La production d'électricité, une histoire de démocratie

Décentraliser la production d’électricité, est-ce plus démocratique ?

Une ligne à haute tension composée de pylônes F44.
Une ligne à haute tension composée de pylônes F44. luctheo

Dès les années 1970, les penseurs technocritiques pointent du doigt le développement du nucléaire civil et le monopole de l’État français sur la production électrique. Alexis Vrignon, historien des énergies et coauteur du livre Face à la puissance (La Découverte, 2020), retrace cette relation entre centralisation de la production d’énergie, pouvoir et démocratie.

Avec le récent déploiement de nouvelles énergies renouvelables, l’idée d’un réseau électrique décentralisé se manifeste dans l’espace médiatique. Mais concrètement,  qu'est-ce qu’une production centralisée de l'électricité ?

La centralisation de la production électrique s’organise principalement autour de deux caractéristiques. La première s’appuie sur l'idée d'avoir d’importantes infrastructures de production et de mobilisation d'énergie grâce à des centrales de forte puissance. Il faut ensuite pouvoir diffuser cette puissance sur l’ensemble du territoire via un réseau de distribution centralisé, ce qui constitue la seconde caractéristique. Dans un certain nombre de pays, le réseau de distribution est décentralisé, comme aux États-Unis. Mais ce système pose plusieurs problèmes, notamment au Texas, qui a connu une série de difficultés de production et des coupures totales d'électricité car il n’était pas connecté au réseau national. En France, nous sommes à un stade de centralisation important. Si nous reprenons nos deux caractéristiques, nous avons une grande puissance – notamment électronucléaire – qui est reliée à d’importantes infrastructures gérées par une seule entreprise publique, EDF. La centralisation se justifie aussi au niveau de l'imaginaire technicien, et encore plus au sein d’EDF. Que ce soit du côté des dirigeants ou de celui des ingénieurs,  il y a un attachement encore très fort à l'idée d'un réseau national qui contribuerait au maintien d’une égalité d’accès à l’électricité entre les citoyens français. 


Quelles ont été les phases de développement de cette centralisation ? 

En premier lieu, les entreprises privées, notamment la Compagnie générale d'électricité, ont joué un rôle extrêmement important dans les années 1920 à 1930 dans la production et la distribution d'électricité. Naît à cette époque la mystique de “l'interconnexion” électrique qui va se renforcer du fait de deux facteurs. D’abord, la crise de 1929 va contribuer à développer une réelle entente entre les entreprises privées et l’État pour le déploiement de grandes centrales dans le but de sécuriser l’approvisionnement. La dynamique change cependant à partir de 1945 : EDF devient le seul gestionnaire du réseau électrique français. Mais il devient rapidement évident que la France métropolitaine n’a pas les ressources nécessaires sur son territoire pour subvenir à ses projets industriels. Les entreprises privées vont donc trouver un nouveau rôle par le contrôle direct et indirect des territoires coloniaux au Proche et au Moyen-Orient en permettant l’importation, notamment de pétrole, sur le sol français. En parallèle, l’électricité émerge comme un nouveau marché rentable avec l’électrification de la société et une diffusion de ses usages. 


Dans Face à la puissance, corédigé avec l’historien François Jarrige, vous reprenez les analyses du penseur technocritique Ivan Illich et de l’écosocialiste André Gorz pour dire que le nucléaire serait le point culminant de la centralisation et de la logique de puissance. Quel lien existe-t-il entre ces deux termes ?

Notre analyse se fonde sur la notion de “contre-productivité (1) ” d’Ivan Illich qui a été repensée par André Gorz dans un sens plus explicitement politique et plus adapté à la situation française. Dès les années 1970, Gorz défend l’idée qu’un système technique et centralisé – comme l’électronucléaire – constitue un terrain fertile au totalitarisme. C’est ce qu’il a appelé “l’électrofascisme”. La perspective d’accidents nucléaires catastrophiques justifie un contrôle très poussé – et donc un monopole étatique – afin d’éviter un tel événement. Ce terme de fascisme est assurément excessif. Cela a cependant permis de pointer du doigt l'absence de choix démocratiques dans le déploiement du nucléaire civil. Ce qui était une réalité. Quand le plan électronucléaire a été décidé, les parlementaires et les citoyens ont été vaguement associés au sujet sur lequel ils ne se considéraient de toute manière pas légitimes à donner leur avis. Et rien n’a été mis en place pour qu’ils le soient. 


Dans son livre Carbon Democracy sorti en 2011, le politiste Timothy Mitchell démontre que les États américains dont l’économie dépend largement des énergies fossiles sont moins démocratiques. Qu’en est-il de la situation française avec une production centralisée ?

L'une des originalités de Carbon Democracy est de ne pas seulement envisager l'énergie comme un concept mais de prendre en compte la dimension matérielle des combustibles et les effets induits directement par celle-ci : le pétrole ne s'extrait ni ne se transporte comme le charbon, ce qui a des conséquences en termes d'organisation du travail et d'infrastructures pour mobiliser ces énergies. Depuis les années 1970, les crises pétrolière et le plan électronucléaire ont généré en France toute une série de réflexions et de débats autour de l'absence de démocratie dans le choix et le déploiement des énergies. C’est ce qu’on a appelé “la démocratie technique” en référence au livre de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe.


Quel est le postulat de base de la “démocratie technique” ?

Si on se tient vraiment à un régime démocratique, on ne peut plus se contenter d'un système représentatif tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il y a de nouveaux enjeux proprement techniques qui ont énormément de conséquences sur le fonctionnement de la vie démocratique. Dès 1983, l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques est créé afin de répondre à cette demande. Mais ce projet est resté largement insuffisant en termes de consultation et de retombées démocratiques. Si l’on s’éloigne un peu de l’énergie pour aborder la question climatique, la conférence citoyenne sur le climat (CCC) a montré beaucoup de choses intéressantes dans son fonctionnement. Les témoignages soulignent que les citoyens tirés au sort se sont sentis vraiment capables de réfléchir et de proposer des solutions. Mais le résultat escompté ne s’est pas produit car le personnel politique derrière n’a pas été à la hauteur. La même question se pose concernant les enjeux énergétiques car, actuellement, les citoyens en sont principalement réduits à des mobilisations de terrain puisqu’aucun espace de discussion n’a jamais vraiment été développé. 


Est-ce qu’un système décentralisé serait plus démocratique qu'un système centralisé ? 

La décentralisation ne suffit pas en elle-même à être démocratique. Il faut qu'il y ait une possibilité des communautés à pouvoir définir les usages – en définissant les priorités dans l’utilisation des ressources – qui peuvent se faire de ces réseaux de production. Cela passe notamment par l’organisation de grands débats publics. L’un des vieux rêves des années 1970, c'est aussi une appropriation technique : une capacité des citoyens, même profanes, à au moins comprendre les processus de production et éventuellement intervenir sur ces processus. Et ce, même si la question porte sur un plan technique. Il faut que la décentralisation ne soit pas une simple question géographique, mais qu'elle soit aussi institutionnelle, technique et donc, in fine, politique. Car la décentralisation amène aussi son lot de désagréments. Toutes les régions ne sont pas à égalité en termes de possibilités de mobilisation des énergies renouvelables. 


Dans Face à la puissance, vous écrivez que « les technocrates du nucléaire se verraient crédités de pouvoirs majeurs sans avoir été élus ». À voir les ressources – intellectuelles et techniques – déployées dans les énergies renouvelables, ne voit-on pas se développer une dynamique similaire au nucléaire ?

Il ne faut pas voir le problème du seul point de vue technique. On comprend assez facilement le fonctionnement d’une éolienne et la production électrique qui en découle. Mais, dans le cadre d'un champ d'éoliennes offshore, par exemple, nous sommes sur une logique de production d'énergie qui est finalement identique à celle d'une centrale nucléaire classique. Finalement, le choix d’une énergie importe peu car les énergies renouvelables ne sont pas intrinsèquement plus vertueuses d'un point de vue politique. Nous sommes actuellement à la recherche de fortes puissances pour une électrification des usages et une consommation croissante de ressources limitées. Or, l’innovation technologique ne pourra pas à elle seule résoudre ce problème. Le déploiement de nouvelles technologies provoque un « effet rebond (2) », qui entraînera inévitablement des externalités négatives croissantes. 


(1) Contre-productivité : Pour Illich, une société où la notion de limites est absente conduira inévitablement celle-ci à développer des outils, techniques, systèmes qui, une fois atteint un certain seuil de développement, se retourneront contre les fins qu’ils prétendaient servir. Dans La Convivialité, Ivan Illich prend ainsi l’exemple de la voiture qui étaient censée nous émanciper, nous rendre plus libres, mais qui passé un certain seuil nous fait seulement perdre du temps : travailler plus pour payer l’assurance, l’essence et la voiture, travailler plus loin de son domicile, passer plus de temps dans les bouchons... )

(2) Le paradoxe de Jevons, ou “effet rebond” est une observation de l’économiste éponyme, William Stanley Jevons. Dans son livre Sur la question du charbon de 1865, il expose l’idée que le développement de nouvelles technologies – dans le but de réduire la consommation de charbon – entraîne paradoxalement une augmentation de la consommation de cette ressource. Si l’on reprend l’exemple de la voiture : les moteurs plus économes en essence permettent un gain d’argent, ce qui permet à l’automobiliste de voyager plus loin ou plus fréquemment. Mais les effets peuvent être aussi indirects. Les économies réalisées peuvent servir au ménage à acheter des biens et des services polluants en supplément de leur mode de vie habituel.)

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