Des vents de plus de 250 km/h qui arrachent arbres, toitures et réseau électrique, de nombreuses inondations, des routes bloquées pendant des dizaines de jours, des coupures d’eau, d’électricité et de télécommunications généralisées, 80 % des récoltes détruites… En septembre 2017, l’ouragan Maria (catégorie 5, c’est-à-dire la plus élevée) ravage l’île de Porto Rico et emporte plus de 3000 vies. Pour beaucoup, l’enfer ne semble pas avoir de fin : la restauration des réseaux d’électricité et d’eau courante prend presque un an et les produits de première nécessité manquent à cause de la difficulté à circuler sur les routes. Donald Trump estimera pourtant qu’il ne s’agit pas d’une « vraie catastrophe comme Katrina ». Le président américain bloque le versement d’aides d’urgence et se contente d’une visite éclair où il jette avec mépris des rouleaux d’essuie-tout dans tous les sens à des habitants en attente d’assistance.
Si le comportement de Trump a choqué, il en dit long sur le mépris des États-Unis pour cette île des Caraïbes. Washington traite en effet ce territoire comme une quasi-colonie, puisque Porto Rico n’est pas reconnu comme un des 50 Etats américains. Depuis 2016, l’île, en faillite, est gérée par un groupe de technocrates qui impose une austérité effrénée et privatise à tour de bras. La situation sociale ne cesse d’empirer : le taux de pauvreté atteint 45 %, un demi-million de personnes ont quitté l’île en 10 ans et le PIB est toujours en dessous de son niveau de 2004…
Un laboratoire du néolibéralisme
Pourquoi cette situation est-elle tolérée par les habitants ? Peut-être parce qu’il en a toujours été ainsi. Conquise à l’Espagne en 1898, l’île est régie par un gouvernement militaire jusqu’en 1948 et sert de base dans les Caraïbes. Économiquement, Porto Rico ne s’est d’ailleurs jamais véritablement émancipé des États-Unis. Les entreprises américaines s’y sont d’abord implanté pour exploiter les matières premières comme la canne à sucre, puis ont profité du faible coût du travail pour développer de petites industries. Mais l’ouverture au libre-échange à partir des années 1980 et la fin de certains avantages fiscaux en 2006 déciment l'économie manufacturière. Pour rebondir, Porto Rico mise tout sur l’attractivité fiscale (impôt sur les entreprises à 4%, dividendes américains rapatriés sur l’île exonérés de taxes, etc.). Les exilés fiscaux américains sont ravis mais n’apportent aucune activité économique réelle, faisant subir une charge fiscale écrasante aux citoyens portoricains. Sans perspectives d’avenir, la jeunesse éduquée fuit l’île tandis que les plus pauvres se tournent vers le secteur informel, qui représente un tiers de l’activité économique. Privé de cotisations, le système de protection sociale est à bout de souffle. À ce jour, 50 milliards de dollars de pensions de retraites demeurent ainsi impayés.
Pour maintenir tant bien que mal la paix sociale, le gouvernement local s’endette auprès de créanciers rapaces et n’hésite pas à émettre des obligations au-delà du plafond légal à partir de 2012. Attaquée par les marchés, l’île se retrouve en défaut de paiement en 2015 et doit faire appel au gouvernement fédéral. Barack Obama promet de restructurer la dette en contrepartie d’une austérité drastique conduite par le Fiscal Management and Oversight Board, l’équivalent portoricain de la troïka (FMI, UE, BCE) qui a géré le budget grec de 2010 à 2018. Début 2017, ce groupe de technocrates non-élus, baptisé « junta » par les insulaires, annonce des privatisations massives. Sont particulièrement visés la compagnie d'électricité de l’île, PREPA, elle-même en faillite et gangrenée par la corruption, et le régime de retraites. Le système éducatif public est lui aussi touché par la fermeture de plusieurs centaines d’écoles et la création de chèques éducation qui encourage le secteur privé. Ces privatisations sont l’objet de vastes opérations de corruption, comme en témoigne l’arrestation par le FBI de la secrétaire à l’éducation Julia Keleher l’été dernier. Le gouverneur de l’époque, Ricardo Rosselló, s’oppose à la privatisation des retraites, mais il partage la feuille de route néolibérale de la « junta », sans vraiment avoir à l’assumer politiquement puisqu’il n’a plus la main sur le budget.
Si la résistance à l’austérité et aux privatisations est importante, en particulier de la part des enseignants, elle échoue dans un premier temps. Mais la gestion désastreuse de l’ouragan Maria fait prendre conscience à la population du mépris absolu du gouvernement local et fédéral à son égard. Le gouverneur de l’île prétendra ainsi durant des mois que l’ouragan n’a fait que 64 morts, alors que le bilan réel est de plus de 3000 décès. Surtout, la « junta » et les dirigeants profitent du désarroi des habitants occupés à rebâtir leurs vies pour poursuivre leur agenda néolibéral. La militante altermondialiste Naomi Klein évoque à ce sujet un « capitalisme du désastre » qui rappelle l’accaparation de la Nouvelle Orléans par une petite oligarchie à la suite de l’ouragan Katrina, thème de son célèbre livre La stratégie du choc (Actes Sud, 2008). Au travers d’une étude poussée de l’île qu’elle publie dans Le choc des utopies, elle reprend ce concept pour expliquer la situation locale, marquée par un conflit entre riches « Puertopians » qui fantasment sur le potentiel des cryptomonnaies et vivent dans de luxueuses demeures, et l’organisation d’une communauté résiliente autour du centre communautaire écologique Casa Pueblo.
Le Telegramgate, détonateur de colère sociale
Si la reconstruction de l'île accapare l’attention dans un premier temps, la colère gronde. À l’été 2019, la révélation de messages privés du gouverneur Rosselló et de ses proches conseillers (le « Telegramgate »), agit comme un détonateur. Les portoricains y découvrent des blagues homophobes et sexistes, le mépris des victimes de l’ouragan et l’existence de relations permanentes avec des lobbyistes. Cette fois, des foules galvanisées par les appels à manifester de célèbres musiciens de l’île rejoignent les opposants traditionnels au libéralisme. Les manifestations monstres s'enchaînent durant plusieurs semaines et jusqu’à un million de personnes bloquent l’autoroute à 11 voies qui traverse la capitale San Juan le 22 juillet. Deux jours plus tard, Rosselló démissionne.
Fernando Tormos-Aponte, directeur de recherche associé à l’Université du Maryland et originaire de l’île, reste toutefois prudent : « Il ne s’agissait pas d’un véritable mouvement social, mais d’une campagne éphémère très efficace destinée à faire démissionner Rosselló. Il n’y avait pas consensus sur d’autres buts : certains demandaient une assemblée constitutionnelle, d’autres un audit et un défaut partiel sur la dette, d’autres des réformes électorales ou encore des mesures contre la corruption, les violences sexuelles et la réforme du système éducatif. » Si le « Telegramgate » a atteint son objectif à court terme, la politique de la nouvelle gouverneure, Wanda Vázquez Garced, demeure identique. En janvier 2020, une série de séismes provoque de nouvelles coupures d’eau et d’électricité, tandis qu’est révélé l’existence d’un entrepôt où des produits de première nécessité envoyés après l’ouragan Maria prennent la poussière. Immédiatement, de nouvelles manifestations ont lieu et l’entrepôt est pris d'assaut. L’hostilité vis-à-vis de la gouverneure monte encore d’un cran : des protestataires installent une guillotine devant sa demeure en pleine nuit.
Une alternative par les urnes ?
En novembre, Wanda Vázquez devra remettre en jeu son mandat devant les électeurs, un scrutin pour lequel elle a déjà annoncé sa candidature. Selon Fernando Tormos-Aponte, « depuis la mise en place de la « junta » et la perte de l’autonomie fiscale, les élections ont moins de sens à Porto Rico. » La chute spectaculaire de la participation en témoigne, passant de 77% en 2012 à 55% quatre ans plus tard. L’insatisfaction envers les partis traditionnels est forte, mais elle encourage davantage l’abstention que le vote contestataire. Pour Tormos-Aponte, le parti au pouvoir, le New Progressive Party (NPP), devrait bien résister grâce à son implantation sur le terrain et à la discipline de vote de ses électeurs.
Le contexte politique a tout de même beaucoup changé depuis la dernière élection en 2016. Un nouveau parti, le Movimiento Victoria Ciudadana, rassemblant des activistes de nombreux mouvements (féministes, antiracistes, syndicalistes, socialistes, écologistes, anti-militaristes...) a émergé et s’est rassemblé derrière la candidature d’Alexandra Lúgaro, une candidate anti-système qui a réuni 11% des voix lors de l’élection de 2016. « Le programme du parti reste vague dans l’espoir de réunir une coalition électorale large, mais globalement il comprend : la lutte contre la corruption, les privatisations, la « junta » et les discriminations, la protection de l’environnement, la transparence, une réforme fiscale redistributive, une assurance santé universelle, la hausse du salaire minimum, la protection des retraites et du système d’éducation public et un audit sur la dette qui permette de faire défaut sur les créances illégales », détaille Fernando Tormos-Aponte.
Sans souveraineté, pas de pouvoir
Quel que soit le résultat du scrutin, le prochain gouverneur disposera dans tous les cas d’un pouvoir restreint. Redresser la situation de Porto Rico suppose nécessairement que le gouvernement fédéral soulage l’île financièrement en effaçant des dettes et verse les aides d’urgence promises, ce à quoi Trump a opposé son veto. Or, la situation de l’île continue d’être totalement absente de la campagne pour la Maison Blanche et les propositions des candidats démocrates demeurent vagues. Selon Tormos-Aponte, « comme aucune option sur le statut politique de Porto Rico n’est vraiment majoritaire, la plupart des politiques américains ne préfèrent pas rentrer dans ce débat compliqué pour ne pas perdre de voix auprès de ceux qui soutiennent d’autres choix. »
Depuis des décennies, le combat pour être reconnu en tant qu’État est en effet une des questions politiques les plus importantes à Porto Rico. Cinq référendums ont été organisés sur le sujet du statut administratif de l’île. Dans le dernier, organisé en 2017, l’option de devenir un État fédéré a été plébiscitée par 97% des voix, mais la très faible participation (23%) témoigne de la perte de confiance dans ces votes purement symboliques. « Aucun groupe ne peut vraiment affirmer qu’il existe une majorité pour un quelconque statut politique. Le camp pro-État fédéré est le mieux organisé, il a construit un parti politique puissant (le NPP, ndlr) et a obtenu des victoires électorales, ce qui lui permet d’affirmer qu’il a une majorité derrière lui », explique Fernando Tormos-Aponte. « Mais il échoue à convaincre les élus américains. Certains politiques considèrent que devenir un État n’est pas dans l’intérêt des multinationales installées à Porto Rico, qui y bénéficient d’avantages fiscaux qui seraient supprimés. Pour d’autres, c’est le racisme des Américains vis-à-vis de Porto Rico qui explique que rien ne bouge. » Une fois de plus, il semble donc que Porto Rico ne pourra compter que sur elle-même.
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