Droit à la plage ! À première vue, voilà une revendication consensuelle. Au moins une réclamation qui paraît d’emblée légitime. Après tout, la plage n’est-elle pas précisément cet espace libre, ouvert, disponible, en principe offert à toutes et à tous, sans distinction ni restriction ? Pour quelle raison – de quel droit ! – serait-elle réservée à une partie seulement d’entre nous ? N’est-elle pas quelque chose comme un « bien commun », qu’il faudrait défendre contre toutes les limitations, a fortiori contre toute discrimination, y compris celles qui découlent des inégalités d’accès aux rivages ?
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Réaffirmer ce statut n’est-il pas urgent, à l’heure où des formes plus ou moins insidieuses de privatisation ou de commercialisation des plages engendrent des effets d’exclusion tout en contribuant à la marchandisation des espaces naturels ? Autant de questions auxquelles on aimerait répondre sans réserve par l’affirmative. Prendre au sérieux la force avec laquelle la question écologique percute la question sociale oblige pourtant à y réfléchir à deux fois.
Un mouvement d’enclosure des rivages
Le fait est que les plages ne sont pas ces espaces absolument libres et ouverts, voire égalitaires, que l’on se plaît à représenter. Elles sont l’objet de conflits d’appropriation et de rivalités d’usage qui tournent parfois au litige politico-judiciaire, si ce n’est à la bataille rangée. Bien que méconnues, des mobilisations sociales ont régulièrement lieu à travers le monde en vue de garantir l’accès public aux plages. Du Pérou à l’Australie, de la Caroline du Nord à l’Afrique du Sud, en passant par le Brésil ou la Grèce, les luttes d’appropriation des plages ont essaimé au cours des deux dernières décennies. À Beyrouth (Liban), en juin 2015, une campagne contre un projet immobilier privatisant l’accès à Ramlet al-Baida, la dernière plage publique de la capitale libanaise, fut lancée par une coalition associative ; plusieurs recours en justice et actions de protestation contre le chantier n’empêcheront pas l’ouverture d’un palace au bord de l’eau trois ans plus tard.
À Saïdia (Maroc), en janvier 2017, un sit-in sur le sable fut organisé par une association pour dénoncer la construction en dur, contraire à la loi marocaine de 2015 relative à la protection du littoral, de bars et restaurants de plage ; les manifestations, pétitions et plaintes n’ont pas mis fin aux travaux. À Kingston (Jamaïque), en août 2018, une controverse a éclaté à propos de la rénovation de la plage populaire de Puerto Seco, emblématique d’un développement touristique excluant les travailleurs jamaïcains des loisirs balnéaires et creusant les inégalités sociales et ethno-raciales. À Brétignolles-sur-Mer, en 2019, une manifestation contre la construction d’un port de plaisance sur une plage vendéenne a débouché sur l’installation d’un campement militant pour occuper les lieux et protéger la dune. Démantelée six mois plus tard, cette « zone à défendre » (la ZAD de la Dune) aura néanmoins contribué à repousser ce « grand projet inutile », finalement abandonné en 2021.
« Les plages ne sont pas ces espaces absolument libres et ouverts, voire égalitaires, que l’on se plaît à représenter. »
On pourrait multiplier les exemples. Les configurations sont certes variables mais, d’une manière ou d’une autre, ce sont toujours les conditions sociales d’accès au rivage qui sont en cause. Autrement dit, l’écart entre le principe du libre accès à un espace public supposé ouvert et la réalité des barrières matérielles et symboliques qui entravent ce principe. Or la tension s’accentue sous l’effet d’une double pression. D’une part, un afflux démographique croissant vers les littoraux, dont tout indique qu’il est amené à s’intensifier. D’autre part, une érosion côtière dont l’aggravation, dans le contexte du réchauffement climatique, provoque le rétrécissement, sinon la disparition des plages de sable.
La raréfaction physique de ces espaces, constitués en « ressources » de plus en plus convoitées, ne fait qu’exacerber la concurrence sociale pour les occuper, les exploiter, voire les posséder. Au regard de la tendance croissante à l’accaparement privatif et plus encore marchand des espaces naturels, à des fins résidentielles ou commerciales, on peut avancer l’idée que se déploie, ouvertement ou subrepticement, un mouvement d’enclosure des rivages, en référence au processus historique qui a redistribué et même redéfini la propriété à l’époque moderne. La construction d’hôtels massifs et souvent luxueux – « vue sur mer et pieds dans l’eau » –, réservant de fait des portions du rivage à une clientèle aisée voire fortunée, n’en est que la manifestation la plus spectaculaire.
« Droit à la plage »
Dans ces conditions, la revendication d’un « droit à la plage » semble pleinement légitime. Mais que faut-il entendre par là ? Une mise au point s’impose, car l’expression peut s’entendre en des sens inégalement exigeants, voire incompatibles. Généralement, ce droit à la plage se résume à la possibilité d’accéder au rivage. Il en va tout autrement si on le conçoit par dérivation ou analogie avec le « droit à la ville » tel qu’élaboré par Henri Lefebvre, précisément en réaction à l’idée d’un droit (d’un « pseudo-droit ») à la « nature ».
Pour lui, le « droit à la ville » ne se réduisait nullement à un « droit de visite » accordé aux classes dominées pour qu’elles puissent pénétrer dans des espaces « colonisés » par les classes dominantes. Il s’agissait plus radicalement d’interroger les conditions de possibilité et d’exercice d’un pouvoir d’appropriation collective de l’espace habité. Autrement dit, ce mot d’ordre ne réclamait pas seulement une place refusée, mais contestait l’accaparement capitaliste de l’urbain comme de la campagne ou de la « pure nature », devenue « le ghetto des loisirs » où les populations se pressent, quittant « l’espace de la consommation » pour la « consommation de l’espace ». En comparaison, le sens courant – celui visant un simple droit d’accès – est minimal. Il n’est cependant pas négligeable. Il n’est en effet pas garanti, y compris en l’absence de toute barrière physique empêchant ou limitant visiblement l’accès.
« On peut avancer l’idée que se déploie, ouvertement ou subrepticement, un mouvement d’enclosure des rivages. »
Prenons le cas californien, emblématique dans la mesure où les plages y occupent notoirement une place primordiale tant matériellement (le Golden State est un État littoral par excellence) que symboliquement (la production culturelle faisant volontiers de la plage l’image condensée de tout un mode de vie). Une étude quantitative sur les entraves à l’accès public aux rivages offre une mise au point sur les inégalités de fréquentation des plages californiennes. Les données recueillies montrent la persistance de divisions sociales attendues, en fonction du lieu de résidence, de la taille du ménage ou de l’âge. Les personnes interrogées mettent en avant plusieurs raisons de la difficulté d’accès aux plages : insuffisances des transports publics, coût du stationnement automobile à proximité, manque d’hébergement abordable sur place.
Plus intéressant : les données récoltées mettent en lumière l’éviction partielle des classes populaires « non blanches » au profit des classes moyennes et supérieures « blanches ». Les personnes déclarant appartenir à la tranche de revenus la plus faible (inférieure à 20 000 dollars par an) sont ainsi celles qui déclarent le plus que l’accès aux rivages est un sujet « très important » ; inversement, ce sont celles qui y vont le moins. Donnant du grain à moudre à une perspective critique des « injustices environnementales », l’étude montre à la fois un accès inégal aux espaces naturels et une segmentation socio-spatiale faite d’inégale exposition aux nuisances et pollutions. Si bien qu’en définitive, comme le suggère son titre, elle plaide pour un accès ouvert au plus grand nombre.
Pourtant, un troublant angle mort demeure. Alors même que cette étude a été effectuée dans le cadre d’un institut universitaire dédié à l’écologie (Institute of the Environment and Sustainability) et que la Californie est l’une des aires où le problème de l’élévation du niveau marin est le plus documenté, les contraintes environnementales sont ignorées. Les recommandations proposant d’augmenter les voies d’accès aux plages ne sont pas rapportées à l’érosion côtière et aux conditions de viabilité de l’écosystème littoral. Implicitement tenue pour anhistorique, la représentation de la plage comme « bien commun », « ressource récréative » à « démocratiser », espace public destiné aux loisirs n’est pas interrogée. La question des rapports socialement différenciés à la plage n’est pas soulevée ; pas plus que la mise en ordre des discours et pratiques sur la plage. De même, le problème des dynamiques et facteurs anthropiques affectant la morphologie des plages, leur matérialité, leur existence même, et par là le bien-fondé de leur occupation, sinon de leur exploitation, reste largement impensé.
La double « nature » de la plage
Réduire la plage à un espace disponible, un terrain de loisir destiné à accueillir des usagers, c’est risquer de passer à côté de la double « nature » de la plage, à la fois invention sociale et milieu vivant. Une double nature qui rend insuffisante, voire anachronique, une défense de la plage comme « bien commun » contre un mouvement d’enclosure du littoral, quand bien même celui-ci est effectivement observable. Que la privatisation de droit ou de fait de la plage par une minorité soit indéfendable ne fait guère de doute. Il n’empêche que la concentration des populations sur les côtes (littoralisation) – et en particulier, la massification de l’accès aux plages – pose problème sur le plan écologique. Le défi est de taille : ne pas esquiver ce problème, sans tomber pour autant dans la complainte bourgeoise de l’« encombrement ». Dans cette perspective, mettre au jour un double impensé s’impose. D’une part, la négligence des conditions physiques de reproduction des plages en tant que milieux vivants.
« La massification de l’accès aux plages pose problème sur le plan écologique. »
Les conflits sociaux dont certaines plages sont l’objet ne se déroulent pas toutes choses environnementales égales par ailleurs. L’ampleur de la pression anthropique sur les écosystèmes littoraux est désormais une donnée incontournable. Le débat scientifique à l’échelle mondiale ne tourne plus seulement autour du recul du trait de côte, mais autour de l’hypothèse d’un évanouissement des estrans sableux. La Californie n’échappe pas à la règle. En 2007, une étude qui montrait une compression côtière préoccupante, même dans les projections les plus optimistes, et appelait à un changement de politique en la matière ne cessait pas pour autant de faire du « droit à la plage », entendu comme droit d’accès, une « valeur centrale en Californie » . Quinze ans plus tard, la tension saute aux yeux. Des modélisations récentes projettent qu’en l’absence de mesures appropriées, une élévation du niveau marin comprise entre 0,5 et 3 mètres provoquerait l’érosion complète de 25 % à 70 % des plages californiennes d’ici 2100. Au point que les agences de protection et d’aménagement du littoral mettent en avant un principe de déprise, de repli stratégique, de retrait organisé (managed retreat) – non sans controverses.
D’autre part, l’amnésie de l’origine socio-historique du « désir du rivage » retracée par Alain Corbin. Cette amnésie appelle en retour une anamnèse, qui suppose l’exhumation de la genèse des dispositions balnéaires, l’étude des normes dominantes régissant les rapports sociaux légitimes à la plage. On sait que l’« invention de la plage », au sens de sa conversion en un lieu de sociabilité balnéaire, résulte d’un processus élitaire amorcé en Europe au tournant du XIXe siècle. Dès lors, faire le constat des inégalités sociales d’accès à la plage est une chose, mais ne saurait faire perdre de vue l’universalisation-massification des usages aristocratiques puis bourgeois de la plage, telle qu’elle se traduit aujourd’hui dans des goûts et pratiques « populaires » ordinaires.
« La question des inégalités est toujours aussi pressante, mais elle bascule de l’accès au retrait. »
Étudier les classes sociales à la plage, c’est par conséquent se demander qui a posé ce « cadre naturel » ; qui a imposé les principes de vision et de division des rivages, rompant la continuité écologique dans laquelle ils s’insèrent, découpant et singularisant les plages, les rendant visibles et désirables, disponibles et accessibles ; comment la constitution de cet « espace naturel » en « ressource » exploitable et consommable produit dans un même geste des inégalités sociales et des dégradations environnementales potentiellement irréversibles.
Nous commençons aujourd’hui à regarder différemment les forêts ou les montagnes. Les dégâts environnementaux provoqués par la colonisation des massifs montagneux par l’industrie des sports d’hiver sont de plus en plus perçus comme insoutenables – de sorte qu’une formulation du problème en termes d’inégalités d’accès tourne court. La question des inégalités est toujours aussi pressante, mais elle bascule de l’accès au retrait.
La plage se prête à une conversion du regard du même ordre. Volontiers considérée comme une « nature morte », un décor immuable, une toile de fond inerte, une étendue minérale à disposition des usages humains, elle connaît aujourd’hui les prémices d’un renversement de perspective dont l’ampleur n’est pas sans rappeler le retournement par lequel les rivages maritimes ont cessé, au tournant du XIXe siècle, d’être perçus comme des lieux de répulsion pour devenir des espaces désirés. La plage comme zone à défendre, y compris contre des habitudes que nous avons incorporées depuis si longtemps qu’elles nous semblent aller de soi. « Désinventer », « ré-ensauvager » la plage : c’est là une condition pour que ne disparaisse pas tout à fait la « part sauvage du monde du monde ». •
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