Vers un théâtre du vivant
Découvrez notre recension de la pièce « Que ma joie demeure » de Clara Hédouin.
Découvrez notre recension de la pièce « Que ma joie demeure » de Clara Hédouin.
Les théâtres, comme les musées, sont devenus des institutions figées, silencieuses et climatisées. Il s’y façonne une subjectivité uniquement cérébrale, qui pense le monde sans le laisser nous affecter. C’est contre cet enfermement que la metteuse en scène Clara Hédouin entend proposer un autre théâtre, avec son Collectif 49 701 constitué au Studio-Théâtre d’Asnières. Leurs six spectacles tirés de l’adaptation des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, joués durant huit ans, se produisaient déjà hors des salles de théâtre. Depuis, Clara Hédouin est allée un cran plus loin avec une création initiée en 2022 et programmée au dernier Festival d’Avignon : la tentative d’élaborer, avec l’adaptation du fabuleux Que ma joie demeure (1935) de Jean Giono, un théâtre du vivant inspiré par la philosophie de son ami Baptiste Morizot.
La pièce ose une forme nouvelle qu’est la traversée d’un site naturel (ici la Montagnette, au sud d’Avignon, qui a partiellement brûlé en 2022) en alternant la marche et le jeu. Se confronter à la puissance du verbe de Jean Giono et aux forces naturelles – vent, chaleur, chant assourdissant des cigales – relève de la prouesse, que cette adaptation relève en éprouvant le spectateur. Démarrée à l’aube, la représentation propose dix « tableaux » de 20 à 30 minutes entre lesquels le public marche une poignée de minutes. L’ensemble, de la nuit au soleil écrasant de midi, dure plus de six heures.
Cette demi-journée n’est donc pas seulement un spectacle, mais un moment de vie partagé avec six comédiens qui doivent habiter cette scène qui les surpasse. Ils sont heureusement aidés par le chef-d’œuvre de Jean Giono, qui a pour cadre le rude plateau de Grémone où les paysans peinent sur leurs terres, et pour trame l’irruption du mystérieux vagabond Bobi, qui vient rallumer leur joie éteinte. La puissance de ce texte sur la misère et l’espoir – « une seule joie, et le monde vaut encore la peine » – l’emplit de potentialités philosophiques. Car Giono fait de l’homme un « animal tragique » distinct mais fondu dans l’ensemble plus vaste du vivant, ouvert à des métamorphoses qui surpassent la césure moderne entre l’humain et ce qui l’entoure.
Cette intention est parfois trop lisible dans certaines scènes, mais l’ensemble est porté par plusieurs tableaux d’une grande force, où fusionnent le lieu, la parole et le jeu, dans une adaptation qui ose – peut-être trop rarement – des incises actuelles, souvent drôles, et même un passage où des enregistrements de paysans d’aujourd’hui évoquent leurs difficultés. Comme si le « travail triste » et écrasé par les machines, que Giono pressentait dès les années 1930, était advenu. Mais l’écrivain porte surtout un idéal fondé sur le partage et la mise en commun : « Il faudrait qu’on se serve du blé comme on se sert de l’air. » C’est-à-dire gratuitement, et tous en même temps.
Que ma joie demeure, mise en scène et adaptation de Clara Hédouin, avec Romain de Becdelièvre, en tournée d’avril à juillet 2024 à Nanterre, Calais, Cavaillon, Narbonne, Forbach et Noisiel.
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