Bascules #1

Pierre Crétois : pour une copossession du monde

Illustration : Ben O'Neil

L’époque moderne, inspirée par la pensée libérale, a donné un caractère absolu à la propriété privée. Mais cette vision s’avère aujourd’hui obsolète et constitue un verrou majeur aux adaptations rendues nécessaires par les désastres écologiques, comme à l’indispensable mise en commun des ressources dont de plus en plus d’humains sont privés. Récusant cette approche qui rend possible l’appropriation du monde, le philosophe Pierre Crétois pose les bases d’une nouvelle définition de la propriété où les choses ne pourraient être que démocratiquement copossédées, et donc inappropriables à l’échelle des individus.

Au cours de la période moderne, dès le XVIIe siècle en Angleterre et le XVIIIe siècle en France, l’appropriation de la nature s’est inscrite dans le paysage à travers la mise en clôture des champs via un phénomène que l’on désigne couramment par un terme anglais : les « enclosures ». Avant cela, sous l’Ancien Régime, soumise au droit féodal, la terre était exploitée au travers soit des communaux soit de terrains individuels très parcellisés ne pouvant pas être fermés parce que des droits divers pesaient également sur eux (droit de parcours, droit de vaine pâture, droit de chasse…). L’accès aux champs n’était pas réservé seulement à ceux qui avaient le droit de les exploiter. Ceux-ci étaient le lieu de l’entrecroisement de liens sociaux puissants.

Texte issu du premier volume de Bascules - Pour sortir de l'impasse. Disponible sur notre boutique.


Nul ne pouvait donc exclure absolument autrui du terrain qu’il exploitait. Le phénomène des « enclosures », à l’inverse, a permis, par le développement de l’usage des clôtures, l’atomisation des lopins individuels. Un tel processus de reconfiguration a été rendu possible par le truchement d’une idéologie justifiant la protection de la propriété privée, conçue comme un droit naturel de se séparer des autres par des barrières que nul n’est autorisé à franchir – pas même le pouvoir politique. Dans le cadre de cette idéologie, le droit de propriété découle naturellement du travail individuel et récompense le mérite de l’être humain travailleur. Mettre en clôture un terrain, c’est alors matérialiser la séparation entre le propre et le commun. C’est retrancher une parcelle de l’ensemble plus vaste au sein duquel elle s’inscrit et avec lequel elle interagit.

Il devient pourtant de plus en plus difficile de faire la part entre le propre et le commun à mesure que s’accroît notre dépendance à l’égard de la société et de la nature du fait de la mondialisation, de l’intensification de la division du travail et de la crise environnementale. Il est donc essentiel de critiquer radicalement l’idéologie propriétaire moderne et les préjugés qu’elle charrie. C’est pourquoi nous ne pouvons ni ne devrions séparer aucune chose, aucun champ, par des frontières hermétiques. Nous avons à repenser les régimes d’appropriation exclusifs et la façon dont s’enchevêtrent sur les choses des considérations diverses, irréductibles au seul point de vue du propriétaire. Nous devons trouver une théorie plus fine de la façon dont nous pouvons organiser les connexions sociales qui voient le jour du fait de nos rapports aux choses.

« Ceux qui pensent ne rien devoir aux autres et être autorisés à se considérer comme maîtres et possesseurs absolus des choses se trompent. »

Il s’agit aussi de faire droit à une nouvelle manière de penser l’homme dans la société et dans la nature, en rupture avec le principe individualiste du droit de se séparer. « Les fruits sont à tous et la terre n’est à personne », écrivait déjà Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes publié en 1755. Il entendait affirmer par là qu’il n’existe aucune bonne raison morale d’autoriser quelqu’un à s’accaparer privativement une terre qu’il n’a pas fabriquée de ses propres mains mais qu’il a trouvée là, à l’usage de l’humanité tout entière. Quant aux fruits que cette terre fait pousser, ils doivent aussi pouvoir être mis au service de la subsistance de tous les vivants sans exception.

Pour quelle raison, l’un, en effet, aurait-il le droit d’en monopoliser l’usage alors qu’il pourrait être profitable à tous ? Cette thèse que le philosophe genevois prête à l’intervention d’un justicier réagissant à l’accaparement privatif de la terre et de ses produits, rappelle que la propriété consiste à prendre pour soi et dans son seul intérêt des ressources utiles à tous alors même que nul n’est la cause principale de leur existence. Aussi, la propriété semble être moralement entachée et le propriétaire n’a, à première vue, pas le droit de soustraire à l’usage universel du genre humain ces ressources qu’il n’a que partiellement produites et dont il prive les autres en se les accaparant privativement.

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Pourtant, si quelqu’un s’avisait de ramasser des fruits sur la parcelle d’un autre alors que ceux-ci n’auraient jamais poussé sans son intervention, on trouverait cela injuste. Il y a, en effet, dans la terre mise en valeur et dans les fruits mûris grâce aux soins du paysan quelque chose qui provient de lui et que l’on ne peut lui enlever sans injustice. A-t-on le droit de retirer à quelqu’un le résultat de ses efforts personnels, le champ qu’il a mis en valeur au prix d’un labeur acharné ? Il semble difficile de l’accepter. En première analyse, le travail individuel apparaît bien comme une justification morale indiscutable pour autoriser le propriétaire à soustraire une partie des ressources matérielles à l’usage universel du genre humain.

C’est ce que défend John Locke au chapitre v du Second Traité du gouvernement (1690), dans une approche qui résume la théorie libérale de la propriété privée. Tant que le propriétaire laisse aux autres assez de ressources pour subsister par leur propre travail, qu’il ne gâche pas les fruits de la nature et ne s’en accapare pas plus qu’il ne peut en produire par son effort personnel, nul n’a de bonne raison de se plaindre de cette situation. Le travailleur mélange à une chose qui n’est à personne le travail de ses propres mains qui lui revient alors. Dès lors, nul autre que lui n’est fondé à la revendiquer. La propriété récompense de façon absolument incontestable son effort personnel.

Pourtant, et c’est un paradoxe idéologique, la propriété peut permettre le non-travail. La grande propriété capitaliste, en effet, permet aux plus riches de vivre de leurs rentes, c’est-à-dire d’exploiter sans rien faire le travail des autres sans que cela ne conduise, dans l’opinion publique, à une remise en cause massive de l’appropriation privative. On cherche, au contraire, à expliquer que l’opulence des plus fortunés dérive, elle aussi, du travail acharné qu’ils ont pu fournir dans le passé, de l’exceptionnel esprit d’initiative dont ils ont fait preuve ou encore du fait que c’est grâce aux emplois qu’ils créent que les autres peuvent avoir du travail et gagner leur vie. Même dans ses formes inégalitaires, la propriété se trouve incontestablement justifiée par le travail et l’effort laborieux des êtres humains.

Or, la croyance selon laquelle la propriété privée dérive du seul travail de celui qui la détient est une grande illusion. Dans le processus d’appropriation, le travailleur s’accapare aussi quelque chose qui ne lui revient pas parce qu’il ne l’a pas produite car, comme nous l’avons déjà dit, tout ne découle pas de son seul et unique travail. Quelle est alors la part du travail dans les fruits récoltés par un paysan ? Quelle est la part de la chance et des opérations propres à la nature ?

Prenons deux agriculteurs, l’un qui a une terre fertile et a bénéficié d’un climat favorable ; l’autre qui a un terrain caillouteux et pauvre et qui a, en plus, subi des intempéries. Mettons que l’un et l’autre travaillent autant et avec les mêmes savoir-­faire ; l’un récoltera beaucoup, l’autre presque rien. S’il est évident que le travail est une condition sans laquelle un champ ne sera jamais mis en valeur, il est indéniable que cette condition nécessaire ne suffit pas à rendre compte de la totalité des fruits de la récolte du paysan qui bénéficie d’un bon terrain et de la chance d’avoir eu une météo clémente. Celui-ci tire, en réalité, un bénéfice entièrement personnel de ce qui est aussi une vaste rente naturelle, avec une exploitation à son seul et unique bénéfice d’un capital naturel. Nous appellerons cette rente la « part naturelle ». Le paysan fait alors siens une terre qui est à tous et des fruits dont le développement est très largement spontané. Ce qui est vrai pour le champ l’est évidemment de tout autre produit apparent du travail humain qui, nécessairement, a à son origine ou dans ses composants des éléments matériels, des matières premières, trouvés tout faits.

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Ainsi, dans l’opération d’accaparement laborieux d’un champ que l’on met en valeur, on s’approprie bien plus que le fruit de nos efforts personnels. On prend aussi ce que la nature a mis là et que l’on a eu la chance d’occuper en premier pour notre profit personnel et parfois au mépris de l’intérêt des autres, qui pourraient en avoir également besoin ou qui ont à pâtir de l’usage que l’on en fait. A-t-on ainsi le droit de mettre une clôture autour des fruits de la nature et dire qu’ils sont entièrement siens en privant le reste de l’humanité de la chance d’en profiter également ? Ne faudrait-il pas alors reconnaître que l’appropriation privative de la nature qui s’opère quand nous nous accaparons un champ et les fruits qui y poussent est, pour une part (la part qui est indépendante de notre travail) illégitime, qu’il y a, en toute chose, une part irréductiblement commune que le travail ne peut en aucune façon faire nôtre ?

Mais la part naturelle n’est pas la seule part qui ne soit pas attribuable au seul effort de l’individu. Pour mettre en valeur son champ, il a dû mobiliser des savoir-faire, des outils, des semis, des intrants qu’il n’a pas inventés mais que la société lui a livrés tous faits (parfois à prix d’or) comme un moyen de faire fructifier son travail. Évidemment, contrairement aux savoir-faire qui lui sont donnés presque gratuitement par l’éducation et la transmission intergénérationnelle, il a dû acheter les graines et les outils. Il n’en reste pas moins que, dans un cas comme dans l’autre, il n’a rien pu faire seul. Il doit à la coopération sociale sa capacité à exploiter son champ comme il le fait. Mieux encore, pour acheter des outils et tout ce qu’il lui faut pour vivre et qu’il ne produit pas, il doit sans cesse collaborer avec tout le reste de la société qui acquiert sa production et lui permet, en échange, de bénéficier d’une série d’avantages qu’il ne saurait se fournir seul. Il profite alors d’une rente sociale car il bénéficie en permanence d’un cadre interactionnel qui lui permet de dégager de son travail une valeur bien plus grande qu’il n’aurait pu produire s’il était resté isolé. Le paysan n’est pas le chasseur-cueilleur solitaire des robinsonnades inventées par les économistes classiques, il bénéficie sans cesse de toute une richesse qui lui est léguée par la société.

« Il y a une part commune irréductiblement sociale, c’est la part du travail qui n’aurait pu voir le jour sans la coopération permanente du travailleur isolé avec la société tout entière. »

Cette rente par laquelle la société permet au travail individuel d’avoir de la valeur, nous l’appellerons la « part sociale ». Si le paysan rend à la société ce qu’elle lui a donné et parfois plus par ce qu’il lui donne en retour à travers son effort personnel, cela n’empêche pas qu’il ne récolte jamais les fruits de son seul et unique travail parce que, dans ces produits du labeur, il y a une part commune irréductiblement sociale, c’est la part du travail qui n’aurait pu voir le jour sans la coopération permanente du travailleur isolé avec la société tout entière. Ainsi, ceux qui pensent ne rien devoir aux autres et être autorisés à se considérer comme maîtres et possesseurs absolus des choses se trompent. Le simple fait de bénéficier de certains avantages matériels est en soi une dette, et cette dette s’exprime dans les droits que d’autres membres de la société devraient pouvoir faire valoir sur ce que l’on croit être pleinement à soi.

Il y a, enfin, une troisième rente dont sont comptables les propriétaires, c’est une rente politique, que nous appellerons la « part politique ». En effet, le fait d’avoir un droit garanti contre les spoliations suppose que les autres soient dans l’obligation de ne pas y porter atteinte. Le propriétaire des choses dépend donc du bon vouloir des autres pour l’être. Il a un pouvoir sur les autres : celui de les exclure, s’il le veut, de son lopin par des panneaux (« propriété privée », « défense d’entrer »), des clôtures infranchissables ou le recours à la police et à la justice si nécessaire. Ce pouvoir que le propriétaire détient d’exclure les autres ne vient pas de nulle part, il présuppose l’existence de tout un système politique collectivement organisé pour protéger ce qui est à lui.

« Une telle thèse implique naturellement que les choses soient considérées comme démocratiquement copossédées et, par conséquent, individuellement inappropriables. »

Pour le dire autrement, les propriétaires ne seraient pas propriétaires sans l’accord tacite de toute la société et sans les institutions collectives permettant de faire respecter le droit de propriété. Cet accord, des philosophes classiques, comme Rousseau, l’ont appelé un « contrat social ». C’est pourquoi, dans cette approche, le droit de propriété est fondé non pas sur la nature mais sur un contrat social et celui-ci doit pouvoir définir à quelles conditions, démocratiquement discutées, le droit de propriété mérite d’être universellement respecté. De ce fait, les propriétaires jouissent d’une rente politique qui les favorise, puisqu’elle garantit leur droit de propriété. Ceci implique qu’en retour ils reconnaissent, au nom du contrat social, le fait que la société puisse définir leurs droits.


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Ainsi, la propriété n’est pas le droit absolu que l’on se figure souvent, car tout ne revient pas, en elle, au seul effort du propriétaire isolé, mais y sont mêlées trois parts irréductibles au propre : la part naturelle, la part sociale et la part politique. Si l’on considère la propriété comme un avantage qui dépend de ce que la nature produit d’elle-même, de la coopération sociale et d’institutions politiques, que penser de ceux qui érigent des clôtures autour de leurs possessions, comme s’ils avaient le droit de les séparer du monde pour en profiter de façon absolue ? Nous ne pouvons que récuser une telle captation unilatérale de ressources dont une part est fondamentalement commune. Aussi, sur les choses appropriées doivent également pouvoir être reconnues des considérations naturelles, sociales et politiques dont la légitimité tient aux conditions d’existence du phénomène même de la propriété. Une telle vision bat en brèche l’image du self-made man pouvant devenir maître et possesseur de la nature par sa seule activité individuelle et ayant le droit de s’emparer, en vertu de son seul et unique travail isolé, de pans entiers des ressources naturelles sans avoir de compte à rendre ni aux autres, ni à la nature elle-même.

Précisons un peu ce point. Si, sur les choses, d’autres parts que celles du seul propriétaire doivent pouvoir être reconnues, cela implique que nul ne peut prétendre avoir tous les droits sur ce qui lui appartient : il peut seulement avoir des droits précis, compatibles avec les droits revendicables par les autres. Cela a des implications importantes : la propriété n’est, en réalité, pas d’abord un droit que l’être humain exerce sur les choses, mais c’est un droit qu’il exerce sur les autres, c’est une façon de réguler les relations sociales qui se déploient par et à travers les choses matérielles. Formuler une telle idée implique de dépasser ce que l’on appelle traditionnellement les « droits d’usage ». En effet, on a pu critiquer la propriété privée au nom du fait que l’appropriation privative des choses n’est pas légitime, mais qu’il ne devrait exister que des droits d’usage.

Pourtant, cette approche, riche et prometteuse, ne suffit pas, pour deux raisons. La première est que les droits que nous pouvons avoir sur les choses ne se réduisent pas nécessairement à des usages mais peuvent également être des droits d’exploiter, de vendre, de gérer les accès… Les droits possibles sur les choses sont bien plus vastes que ce à quoi renvoie la notion d’usage qui, donc, est vague et réductrice. En outre, la notion d’usage fait référence à un droit sur les choses alors que les droits dont nous traitons sont d’abord pensés comme des droits réciproques portant sur les autres, des droits que l’on a sur les autres relativement aux opérations que l’on peut, ou non, faire sur les choses. Dans ce cadre, un droit sur une chose est toujours un droit sur d’autres que soi. C’est pourquoi les droits de propriété au sens où je propose de les redéfinir doivent d’abord être pensés comme des relations sociales.

« Les droits qui portent sur les choses sont, en réalité, d’abord des droits qui pèsent sur les autres. »

Ainsi, le droit que j’ai de planter du blé sur mon champ n’est pas seulement un droit que j’exerce sur lui, c’est aussi un droit que j’exerce sur et contre les autres : ceux à qui je vends ma récolte, mon voisinage, ceux qui veulent bénéficier du paysage ou simplement profiter d’une eau potable et d’un air non pollué. Mettons que mon champ soit au-dessus d’une nappe phréatique alimentant en eau potable les maisons environnantes, ai-je toujours le droit d’y mettre des intrants chimiques et des pesticides affectant la santé des autres ? Le droit que j’exerce d’administrer les accès à mon champ par les clôtures que j’y mets est un droit qui pèse sur sur les promeneurs, les riverains. Mettons que mon champ contienne des vestiges historiques de grande importance, ai-je le droit d’en exclure les visiteurs ?

Imaginons que mon champ soit le seul accès pour permettre à des enfants d’aller à l’école, ai-je le droit de les empêcher de le traverser ? Ai-je le droit de choisir que seuls les enfants blancs auront le droit de le traverser et non les enfants noirs ? Nous voyons bien ici comment les droits qui portent sur les choses sont, en réalité, d’abord des droits qui pèsent sur les autres et qui doivent pouvoir être articulés avec les revendications légitimes de ceux-ci. Aussi, au lieu de partir du propre pour penser le commun, il faudrait faire l’inverse. Il s’agirait de partir du commun, non pour nier le propre, mais pour en définir l’extension et les limites équitables.

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Une telle thèse implique naturellement que les choses soient considérées comme démocratiquement copossédées et, par conséquent, individuellement inappropriables. Évidemment, admettre cela est coûteux pour les propriétaires que nous sommes tous parce que cela implique la réduction drastique de notre prétention à contrôler individuellement les choses qui nous appartiennent. Il est clair que nombre d’entre nous renâclerons à admettre ce point de vue, qui attaque à la racine l’idéologie propriétaire au sein de laquelle toute la modernité s’est constituée. Mais il faut bien admettre que plus notre dépendance à la société et à la nature augmente, plus nous devrons reconnaître que faire le départ entre le propre et le commun est difficile et moralement problématique. Ainsi, nous ne pouvons pas, sans injustice, nous prétendre pleins propriétaires des choses. Nous ne sommes pas maîtres et possesseurs des choses mais, à tout le moins, nous avons, sur elles, des droits qui doivent être compatibles avec les droits des autres.

Non seulement les droits de propriété sont des droits qui s’exercent sur les autres et qui nous relient à eux, mais ils s’exercent également sur la nature et nous relient à elle. Loin du modèle des clôtures qui laisse penser qu’il est à la fois possible et légitime de se séparer de la nature, le modèle que nous invite à considérer l’intensification de notre dépendance à la nature, rappelée de façon criante par la crise écologique, est un modèle au sein duquel il est impossible de séparer un champ de l’écosystème auquel il appartient. Les clôtures doivent être interprétées alors comme les apparences illusoires d’une société individualiste en voie d’effondrement.

« Retrancher un terrain de son environnement n’est ni possible ni souhaitable : ce terrain est toujours pris dans son milieu et a une incidence sur lui. »

En réalité, retrancher un terrain de son environnement n’est ni possible ni souhaitable : ce terrain est toujours pris dans son milieu et a une incidence sur lui. Ce champ est aussi le lieu où se reproduisent des espèces animales, à côté duquel des êtres humains se promènent ou installent leur domicile. L’usage du champ ne regarde pas seulement le propriétaire, car quand il ajoute des intrants dans ses sols, ceux-là ne s’arrêtent pas aux bornes de son champ. La façon dont il cultive a un retentissement sur l’eau consommée, sur l’air respiré, sur la nourriture ingérée par d’autres. L’usage des choses peut être bénéfique ou coûteux sur le plan social ; il contribue à l’enrichissement ou à l’appauvrissement, à la mise en valeur ou à la destruction d’un monde commun auquel elles appartiennent.

Ainsi les choses appartiennent à des lieux communs à l’égard desquels le rôle des droits de propriété est d’organiser les rapports sociaux dans le but de pérenniser la vie humaine et celle de la nature, entendue comme le lieu qui comprend tous les milieux de vie. La propriété du champ est alors plus quelque chose qui me relie au reste de la nature que quelque chose qui m’en sépare. Les droits que j’exerce sur mon terrain sont alors autant de relations et de responsabilités vis-à-vis de la nature et de la société tout entière, dans lesquelles ce champ s’inscrit et déploie ses dimensions. Rappeler ainsi le caractère écosystémique des droits de propriété et les reprendre dans toute leur relativité est certainement autant une nécessité vitale qu’une obligation morale des temps qui viennent. Conceptualiser ainsi la propriété au sein d’un monde fondamentalement copossédé doit nous inviter à la repenser non comme un droit isolationniste mais comme un ensemble de relations qui interdisent à quiconque de dire qu’il peut faire ce qu’il veut avec ce qu’il a, car nul n’est propriétaire absolu des choses. Dans un monde de relations, on n’a que des droits relatifs et réciproques sur des choses qui, en dernière instance, sont, par principe et par équité, à toutes et tous.

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