La situation ressemble à une impasse. Plus de 3 milliards d’êtres humains sont « hautement vulnérables au changementclimatique », selon les termes du 6e rapport d’évaluation du Giec, dont le 3e volet publié en avril 2022 a martelé une fois de plus l’urgence d’agir.
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Mais à l’inaction des décideurs politiques et économiques se superpose l’indolence de la justice. « Selon les sources, on compte des actions contentieuses déposées dans plus de 24 pays. Un rapport du Grantham Research Institute (London School of Economics) recense plus de 1 300 actions en justice concernant le changement climatique à travers le monde entre 1990 et 2019 », note Diane Roman, professeure à l’École de droit de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, dans un récent ouvrage.
Selon un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) datant de 2016, les crimes contre l’environnement seraient même la 4e activité illégale la plus lucrative, estimée entre 91 et 258 milliards de dollars annuels. Autant de coups d’épée dans l’eau, au vu de la vitesse à laquelle celle-ci continue de monter. Symbole de cette inefficacité en France : le Conseil d’État condamnait le gouvenement en juillet 2021 et lui donnait jusqu’au 31 mars 2022 pour « prendre des mesures supplémentaires » et renforcer sa politique climatique. Arrivé à la date butoir, l’État n’a pas daigné répondre à la juridiction suprême de l’ordre administratif. En écho à ce non-événement, le 29 juin, le Haut Conseil pour le climat (HCC) publiait son rapport annuel estimant que la réponse de la France restait « insuffisante » pour tenir ses engagements climatiques.
Puisque le danger est dorénavant incontestable – les canicules ou inondations mortelles intensifiées par le réchauffement se multiplient en France –, le citoyen dépourvu d’autre levier efficace serait-il en droit de couper le chauffage lui-même ? Autrement dit, de mettre hors service les industries polluantes en invoquant la légitime défense ? L’écosabotage, qui semble doucement ressurgir ces dernières années, pourrait être tenté d’investir le terrain judiciaire. Faire, à la suite de la désobéissance civile, ce que le sociologue Albert Ogien appelle « un usage sauvage du droit » : forcer par une action illégale l’intervention du juge et espérer changer par la jurisprudence la norme de l’intérieur. Ainsi les militants d’Agir pour le climat justifient-ils la dégradation d’affiches publicitaires par de la « légitime défense climatique ». « Rien n’est délirant a priori en droit, on peut tout imaginer et tout plaider, s’amuse Diane Roman. Mais la légitime défense obéit à des critères très précis, la réponse doit être immédiate, proportionnée et faire face à un acte illégal. »
État de nécessité
De fait, un concept voisin paraît plus pertinent et a créé quelques soubresauts dans les tribunaux ces dernières années : celui d’état de nécessité. En relaxant plusieurs activistes au nom de ce principe, les juges ont alimenté de vifs débats sur l’opportunité de déroger à la loi au nom de l’urgence écologique. En vertu de l’article 122-7 du code pénal, « N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. »
Des décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron ont notamment été relaxés au nom de ce principe par le tribunal correctionnel de Lyon en septembre 2019. La brèche juridique s’est toutefois rapidement refermée : la Cour de cassation a rejeté en 2021 cet argument, estimant que l’action des activistes n’était pas une réponse adéquate ni indispensable à la lutte contre le changement climatique. Ce qui, paradoxalement, pourrait plaider pour une plus grande légitimité d’un acte d’écosabotage : l’adéquation du lien entre détruire une raffinerie et limiter le réchauffement climatique est en effet plus évident qu’avec un vol de portrait présidentiel. Les critères de « danger actuel ou imminent » et de« proportionnalité » de la défense justifiant l’état de nécessité pourraient également être aisément plaidés à partir des constats énoncés plus haut.
« Intellectuellement, ça pourrait se tenir. Mais il ne faut pas sous-estimer le conservatisme des juges. Ils sont là pour faire régner l’ordre et aucun ne prendrait le risque de donner un tel blanc-seing à l’écosabotage, au risque d’ouvrir les vannes à tous les militants », tempère Diane Roman. D’autant, rappelle la juriste dans son livre, que les droits environnementaux ont longtemps souffert de n’être que la « 3e génération » de droits humains, après une 1ère salve de droits civils et politiques issus de la Révolution française et une 2e génération de droits économiques et sociaux au XIXe siècle. Or, les droits de 2e et 3e générations seraient bien moins justiciables que les premiers, en raison de leur caractère « imprécis » et « programmatique », qui en ferait une prérogative du pouvoir législatif plutôt que du judiciaire.
Chambouler la jurisprudence
Cette réticence du juge à empiéter sur le pouvoir politique, ce « refus prétorien », ou refus de créer de nouvelles jurisprudences sur ces sujets, produit l’effet pervers de renforcer le statu quo, en l’occurrence délétère. « La déférence marquée par le Conseil constitutionnel à l’égard du pouvoir d’appréciation du législateur le conduit, depuis une vingtaine d’années, à valider des choix politiques empreints d’une logique libérale qui donne la part belle à la liberté d’entreprendre », déplore Diane Roman.
Le nœud du problème tiendrait donc à la hiérarchisation des droits. Si un écosabotage légitime est aujourd’hui intellectuellement valable mais juridiquement indéfendable, cela tient peut-être à la sacralité de la liberté d’entreprendre et d’une liberté tout court fondée sur le droit à la propriété privée. Le philosophe Pierre Crétois propose ainsi de retirer le droit de propriété des droits fondamentaux. Contestant « l’idéologie propriétaire » qui fait de la propriété un droit naturel, pilier des libertés individuelles, il invite à subordonner ce droit aux besoins humains essentiels. « Ceux qui pensent ne rien devoir aux autres et être autorisés à se considérer comme maîtres et possesseurs absolus des choses se trompent, écrit-il. Le simple fait de bénéficier de certains avantages matériels est en soi une dette, et cette dette s’exprime dans les droits que d’autres membres de la société devraient pouvoir faire valoir sur ce que l’on croit être pleinement à soi. »
Reste que la difficulté de renverser un tel paradigme, socle de la domination de l’élite dirigeante, oblitère sérieusement à court terme la possibilité de voir l’écosabotage chambouler la jurisprudence. À défaut de changer le droit de l’intérieur, les saboteurs peuvent-ils tenter de le changer par l’extérieur, autrement dit en continuant d’assumer l’illégalité de leurs actes ?
Flanc radical
Ce n’est pas impossible si l’on suit la lecture historique des luttes que fait Andreas Malm. L’essayiste et militant suédois souligne dans Comment saboter un pipeline (La fabrique, 2020) non seulement que le capitalisme fossile détruit le monde en connaissance de cause mais aussi qu’il n’a d’autre choix que de continuer sur cette voie, le temps nécessaire à l’amortissement des investissements verrouillant les infrastructures sur des dizaines d’années. « Le business as usualn’est pas un à-côté bizarre de la démocratie bourgeoise […], il est la forme matérielle du capitalisme contemporain, ni plus ni moins », martèle-t-il. Aussi est-il d’autant plus cohérent d’invoquer la légitime défense contre des acteurs qualifiés moralement de « criminels », à défaut de l’être juridiquement.
Mais surtout, Andreas Malm défend la théorie de « l’influence du flanc radical ». Nombre de luttes emblématiques de l’histoire n’auraient pas été victorieuses sans l’existence d’une frange militante adepte du sabotage et de la destruction matérielle, soutient-il. Des suffragettes britanniques qui fracassaient les vitrines des bijouteries et mettaient le feu aux boîtes aux lettres dans les années 1910, aux sabotages des centrales électriques par le mouvement de Nelson Mandela, en passant par les émeutes pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis : le flanc radical a contraint le pouvoir à négocier avec le flanc modéré. En obtenant le droit de vote des femmes, la fin de l’apartheid ou les droits civiques, les militants ont créé une nouvelle légalité. Ce qui était illégal au moment de leurs actions se trouve légitimé après coup comme étant une défense de la légalité future.
Dans cet esprit, « le sabotage est une sorte de saisie préfigurative, bien que temporaire, des biens », écrit la chercheuse R. H. Lossin, citée par Andreas Malm. « La loi n’est jamais inamovible, il ne faut pas la fétichiser. Le philosophe Claude Lefort avait beaucoup réfléchi à cette dimension dynamique de la légalité, notamment dans Le Travail de l’œuvre Machiavel. La légalité est liée à la notion de conflits sociaux et ne cesse d’évoluer. La question du périmètre de la légitimité est donc un débat sans fin », abonde Manuel Cervera-Marzal, chercheur en science politique au FNRS à l’université de Liège. Une manière de rappeler que, légaux ou non, l’écosabotage et la défense de l’habitabilité de la Terre sont des enjeux politiques avant d’être juridiques.
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