Le nombre d’enseignants “contractuels”, c’est-à-dire d’enseignants non-titulaires recrutés directement par l’Éducation nationale ou les établissements d’enseignement afin de pourvoir aux postes vacants ou aux absences de professeurs, ne cesse de croître. Il étaient 36 000 pour l’année scolaire 2016-2017, soit près de 10% de l’ensemble du corps enseignant, et trois fois plus qu’il y a dix ans.
Dans les Réseaux d’éducation prioritaire (REP, anciennement Zones d’éducation prioritaire), ce chiffre est encore plus élevé : 18% des enseignants en REP en moyenne sont contractuels, et ils sont plus de 30% dans l’académie de Créteil en banlieue parisienne. Une situation qui peut, dans certains cas, avoir des répercussions sur la qualité de l’enseignement : « 32 % des élèves de 15 ans des lycées défavorisés sont exposés à des enseignants qui ne sont pas assez bien préparés pour faire cours, selon les déclarations des chefs d’établissements », rapporte l’étude Pisa 2018 menée par l’OCDE.
Lutter contre les inégalités scolaires
Face à ce phénomène qui nourrit les inégalités sociales et territoriales, des expérimentations issues du secteur de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) tentent d’apporter des réponses. C’est le cas de l’association Le Choix de l’École, créée en 2015 en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale, qui entend “lutter contre les inégalités scolaires”. Damien Baldin, le co-directeur de l’association part de ce même constat : “Le système scolaire français contribue à accroître les inégalités sociales. On constate une inégalité de traitement entre les territoires : les élèves les moins favorisés vont avoir moins d’enseignement, un climat scolaire moins bon, moins d’accompagnement dans leur orientation…”.
Le rôle de cette association est alors d’assurer la sélection, la formation et le suivi de futurs professeurs contractuels qui enseigneront dans les académies partenaires (Créteil, Versailles et Paris, qui comptent à elles seules près de 30% des collégiens REP et REP+ en France) pendant au moins deux ans.
Après avoir été sélectionnées par l’association puis recrutées par l’Éducation nationale (par le biais d’un entretien avec un inspecteur d’académie dans la discipline choisie), les jeunes recrues suivent une université d’été d’un mois. Elles y apprennent les fondamentaux de la pédagogie auprès d’enseignants titulaires, acquièrent des compétences transversales par l’intervention d’associations (comme Eloquentia qui forme à la prise de parole en public) et sont formées aux enjeux spécifiques de l’éducation prioritaire. Pendant leurs deux années d’enseignement, les enseignants sont suivis par des tuteurs, et assistent à des ateliers collectifs. Il leur est également proposé de se former au concours du CAPES ouvrant la voie à une titularisation.
On ne “finit” pas prof, on le devient
Le Choix de l’École serait-il alors une sorte de sous-traitant d’un ministère de l’Éducation nationale en peine pour recruter et former des enseignants ? Pas tout à fait, puisque l’association vise un public bien particulier : des élèves diplômés des plus grandes écoles, celles qui préparent aux hautes fonctions économiques et politiques. “Nous allons chercher des jeunes qui, par leur parcours, par leur expérience professionnelle, ne se destinaient pas au métier d’enseignant”, explique Damien Baldin.
ESCP, Sciences Po, Centrale, École normale supérieure : toutes les recrues de l’association ont fréquenté les bancs des plus prestigieuses écoles, avant de se retrouver au pupitre des “pires” d’entre elles. Mais loin de l’idée selon laquelle ils auraient “fini prof’”, comme une option par défaut, ces jeunes enseignants présentent au contraire ce métier comme un véritable choix, motivé et réfléchi, et comme une alternative bienvenue aux postes dans de grosses entreprises, plus lucratifs mais moins adaptés à leur quête de sens.
Revaloriser le métier de professeur
C’est, par exemple, le cas de Pierre-Alexis, diplômé de l’ESCP et désormais professeur de mathématiques au collège Gay-Lussac à Colombes dans les Hauts-de-Seine. Après avoir co-fondé l’association étudiante du NOISE, créé un poste de promotion des enjeux sociaux et écologiques au sein de son école et travaillé au Centre de recherches interdisciplinaires de François Taddei, il rejoint la promotion 2017 du Choix de l’École.
“Il s’agissait d’un véritable choix, motivé par l’envie de revaloriser le métier de professeur et donc la définition même du prof’. Nous ne sommes pas seulement des enseignants, nous sommes aussi des éducateurs qui participons à l’apprentissage des bases de la socialisation”, explique-t-il. C’est aussi par l’expérimentation de nouvelles formes d’enseignement que passe son engagement : “j’ai choisi de ne pas faire de cours magistraux mais de laisser les élèves découvrir les notions mathématiques par eux-mêmes.”
Egalement diplômée de l’ESCP, Aude a pour sa part travaillé deux ans dans un cabinet de conseil en tant que consultante en communication avant de rejoindre la première promotion de l’association. “Je voulais faire quelque chose qui avait du sens, qui me donne envie de me lever tous les matins”, sourit-elle. “L’avantage du Choix de l’École, c’est la stimulation collective entre les différents professeurs et tuteurs de l’association. On communique énormément entre nous sur nos difficultés, la manière que nous avons de les surmonter… On renoue avec une vision collective de l’enseignement contre l’idée que l’enseignant serait une monade isolée.”
Une fabrique à leader ?
L’association parvient-elle alors à répondre au double objectif qu’elle s’est fixée : réduire les inégalités scolaires et revaloriser le métier d’enseignant ? Les retours des chefs d’établissement sur la qualité des professeurs sont positifs, assure Damien Baldin. De plus, loin d’être une simple ligne en plus sur le CV pour ces profils déjà hautement qualifiés, 70% des membres de l’association ont continué dans le milieu de l’éducation à l’issue des deux années au sein du Choix de l’École, 21 enseignants ont passé (et réussi) le CAPES et 15 parmi les nouvelles recrues s’apprêtent à le passer.
Pourtant cette initiative essuie depuis sa création de nombreuses critiques. Auparavant appelée Teach for France, ce n’est que récemment que l’association a francisé son nom. Sans doute une façon de se distinguer du réseau international Teach for All créé en 2007 par Wendy Kopp et Brett Wigdortz, dont Le Choix de l’École est membre. Les deux structures sont indépendantes, mais partagent un même objectif : lutter contre les inégalités scolaires. Là où le bât blesse, c’est dans la philosophie du projet mise en avant par le réseau Teach for all, dont le slogan “Teaching is leadership” (littéralement : “enseigner c’est diriger”, au sens managérial du terme) semble bien loin de la vision traditionnelle de l’enseignement.
Wendy Kopp, fondatrice de Teach for All au World Economic Forum.
Complètement absent de la page de présentation du Choix de l’École, Teach for All compte pour sa part 12 occurrences des termes leader et leadership dans la charte du réseau. On y trouve des missions bien loin de la vision de l’enseignement public en France : “Maintenir une indépendance vis-à-vis du contrôle du gouvernement et d'autres entités externes, avec un conseil d'administration autonome, une base de financement diversifiée et la liberté de prendre des décisions opérationnelles, de remettre en question les paradigmes traditionnels et de maintenir notre modèle face aux changements politiques”, ou encore “accélérer le leadership des anciens élèves en favorisant le réseau entre eux et en créant des voies claires et convaincantes vers le leadership pour développer les opportunités en matière d'éducation”.
Le Choix de l’École reçoit par ailleurs des financements émanant des fondations de multinationales comme celles de Total, Safran, Engie ou Société générale… Des membres de ces entreprises mécènes sont ensuite invités à participer au jury de sélection. De plus, le conseil d’administration de l’association est présidé par Laurent Bigorgne, proche d’Emmanuel Macron et directeur de l’Institut Montaigne, réputé très libéral.
“Nous ne sommes pas un programme de leadership”
D’après le syndicat Sud Éducation 93, Le Choix de l’École aurait ainsi tout d’une expérimentation qui “utilise l’école comme une voie de transmission de l’économie de marché et des méthodes managériales.” Dans un communiqué publié le 28 septembre 2018, le syndicat dénonce une initiative qui serait “un premier pas vers la privatisation du recrutement des enseignants”. Il critique notamment la délégation à un organisme privé de la sélection et de la formation des enseignants.
Si les critiques se sont souvent appuyées sur ces différents critères, le directeur du Choix de l’École se défend de toute dépendance vis-à-vis de Teach for All : “Nous n’avons pas de souci pour interroger notre lien avec le privé mais nous ne sommes pas un programme de leadership”. Ils n’auraient d’ailleurs pas signé cette charte de “valeurs partagées”. Quant aux financements privés, il souligne qu’aujourd’hui, la grande majorité des associations issues de l’ESS fonctionnent de cette manière sans que cela n’altère en rien la philosophie première du projet. D’après la Banque des Territoires, le financement privé du secteur associatif s'élèverait désormais à 52,4%, contre 47,6% provenant du secteur public.
Reste que, grâce à cette association, de nombreux élèves en éducation prioritaire ont aujourd’hui un enseignant formé, accompagné et engagé pour leur réussite.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don