligatoire et dès lors restreint l’auto­nomie de la personne ». L’intellectuel mobilisait l’exemple de la voiture : un jour lointain, vous aviez le choix d’en avoir une ou pas ; le jour suivant, l’option se résume à Renault ou Ford. Vous n’approuvez pas les orientations générales du monde, mais celles-ci vous écrasent et vous dépassent – vous vous y adaptez. Et de finir par régler l’achat de votre nouveau smartphone par carte bleue avant de vous engouffrer, un brin tourmenté, dans la première bouche de métro.

L'arbitrage

Les portes coulissantes de la rame se referment dans un bruit pneumatique. Vous entendez, au loin, la voix de ferraille d’un sans-abri. D’habitude, vous essayez de donner quelques piécettes. Mais là : un iPhone dernier cri, une côte de bœuf à 15 balles, ça fait quand même beaucoup pour une seule journée. Lorsque le miséreux arrive à votre niveau et tend un minuscule gobelet de café vide, vous bredouillez un « désolé » plein de solli­citude. Vous vous sentez super mal : votre opulence vous saute soudainement aux yeux. Vous tentez de vous rassurer ; après tout, vous donnez déjà tous les mois par prélèvement automatique à Médecins du Monde. « Il faut savoir arbitrer, choisir ses combats. » Vous vous sentez souvent impuissant. Mais jamais vous n’avez succombé à l’impassibilité ou au cynisme. Les « vrais » coupables ne seraient-ils pas, d’ailleurs, ceux qui demeurent de marbre face à ce monde qui roule à contresens ?

Ce n’est pas ­Antonio ­Gramsci qui vous donnera tort. Dans un célèbre texte publié en 1917, le philo­sophe et théoricien communiste rappelait l’œuvre passive de l’indifférence dans l’histoire : « Personne ou presque ne se sent coupable de son indifférence, de son scepticisme, de ne pas avoir donné ses bras et son activité à ces groupes de citoyens qui, précisément pour éviter un tel mal, combattaient, et se proposaient de procurer un tel bien. La plupart d’entre eux, au contraire, devant les faits accomplis, préfèrent parler d’idéaux qui s’effondrent, de programmes qui s’écroulent définitivement et autres plaisanteries du même genre. Ils recommencent ainsi à s’absenter de toute responsabilité. [...] Je hais les indifférents aussi parce que leurs pleurnicheries d’éternels innocents me fatiguent. » 

L'incurabilité

La leçon de ­Gramsci vous redonne un peu de contenance. Mais vous n’en avez pas encore fini avec vous-même. En descendant du métro, vous remarquez que le kebab que vous fréquentiez assidûment durant vos années fac a changé de propriétaire. À sa place, une épicerie fine ­italienne a ouvert ses portes. « Chouette ! », vous dites-vous… avant de vous rappeler que c’est parce que vous avez choisi – comme d’autres gens qui vous ressemblent – d’habiter dans ce quartier « authentique » que celui-ci l’est de moins en moins. Et de moins en moins accueillant, aussi, pour les classes populaires, dont vous louez volontiers le mode de vie et la diversité culturelle. « Serais-je un “gentrifieur” ? », méditez-vous après avoir verrouillé la porte de votre appartement derrière vous. Sans doute, mais vous, au moins, vous ne demandez pas de ­Naturalia en bas de chez vous comme tant d’autres « bobos ». Trêve de tracasseries. La journée a été assommante. Demain, vous devez vous levez tôt pour prendre votre vol pour Cuba. Ce n’est pas comme si vous faisiez souvent des voyages transcontinentaux et puis, cette fois, vous avez décidé de faire le retour en bateau. Un bon compromis.  

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