Analyse

Peut-on punir les écocidaires ?

Écrémage d'hydrocarbures dans le golfe du Mexique lors de la marée noire de Deepwater Horizon, le 29 mai 2010.
Écrémage d'hydrocarbures dans le golfe du Mexique lors de la marée noire de Deepwater Horizon, le 29 mai 2010. © INOAA CC BY

Face aux innombrables destructions environnementales causées par des multinationales ou des gouvernements inconséquentes, le droit pourrait-il fournir une réponse ? Certains juristes réfléchissent à définir juridiquement le crime d'« écocide » et à munir la justice internationale d'un véritable arsenal pénal en matière d'écologie. Article issu du numéro 38 de Socialter « Les ennemis de l'écologie ». et paru en décembre 2019.

Dans l’État du Nordeste, ils sont des milliers à s’être élancés vers la mer depuis la fin du mois d’août, agenouillés dans le sable pour nettoyer les plages. Un élan citoyen pour faire face à ce que tous considèrent déjà comme la pire catastrophe écologique de l’histoire du littoral brésilien où pas moins de 2 500 kilomètres de côtes ont été souillés par du pétrole. Transfert de mazout qui aurait mal tourné entre deux navires ? Fuite(s) en provenance d’une plateforme ? Pétrolier fantôme qui aurait sombré au fond de l’Atlantique ? Personne ne connaît aujourd’hui encore l’origine de la marée noire qui ravage les plages de 9 des 27 États brésiliens. Du Canada au delta du Niger, en passant par le golfe du Mexique, l’or noir se déverse quotidiennement dans la nature. Si l’exploitation des hydrocarbures est la cause de nombreux cas de pollution majeure – qu’elle soit terrestre, maritime ou atmosphérique –, cette activité est loin d’être la seule à porter atteinte à l’environnement. Partout à travers le monde des écosystèmes sont menacés ou détruits par notre système productiviste et consumériste : l’énergie nucléaire et ses risques (accidents, déchets, démantèlement), la plasturgie et ses rejets toxiques, l’extraction minière et ses plaies béantes dans la terre, l’industrie pétrochimique et agroalimentaire mortifère, la construction de méga-barrages et leurs effets tragiques, la déforestation massive et le trafic d’espèces sauvages… Entraînant destruction de la biosphère et dérèglements climatiques, ces atteintes sont considérées par certains penseurs de l’écologie et juristes comme des crimes contre l’environnement. Un mot a alors été inventé pour les désigner : écocide – du grec oïkos, la maison, et du latin caedere, tuer. Se rendre coupable d’écocide, c’est détruire notre maison, la seule que nous ayons : la Terre. 

Un arsenal juridique inefficace et dépassé 

Le terme a été employé pour la première fois durant la guerre du Vietnam. En 1970, lors d’une conférence, le biologiste Arthur W. Galston dénonce l’« écocide en cours », pointant du doigt les risques sur l’environnement et la santé humaine que fait courir l’usage de l’agent orange par l’armée américaine. Construit à partir des mots « écosystème » et « génocide » – un néologisme qui fait d’ailleurs débat –, le concept avance péniblement depuis cinquante ans. En juillet 2019, il était sur les lèvres de plusieurs députés au sujet du CETA, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, qualifié maintes fois de « traité écocide ». Le mois suivant, le président Emmanuel Macron l’employait pour dénoncer la déforestation et les incendies qui ravageaient alors l’Amazonie. Si le terme se fait une place dans le discours des responsables politiques, il peine à s’imposer juridiquement. 

Sur la question de l’environnement, le droit est manifestement mal équipé. Pire : il est dépassé. Depuis la conférence des Nations unies, en 1972, à Stockholm, où il a été déclaré que « l’homme a le devoir de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures », pas moins de 350 traités multilatéraux et 1 000 traités bilatéraux en matière d’environnement ont vu le jour. Mais en droit international, la souveraineté des États reste le principe. N’engageant que les pays qui ont accepté de les signer, les conventions n’ont bien souvent pas de valeur juridiquement contraignante. L’accord de Paris sur le climat en décembre 2015, qui ne prévoit aucune sanction en cas de non-respect, en est le triste exemple. 

De son côté, la Cour pénale internationale (CPI), créée le 1er juillet 2002 pour juger les auteurs de génocides, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de crimes d’agression, a une compétence limitée vis-à-vis des « écocidaires ». Son autorité ne s’impose qu’aux ressortissants des 123 États (sur les 193 membres de l’ONU) ayant ratifié le statut de Rome, son traité fondateur. Par ailleurs, seules les responsabilités individuelles des personnes physiques peuvent être incriminées devant elle (et non les multinationales ou les gouvernements). Enfin, la CPI ne reconnaît pas encore comme criminelles les atteintes graves à l’environnement. Pas même lorsqu’il y a des impacts sanitaires massifs ou des morts. Pour elle, les atteintes délibérées à la nature viennent seulement appuyer des condamnations pour crimes de guerre (art. 8, 2, b, iv) ou – depuis 2016 – crimes contre l’humanité. Elles ne constituent pas à elles seules un écocide. Le terme n’est d’ailleurs pas utilisé par la juridiction internationale. En 2016, il avait été annoncé par la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, qu’un point d’honneur serait mis « sur la poursuite en justice des auteurs de crimes […] ayant pour objectif ou pour conséquence, entre autres, la destruction de l’environnement […] ». À ce jour, rien n’a encore été fait. Pour autant, le concept d’écocide n’est pas l’obsession d’une poignée de militants écolos et de juristes spécialisés : une dizaine d’États l’ont déjà inscrit dans leur législation nationale. C’est le cas de la Russie et de beaucoup de ses anciens satellites – comme le Kazakhstan, l’Ukraine, la Géorgie ou le Tadjikistan. Victime de l’épandage sur ses forêts du terrible agent orange au cours de l’opération américaine « Ranch Hand », le Vietnam fut pionnier en la matière en définissant en 1990 l’écocide dans son code pénal comme « un crime contre l’humanité commis par destruction de l’environnement naturel, en temps de paix comme en temps de guerre ». En France, comme dans de nombreux pays occidentaux, la notion peine à se frayer un chemin. En droit, la nature n’est généralement protégée que lorsque le dommage causé affecte directement les êtres humains. La reconnaissance de l’existence du préjudice écologique par la chambre criminelle de la Cour de cassation au terme du procès « Erika », le 25 septembre 2012, puis de son inscription dans le Code civil en 2016, laissait pourtant espérer qu’une brèche s’ouvre en droit français. Mais au printemps dernier, ces attentes ont été douchées par le refus du Sénat d’inscrire dans notre Code pénal l’incrimination d’écocide, au motif que « la France ne peut s’ériger en gendarme du monde ». 

Être à la hauteur de la dégradation écologique 

L’écocide a donc une reconnaissance nulle en droit international, et au mieux anecdotique dans certaines législations nationales. Face à ce triste constat, la juriste Valérie Cabanes, porte-parole du mouvement citoyen « End Ecocide on Earth » (« Arrêtons l’écocide planétaire »), considère que reconnaître juridiquement l’écocide est devenu un impératif moral. « Le droit des entreprises et les règles du commerce mondial sont en train de primer sur les droits de l’homme et ceux de la nature. Il est temps de redéfinir la hiérarchie des normes », estime-t-elle. Et elle n’est pas la seule à le penser : depuis des années, de nombreux juristes militent pour amender le statut de Rome afin de créer un cinquième crime international contre la paix, le « crime d’écocide ». L’anglaise Polly Higgins préconise de pouvoir le reconnaître en temps de guerre comme en temps de paix et propose de l’ériger comme un crime de responsabilité supérieure : c’est-à-dire qu’une personne, une entreprise, une organisation ou toute autre entité légale puisse être tenue responsable. Ainsi, pourraient être poursuivies les multinationales chimiques ou nucléaires en cas d’incidents écologiques et les mafias qui font du trafic des espèces sauvages et du bois une nouvelle source de revenus. Sur la question de l’élément intentionnel, indispensable pour caractériser une infraction en droit pénal, deux visions s’opposent. La première, défendue par le professeur de droit Laurent Neyret, directeur de l’ouvrage collectif Des Écocrimes à l’écocide (Bruylant, 2015), voudrait cantonner le terme d’écocide aux crimes intentionnels – exit les cas de maladresse ou de négligence. Selon cette approche, l’explosion de la plateforme pétrolière « Deepwater » dans le golfe du Mexique en 2010, à l’origine de l’une des pires marées noires de l’histoire des États-Unis, ne serait pas considérée comme un écocide. Face à lui, la vision de Valérie Cabanes, plus radicale, plaide pour que le pollueur réponde des dommages qu’il a occasionnés en connaissance des risques sans avoir besoin de prouver une quelconque intention de nuire. Enfin, étant donné la gravité et l’impact global que peut avoir un écocide, tous s’accordent pour que le juge en la matière ait compétence universelle. Il pourrait ainsi entamer des poursuites judiciaires contre son auteur tout en s’affranchissant du poids des souverainetés nationales : peu importe l’endroit où l’écocide a été commis, la nationalité de l’auteur ou des victimes. 


Avions militaires américains épandant l'agent orange sur les forêts du Vietnam pendant l'opération Ranch Hand.

« Mieux vaut prévenir que guérir » 

Reconnaître le crime d’écocide au niveau international, permettrait aussi d’ouvrir la voie à une justice préventive. Pour protéger la nature, certains voudraient que la CPI s’appuie sur la théorie des limites planétaires. Évoquée pour la première fois en 2011 par l’ancien secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, l’idée est de déterminer scientifiquement un ensemble de bornes à ne pas dépasser pour protéger la planète face aux appétits économiques meurtriers. Une théorie qui s’appuie sur l’adoption du principe de précaution dans l’usage des technologies que nous inventons et dans la manière dont nous prélevons les ressources terrestres. Ainsi, tout projet de site nucléaire, de forage, d’extraction de combustibles fossiles, d’action de déforestation ou d’agriculture intensive pourrait être stoppé s’il dépassait ces limites. Pour d’autres, comme le mouvement Earth Law, il convient d’ériger la nature en sujet de droit. En effet, pas de crime sans victime. Encore faut-il qu’elle puisse être identifiée. Or, en droit français, les éléments qui composent nos écosystèmes font soit partie des res nullius, des choses sans maître appropriables par tous, soit des res communes, des choses qui appartiennent à tous mais ne sont pas appropriables. Dans un cas comme dans l’autre, elles n’ont pas de droits. En ce sens, l’Équateur a su se montrer novateur en reconnaissant dans l’article 10 de sa Constitution des droits à la nature. Des procès presque surréalistes ont eu lieu, où la nature portait plainte contre les pratiques nuisibles des sociétés de palmiers à huile. À l’autre bout du monde, la Nouvelle-Zélande, qui avait déjà en 1999 étendu le statut d’« être humain » aux grands singes, a reconnu en 2012 des droits à la rivière Whanganui, en tant qu’entité vivante, avec des droits et des intérêts à défendre, et un « propriétaire » désigné : son propre lit. 

Les limites de l’approche judiciaire

En attendant d’avoir une CPI entreprenante et créative sur la question de l’écocide, des associations de défense de l’environnement se tournent vers les tribunaux nationaux, sur d’autres fondements. Comme en 2015, où à défaut de la reconnaissance de l’écocide, l’ONG Urgenda a porté plainte contre le gouvernement néerlandais s’appuyant sur la Convention européenne des droits de l’homme. Le motif ? Considérant que le changement climatique entraîne fonte des glaces, inondations, vagues de chaleur ou de froid, destruction de la biodiversité, etc. – autant de facteurs qui mettent en péril les conditions de vie de nombreux individus –, l’ONG a demandé à la justice de qualifier un réchauffement climatique de plus de 2 °C de « violation des droits humains ». Rendue le 24 juin 2015, la décision qualifiée d’historique par les plus grands experts – confirmée par la Cour d’appel de La Haye – a donné raison à la plainte d’Urgenda et ordonné à l’État néerlandais de revoir à la hausse ses objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, en passant d’une réduction de 20 % à l’horizon 2020 à 25 %. Une première – quoique les Pays-Bas aient de nouveau interjeté appel. Verdict : fin décembre 2019. Mais ces initiatives nationales ou citoyennes qui visent à mettre les États en face de leurs responsabilités ne font pas encore le poids face au pouvoir de certaines multinationales. Ainsi, en septembre 2018, Chevron a obtenu d’un tribunal arbitral de La Haye l’annulation d’un jugement de la justice équatorienne, qui condamnait la compagnie pétrolière américaine à payer 9,5 milliards de dollars de dédommagement pour avoir détruit la forêt amazonienne durant trente ans. Comme le souligne l’avocate Maud Saliève dans une tribune sur le site Justiceinfo : « Le message envoyé par cette décision est clair : les intérêts individuels privés sont encore prioritaires sur l’intérêt général collectif, l’avenir de l’humanité voire celui de la planète. » Même si, ces dernières années, grâce à des juristes et citoyens engagés, une architecture pénale autour du concept d’écocide semble se dessiner peu à peu, l’approche judiciaire semble aussi révéler ses limites. La juriste Valérie Cabanes, pourtant précurseur dans le domaine, ne s’en cache d’ailleurs pas : la solution est moins à chercher dans la punition des « écocidaires » que dans le dépassement de l’anthropocentrisme. « Derrière le propos juridique, c’est notre relation au vivant qui doit être questionnée. À chacun d’entre nous, il est demandé de changer notre regard sur la nature. Pour ne plus la considérer comme une simple ressource mais comme la matrice qui nous permet en tant qu’espèce de rester en vie. »


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