Compter sur l’effet garantie
Quelque 40 millions. C’est le nombre d’objets qui tombent en panne chaque année en France et ne sont pas réparés. Du frigo à la cigarette électronique en passant par l’imprimante, nous avons pris l’habitude de remplacer un produit usagé par un neuf.
Article issu de notre numéro 61 « Reprendre les choses en main », en librairie et sur notre boutique !
Pour encourager les consommateurs à renouveler leurs appareils, la durée de garantie est restreinte au minimum. Celle-ci est en effet l’ennemi à abattre : selon l’Ademe1, 80 % des marchandises sous garantie sont ramenées chez leur fabricant ou chez un sous-traitant pour être réparées, contre moins de 40 % de celles qui ne sont plus sous garantie. Pour une raison évidente : le prix de la réparation. Pour 68 % des consommateurs, c’est la première cause de renoncement à ce geste écologique2.
Les industriels ont longtemps eu gain de cause : la France a mis quinze ans pour se conformer à une directive européenne de 1999, fixant à deux ans minimum la garantie légale pour certains biens durables, principalement électroménagers ou électroniques. Une durée encore trop courte, qu’une coalition d’associations écologistes (Halte à l’obsolescence programmée, Les Amis de la Terre, France Nature Environnement…) veut porter à dix ans. Ces dernières proposent aussi d’étendre ce mécanisme à des biens « semi-durables », comme les vêtements, les meubles et les chaussures. Face à la crise écologique et sociale, la garantie fait donc l’objet d’une confrontation entre les intérêts des industriels et l’intérêt général. Comme le résume le sociologue Razmig Keucheyan, « la garantie, c’est la lutte des classes appliquée à la durée de vie des objets »3.
Outre l’impact évident sur la vente de produits neufs, allonger les garanties menace les profits des entreprises et implique « une vraie modification du modèle économique » pour l’ingénieur Philippe Bihouix. D’une part, cette mesure forcerait à revoir en profondeur la conception des produits. Des biens plus robustes et réparables s’opposent en effet au marketing d’objets toujours plus connectés. « Par exemple, dans l’électroménager, on peut enlever des affichages digitaux ou des fonctionnalités peu utiles », indique Philippe Bihouix, promoteur du concept des low tech. Certains gadgets, comme le robot tondeuse ou l’aspirateur sans fil, risquent d’en faire les frais. Philippe Bihouix se veut toutefois nuancé : « Des smartphones garantis dix ans seraient sans doute remplacés avant. »
« La garantie, c’est la lutte des classes appliquée à la durée de vie des objets. »
Razmig Keucheyan
D’autre part, une garantie obligatoire longue attaquerait frontalement le marché des extensions de garantie, des assurances payantes, souvent chères, de plus en plus proposées aux acheteurs. Car le marché s’est déjà adapté à la nouvelle donne : l’enseigne Darty, par exemple, propose avec son forfait « Darty Max » (pour 11,99 euros par mois), un service illimité de réparation de tous les objets achetés dans les magasins de la chaîne, quel que soit leur âge. L’offre compterait déjà un million d’abonnés en France selon l’entreprise. De même, tous les produits du groupe SEB peuvent être réparés pendant quinze ans pour un tiers de leur prix maximum – un seuil psychologique qui fait préférer la réparation au remplacement4. Des offres qui permettent aux entreprises de renforcer leur image de marque, mais surtout de fidéliser leurs clients donc de garantir… leur chiffre d’affaires.
Casser les prix de la réparation ?
Si l’allongement des garanties est un premier pas important, développer la réparation nécessite aussi d’en baisser significativement le prix. Dans le cadre de la loi Agec – loi anti-gaspillage pour une économie circulaire – votée en 2020, la France a, sous pression des associations environnementales et de consommateurs, créé un premier dispositif pour cela : le bonus réparation. Entré en vigueur fin 2022, il permet de bénéficier d’une remise de 10 à 45 euros sur la réparation du gros électroménager, d’appareils électroniques, d’outils de bricolage et de jardinage et de jouets5. La remise est automatique, à condition de passer par un réparateur agréé.
Mais ce bonus peine pour l’heure à trouver son public : sur les 63 millions d’euros provisionnés cette année, seul un million a été distribué. Certes, cette nouvelle mesure reste encore inconnue de la plupart des Français. Mais selon Vincent Jourdain, sociologue spécialiste des déchets, qui a mené un travail de recherche sur le sujet, deux autres barrières doivent aussi être levées. D’abord, le bonus est minime. « Pour l’instant, il couvre 10 à 15 % du prix des réparations, ce qui est trop faible : 30 euros pour une réparation d’ordinateur de 200 euros par exemple, ce n’est pas décisif. » Une critique à laquelle le gouvernement a répondu : le bonus sera augmenté, voire doublé sur certains objets, et élargi à plus de produits dès 2024. Ensuite, « l’offre de réparation est déficiente et insuffisamment structurée » d’après Vincent Jourdain, qui rappelle que le réseau de réparateurs indépendants s’est fortement affaibli ces dernières décennies.
Une préconisation : flécher le crédit d’impôt recherche, actuellement ciblé sur le high-tech, vers l’éco-conception et le recyclage.
Or, les industriels qui gèrent le fonds du bonus réparation, sous le système de la responsabilité élargie du producteur (REP), tendent à favoriser les grosses structures, plus aptes à remplir les critères de labellisation. Passer de 4 000 réparateurs agréés à 14 000 d’ici quatre ans, comme le souhaite le gouvernement, sera donc difficile. Pour développer le secteur, de nombreuses solutions existent. La Suède a par exemple abaissé en 2016 le taux de TVA de 25 à 12 % pour les réparations, et même jusqu’à 6 % pour les vélos et les vêtements depuis l’an dernier. Une proposition reprise par l’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP). Parmi les autres préconisations de son livre blanc sur une consommation et une production durables, elle demande de flécher le crédit d’impôt recherche, actuellement ciblé sur le high-tech, vers l’éco-conception et le recyclage6.
Si ces pistes sont prometteuses, les produits plus robustes coûtent souvent plus cher à l’achat. Pour Philippe Bihouix, le système de prix doit impérativement être revu : « Si on veut aller vers un âge de la maintenance, les ressources et l’extraction doivent être facturées à leur juste prix. » Il propose pour cela de « renchérir le prix du carbone, de l’énergie et des ressources et [de] réduire parallèlement le coût du travail humain »7, qui représente une grande part des coûts de réparation. Si une réforme aussi vaste est sujette à débat, d’autres leviers peuvent être actionnés. HOP propose ainsi que la commande publique, qui représente 10 % du PIB, inclut des critères de durabilité et des clauses de garantie et de réemploi. Le surcoût à l’achat, compensé par un remplacement moins fréquent, est en effet plus simple à absorber pour l’État et les collectivités. Pour les consommateurs, ce renchérissement pourrait être lissé par la location d’électroménager ou le partage entre voisins. Partager et réparer plutôt qu’accumuler et jeter, en somme.
Libérer les pièces détachées !
Si la généralisation de la réparation passera par une baisse de son coût, ce seul changement ne suffira pas. Il est en effet fréquent qu’une entreprise et ses sous-traitants aient la mainmise sur le processus de réparation d’un objet. Cette emprise, en partie responsable de la disparition des réparateurs indépendants, est la cible de campagnes pour l’instauration d’un « droit à la réparation » permettant à tous de réparer un objet.
Concrètement, cela implique de disposer des plans et des pièces détachées nécessaires. Jusqu’à récemment, le secteur automobile – qui représente 59 % des entreprises et 75 % des emplois de la réparation en France8 – était le seul domaine concerné par une obligation de libre disponibilité des pièces détachées. Cet été, un décret a élargi cette mesure aux vélos, articles de sport, outils de jardinage et bricolage. Mais de nombreux autres appareils, notamment électroniques ou électroménagers, en restent exclus. De plus, il faut aussi que les pièces en question soient fournies rapidement et sur une longue durée.
Depuis 2021, des règles ont été introduites à l’échelle européenne, sous la pression du mouvement pour un « droit à la réparation » : les pièces de rechange d’un panier de produits doivent être disponibles pendant sept à dix ans minimum et sous quinze jours maximum9. Mais cette disponibilité reste peu vérifiée et entravée par la loi, qui autorise les accords d’exclusivité entre fabricants et réparateurs10. Pour contourner ces monopoles privés, certains s’en remettent à la « cannibalisation » d’objets similaires, c’est-à-dire à leur démontage pour récupérer certaines pièces. Il existe également des « déchetteries inversées », comme la Maison des objets de Gironde, où les citoyens peuvent se fournir gratuitement11.
Au-delà des pièces détachées, l’accès aux manuels des fabricants demeure compliqué, au nom de la propriété intellectuelle. Le cas du matériel médical illustre combien cette mainmise pose problème : durant la crise sanitaire, les respirateurs et appareils d’anesthésie se sont usés prématurément et les réparateurs agréés ont été vite dépassés. Face à cet échec du marché, la plateforme iFixit a rendu publics plus de 13 000 manuels de maintenance12. Une socialisation d’abord combattue par les fabricants, mais finalement acceptée temporairement face à la pression citoyenne. Le mouvements des makers, qui regroupe des bricoleurs du monde entier, a lui mis ses imprimantes 3D au service de la lutte contre la pandémie en fabriquant des pièces en rupture de stock, comme des valves pour respirateurs artificiels13.
Enfin, le code informatique constitue une barrière de plus en plus fréquente à l’entretien des objets. Halte à l’obsolescence programmée exige ainsi l’accès en open source du code des logiciels pour leur support technique et la réversibilité des mises à jour logicielles. Le droit à la réparation implique ainsi une remise en cause de la propriété intellectuelle, comme le résume Razmig Keucheyan14 : « La législation sur le secret industriel et le copyright ne pourra demeurer en l’état. » Des combats qui s’annoncent rudes, tant ils s’attaquent au cœur du capitalisme numérique actuel.
1. « Allongement de la durée de vie des produits », étude réalisée pour le compte de l’Ademe, 2016.
2. « Les Français et la réparation : perception et pratiques », sondage Harris Interactive pour l’Ademe, 2020.
3. Razmig Keucheyan, Les Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme, La Découverte, 2019.
4. « État des lieux de l’activité de réparation des appareils électroménagers dans sa relation au produit et à sa filière », Ademe, 2018.
5. « Un bonus réparation pour les produits électriques et électroniques », gouvernement.fr, 16 novembre 2022.
6. « 50 mesures pour une conso-mmation et une production durables », livre blanc de HOP, février 2019.
7. « High-tech ou Low-tech ? », Philippe Bihouix, dans Écologies, Le vivant et le social, La Découverte, 2023.
8. « Panorama de l’offre de réparation en France », Ademe, 2022
9. « Réparer ses appareils, un droit en Europe ? », Centre européen des consommateurs France, 11 juillet 2023.
10. Article réglementaire D111-5 du Code de la consommation.
11. « Une déchetterie transformée en supermarché », Esprit d’initiative, France Inter, 6 avril 2023.
12. Jérôme Denis et David Pontille, Le Soin des choses. Politiques de la maintenance, La Découverte, 2022.
13. Lucia M Corsini, « The Makers Movement responds to Covid-19 », Medium, 30 mars 2020.
14.Les Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme, op cit.
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