Au cœur de Delhi, la capitale indienne et l’une des villes les plus polluées au monde, un entrepreneur a ouvert un complexe de bureaux dont l’argument commercial tient à la qualité de son air. Les relevés des polluants présents dans les locaux, qui ont hébergé des salariés d’Amazon, de Microsoft ou de Shell, s’affichent sur le web. On y apprend que leur présence dans l’air est jusqu’à 26 fois moins importante que dans les rues suffocantes de la mégalopole, grâce à des filtres et à des plantes que le patron du lieu décrit dans une conférence TED visionnée près de quatre millions de fois. « Pollution free office building » (« bureaux garantis sans polluants »), « breathe fresh, work smart » (« respirez bien, travaillez mieux »)... Les slogans de l’immeuble de 4 600 m semblent tirés d’un canular ou d’une dystopie. Ils disent toute l’absurdité d’un monde où respirer un air sain pourrait un jour devenir un luxe.
Pour l’heure, la pollution atmosphérique est encore un phénomène total qu’il est vain d’espérer fuir : neuf personnes sur dix respirent un air contenant des niveaux élevés de polluants, d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Composée de gaz et de particules, fruit de la société industrielle (transports, agriculture, combustions liées aux industries ou au chauffage, etc.), la pollution causerait chaque année sept millions de morts prématurées dans le monde, toujours selon les chiffres de l’organisation internationale. La plupart des pays sont concernés, mais 90 % des décès toucheraient des États à revenu faible ou intermédiaire, notamment en Asie et en Afrique.
Particules fines (PM) qui pénètrent au plus profond de notre corps, dioxyde d’azote (NO2), dioxyde de soufre (SO2), ozone (O3)... La pollution frappe l’organisme partout où elle peut : les poumons, où elle alimente cancers et maladies telles que l’asthme ou la bronchopneumopathie chronique ; le cœur, augmentant le risque de cardiopathies ou d’infarctus ; le cerveau, où elle prépare le terrain aux AVC et aux maladies neurodégénératives. En agressant les organes, la pollution de l’air favorise aussi des infections comme le Covid-19. En novembre 2020, une étude de la revue Cardiovascular Research estimait qu’environ 15 % des décès liés à la pandémie dans le monde pourraient avoir été occasionnés par une exposition de longue date à un air vicié.
Des populations sacrifiées
La dangerosité de la pollution atmosphérique est connue depuis plus d’un siècle. En décembre 1930, un nuage toxique industriel tuait une soixantaine de personnes dans la Meuse. En 1952, le « smog » londonien faisait 4 000 victimes. En France, il faut pourtant attendre 1958 pour que, sous la pression de scientifiques, l’État crée l’Association pour la prévention de la pollution atmosphérique (Appa), premier organe de mesure des émissions. Les pouvoirs publics n’en restent pas moins ambivalents. « Les préoccupations sanitaires qui ont suscité la création de l’Appa sont pratiquement absentes de la loi sur l’air de 1961, pourtant promulguée par le ministère en charge de la Santé », rappellent la chercheuse Isabelle Roussel et l’expert Jacques Jeanblanc. Par la suite, « la multiplicité des textes et l’absence de volonté politique ont rendu cette loi peu appliquée et de nombreuses dérogations ont été accordées en dépit d’un appareil de sanctions possibles ».
À partir des années 1980, les pouvoirs publics ne peuvent plus ignorer les pics de pollution liés à la circulation automobile qui se multiplient dans les métropoles. En 1983, à la demande du gouvernement, le professeur de médecine André Roussel planche sur « l’impact médical des pollutions d’origine automobile ». Son rapport ne recommande rien de moins qu’un moratoire sur les diesels. Mais cette fois encore, il ne sera pas écouté : ces véhicules représentent aujourd’hui 59 % du parc automobile français total, contre à peine 10 % à l’époque...
Pourquoi cette impuissance à enrayer un phénomène devenu la première cause environnementale de décès prématurés dans le monde ? Une raison tient sans doute à l’absence de réelle contrainte pour les États mettant en danger leurs citoyens. Depuis 1987, l’OMS publie des « valeurs guides », autrement dit des niveaux de concentration de polluants qu’elle recommande de ne pas dépasser. Mais la plupart des pays optent pour des standards moins-disants, en fonction de compromis politiques : les risques sanitaires sont mis dans la balance avec des contraintes économiques, sociales... Les valeurs guides de l’OMS ne les engagent pas juridiquement, contrairement à celles de l’Union européenne. Celles-ci, bien que moins strictes, sont dépassées par nombre d’États membres, dont la France. La Commission européenne multiplie les mises en demeure à son égard. En 2019, la Cour de justice de l’UE a même condamné la France pour « manquement d’État » et exigé qu’elle prenne des mesures. En 2020, le Conseil d’État a par ailleurs infligé au gouvernement une astreinte de 10 millions d’euros par semestre de retard dans ses obligations européennes. En vain. Certes, la qualité de l’air s’améliore globalement dans l’Hexagone depuis 2000, mais les seuils réglementaires pour les particules fines, le dioxyde d’azote ou l’ozone sont encore régulièrement dépassés. En 2020, les confinements ont limité les dégâts, mais sans empêcher un épisode national de pollution à l’ozone et plusieurs pics de particules fines.
Quand bien même les États se plieraient aux seuils de l’OMS, ils ne protégeraient pas complètement leur population. À l’automne 2021, l’organisation a abaissé ses valeurs guides pour tenir compte de l’avancée des connaissances scientifiques. Cela signifie que les effets néfastes des polluants sur la santé se manifestent à des niveaux toujours plus bas. Il n’existe en fait aucun seuil en deçà duquel il est possible d’affirmer que les substances toxiques n’ont aucune incidence. Les experts restent aussi en grande partie aveugles face aux interactions entre polluants. Un danger supplémentaire que la politique des « valeurs guides » ne prend pas en compte.
Un canari dans une mine de charbon
Un autre facteur handicape la lutte contre la pollution de l’air : l’invisibilité des victimes. Les études qui chiffrent les morts prématurées procèdent par modélisation. « La méthode d’évaluation d’impact suppose d’abord une causalité, établie par des études entre une exposition à un polluant et un effet sur la santé, via principalement son action pro-inflammatoire sur les organes », explique-t-on chez Santé publique France (SPF), qui estime à 40 000 par an le nombre de décès attribuables dans l’Hexagone aux seules particules les plus fines. Les scientifiques cherchent ensuite à estimer l’effet d’un niveau de pollution sur une pathologie, en s’appuyant sur des études de cohortes qui attribuent aux individus un niveau d’exposition selon leur lieu de résidence. « Ces études prennent en compte d’autres facteurs et permettent d’attribuer à la pollution ce qui lui est dû, dans la mesure du possible », poursuit l’agence. Mais qui sont les morts et les malades de la pollution de l’air ? Le savent-ils eux-mêmes ? Connaît-on déjà certaines de ses victimes ? En ferons-nous partie… ?
À ce jour, seule une victime dans le monde a officiellement un nom : Ella Adoo-Kissi-Debrah. Cette fillette britannique est décédée à l’âge de 9 ans, en 2013, d’une crise d’asthme violente. Cette maladie concernait 262 millions de personnes en 2019, dont de nombreux enfants ; et elle a entraîné 461 000 décès. Ses causes gardent une part de mystère, mais le rôle aggravant des facteurs environnementaux, comme la pollution, ne fait plus débat. La petite Londonienne résidait dans le quartier de Lewisham, au-dessus de la South Circular Road, une succession d’artères qui ceinturent Londres par le sud. Un long ruban saturé de voitures, de camions et de bus à impériale. Et un pollueur majeur.
Le coroner, un officier de police chargé d’établir les causes de sa mort, conclut d’abord à une« défaillance respiratoire aiguë provoquée par un asthme sévère ». Mais l’enquête est rouverte sous la pression de la mère d’Ella, Rosamund Adoo-Kissi-Debrah. En 2015, le « DieselGate », ou affaire Volkswagen, éclate : en truquant les tests antipollution, le premier constructeur allemand a libéré sur les routes 11 millions de voitures émettant jusqu’à 40 fois les normes de polluants autorisées. Une triche copiée par ses concurrents. Rosamund Adoo-Kissi-Debrah prend alors conscience du poids du trafic automobile dans la pollution de l’air et les maladies associées, dont l’asthme. « Pendant les trois ans où Ella a été malade, ses crises étaient si sévères qu’elles lui provoquaient des malaises cardiaques, se souvient-elle. J’ai consulté des médecins dans six hôpitaux différents, jamais on ne m’a incitée à quitter Londres. »
Sa persévérance finit par payer. Le 16 décembre 2020, une seconde enquête du coroner débouche sur une décision historique. « Entre 2010 et 2013, Ellaa été exposée à des niveaux de dioxyde d’azote et de particules fines excédant les recommandations de l’OMS. Il y a eu un échec à réduire les niveaux de polluantsaux limites de l’Union européenne et des lois nationales qui a probablement contribué à sa mort », tranche le rapport. Pour la première fois, une source officielle lie un décès à la pollution de l’air. L’exemple de la fillette incarne ce fléau comme jamais auparavant. « Nous avons l’habitude d’appeler la pollution de l’air le tueur invisible. Depuis décembre 2020, elle l’est un peu moins, ce qui rend nos arguments sanitaires encore plus forts, estimait Maria Neira, directricedu département de santé publique de l’OMS au printemps 2021, lors d’une conférence de presse. L’affaire Ella peut nous aider à convaincre le monde qu’il s’agit bel et bien de sauver des vies. » Rosamund Adoo-Kissi-Debrah juge que sa fille est « un canari dans une mine de charbon ». Son corps aurait cédé plus vite, plus violemment, face à un cocktail de polluants qui nous menace tous.
La trahison des pouvoirs publics
Ces dernières années, des malades chroniques qui attribuent leurs pathologies à la pollution de l’air se font aussi entendre. En France, une quinzaine d’entre eux ont intenté des actions en justice. Muriel Auprince, la soixantaine, est née dans la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie, un cadre idyllique au pied du Mont-Blanc. Mais d’aussi loin qu’elle se souvienne, ses poumons l’ont toujours fait souffrir. Son asthme la handicape jusqu’à l’adolescence. Il se stabilise, mais ressurgit à l’hiver 2016-2017 et déclenche une pneumopathie, une inflammation des poumons accompagnée de fièvre et d’une gêne respiratoire. Cet hiver-là, la vallée connaît un épisode de pollution historiquement long : 35 jours de dépassement du seuil d’alerte. Au point que des habitants se rassemblent dans un collectif, Coll’air pur, et décident de saisir la justice « Nos lettres aux élus locaux et aux préfets restaient sans réponse, alors on a décidé de porter plainte contre l’État pour se faire entendre », explique Muriel Auprince, devenue sa porte-parole.
Les membres du collectif demandent au juge de reconnaître que leurs maladies respiratoires sont directement liées à l’exposition à un air vicié que les autorités ne parviennent pas à enrayer. En 2019, la vallée de l’Arve a encore connu plus de 25 jours de « vigilance pollution ». L’explication est en partie géographique : un phénomène d’inversion de température diminue la circulation de l’air, ce qui aggrave la pollution dans les basses couches de l’atmosphère. Mais le cœur du problème tient à un cumul d’activités polluantes. Le chauffage au bois serait à l’origine d’une large partie des émissions de particules fines. La vallée est par ailleurs traversée par un important axe routier qui relie la Bourgogne au tunnel du Mont-Blanc, une source majeure d’émissions d’oxydes d’azote. Enfin, la vallée héberge une activité industrielle. Coll’air pur accuse les entreprises de rejeter dans l’air diverses vapeurs toxiques. En quelle quantité ? Difficile à déterminer. La surveillance de ces émissions fonctionne sur le principe de l’autocontrôle et les sanctions sont rares contre les tricheurs. « Le niveau des amendes prévues par le code de l’environnement apparaît peu dissuasif, estime un rapport de la Cour des comptes. Les sanctions administratives peuvent être efficaces mais le service des installations classées doit assumer un nombre croissant de tâches de plus en plus complexes qui dépassent largement le contrôle des émissions. »
Introuvable lien de causalité
Pour l’heure, les procédures en justice lancées par des habitants de la vallée de l’Arve, mais aussi de Paris, Lyon ou Lille, se trouvent au milieu du gué. En première instance, « les tribunaux administratifs reconnaissent la carence fautive de l’État, c’est-à-dire qu’il ne prend pas de mesures suffisantes pour atteindre dans les délais les plus courts les objectifs de qualité », explique François Lafforgue, l’avocat des plaignants. Ce spécialiste des scandales sanitaires a bataillé pour obtenir l’indemnisation de victimes de l’amiante et d’agriculteurs empoisonnés aux pesticides. Mais dans ce nouveau combat, la difficulté tient au caractère multifactoriel des maladies produites et/ou aggravées par la pollution de l’air. Les médecins ont beau signer des certificats médicaux attestant que les plaignants souffrent directement de la pollution, les juges refusent pour l’heure de reconnaître un lien direct et d’accorder une indemnisation en conséquence. En mars 2021, la cour administrative d’appel de Paris a toutefois chargé un expert judiciaire d’enquêter sur le lien de causalité. Une première et un signal d’espoir.
« On ne manque pas d’études et de statistiques à l’échelle mondiale pour attester que la pollution abrège des vies, mais à l’échelle individuelle, c’est une autre histoire », confirme Stephen Holgate, professeur d’immunopharmacologie à la faculté de médecine de Southampton (Royaume-Uni). Ce spécialiste de l’asthme a aidé Rosamund Adoo-Kissi-Debrah à convaincre le coroner que la pollution était responsable de l’aggravation de l’état de santé d’Ella. Le scientifique a été aidé par l’abondance des données disponibles. « J’ai pu retracer l’exposition précise à la pollution autour des lieux qu’elle fréquentait et corréler cela avec la chronologie de sa maladie, les dates des crises et celles des moments de répit », expose-t-il.
En France comme dans beaucoup de pays, ces données ultralocales font défaut. Çà et là, des citoyens en viennent à bricoler leurs propres capteurs, à partir d’outils open source mis notamment à disposition par le réseau Sensor Community, initié par un fab lab de Stuttgart (Allemagne). Une façon de compenser avec les moyens du bord les lacunes des États. « Il faut absolument surveiller la pollution de plus près, avec des capteurs fiables et abordables, au plus près des habitations, des écoles ou des rues commerçantes, soutient Stephen Holgate. C’est la seule solution pour que chaque citoyen puisse savoir ce qu’il respire concrètement. »
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