Le jancoviciste
Pro-actif de la transition, votre obsession à vous, c’est la décarbonation ! Vos craintes numéro 1 : les effets du changement climatique et la finitude des ressources. Pour vous, la priorité est à l’organisation de la sobriété énergétique et la sortie de notre dépendance aux combustibles fossiles. Un programme inévitable que vous vous évertuez à expliquer par les lois de la physique !
Article à retrouver dans notre hors-série « Décroissance : Réinventer l'abondance », disponible en kiosque, librairie et sur notre boutique.
Votre déclic, vous le devez à l’ingénieur Jean-Marc Jancovici – Janco pour les intimes –, dont vous êtes désormais un fidèle ambassadeur. Vous vous êtes maté l’intégrale des cours de Jean-Marc à l’École des Mines, et vous vous délectez de toutes ses interventions médiatiques ou académiques. Son aplomb, ses punchlines sarcastiques et ses métaphores bien trouvées en font un show-man autant qu’un formidable vulgarisateur. D’ailleurs, saviez-vous qu’« un vol transatlantique correspond à l’énergie de 5 000 jours esclaves ? » Bref, votre fervent soutien vous a même conduit à rejoindre les Shifters, l’association de bénévoles qui s’active à diffuser le travail du Shift Project, un think tank qu’il a cofondé et préside depuis 2010.
Pragmatique, face à l’avenir chaotique, vous comptez sur la planification solide d’une transformation vers une société bas carbone. Car mieux vaut une transition bien choisie plutôt qu’une contraction subie. En bon esprit cartésien, vous abordez le problème à coups de calculs, d’équations et de théorèmes mathématiques, au risque d’être parfois caricatural. Votre péché mignon ? Le nucléaire, car vous croyez fort en l’atome pour nous sortir de l’impasse climatique. Un brin autoritaire, à force de tout organiser selon « ce que la physique et les mathématiques nous disent », vous avez tendance à court-circuiter les luttes démocratiques et sociales. Enlevez vos œillères, il n’y a pas que les tableaux énergétiques et les bilans carbones dans la vie !
La néo-paysanne subsistante
Plutôt que de vous fatiguer à plaider pour un monde juste et soutenable, vous mettez toute votre énergie à construire le vôtre. Lassée de l’inertie des pouvoirs politiques et révoltée contre l’exploitation industrielle planétaire, vous avez décidé de reprendre la main sur vos conditions de vie en marge du système capitaliste. Installée au fin fond de la campagne où vous avez trouvé refuge, vous faites de votre existence quotidienne votre propre révolution. Vous cultivez votre liberté depuis un lopin de terre où vous assurez votre subsistance et organisez votre autonomie matérielle à petite échelle.
Inspirée par la célèbre sociologue et activiste allemande Maria Mies – dont vous regrettez le peu de traductions en français –, vous embrassez pleinement ses revendications écoféministes et décoloniales. Comme elle l’affirme avec sa comparse Veronika Bennholdt : « La perspective de la subsistance consiste à décoloniser les trois colonies du capital : la nature, les femmes et le Sud. » Comme elle, vous aspirez à une profonde réorganisation du travail – domestique, productif, nourricier –, qui privilégie la subsistance à la marchandisation, l’entraide à la subordination. « La liberté ne peut pas s’affranchir de la nécessité », écrit la sociologue Geneviève Pruvost, spécialiste des féminismes de subsistance, et vous êtes bien d’accord !
Or, cela exige de repenser radicalement « qui fait quoi ? », pour reprendre ses mots. C’est-à-dire, comment organiser le maintien et le soin de la vie sans hiérarchie de genre, de race ou de classe ? Là est tout votre combat. Faire vivre un monde où la majorité de la production, circulation et consommation des biens de nécessité se fait de façon localisée, dans la limite des ressources (humaines et non humaines) et des besoins propres à un territoire. Faire vivre une société multiple, décentralisée, faite d’une toile de communautés œuvrant à leur échelle, dans le respect des rapports humains et des équilibres écologiques. Par cette réappropriation, vous espérez renverser les dominations patriarcales et coloniales sur lesquelles l’ascension du capitalisme s’est construite.
En révolutionnaire du quotidien, vous fabriquez votre mode de vie autosuffisant affranchi des circuits mondialisés. Entre activité vivrière et ménagère, vos journées s’organisent au rythme des besoins du potager, des animaux et du foyer. Et quelle que soit la tâche, vous vous y attelez. Femme autonome certes, mais pas autarcique, vous vivez au sein d’un écosystème foisonnant d’amies, de connaissances et de voisins pour faire tourner votre quotidien : un réseau d’« entre-subsistance » avec ses propres fonctionnements économiques et politiques pour tenir dans le temps. Avec les habitants du coin, vous formez un îlot de résistance où la théorie politique se mêle à la pratique. Une vie collective et informelle faite de bric et de broc, de débrouille, de coups de main et d’huile de coude qui combine le vivre-ensemble et le bon-vivre. Chez vous, le politique prend corps dans la vie domestique et fait germer la résistance à l’arrière-cour des luttes écologiques.
Le partisan du buen vivir
Pour vous, la décroissance doit être avant tout une révolution culturelle. À rebours des logiques consuméristes, vous rêvez d’une démarchandisation générale, d’un retour à des systèmes de production collective localisés, privilégiant la frugalité, la convivialité mais aussi le don et la gratuité. Consommation, travail, richesse : la décroissance implique selon vous un total bouleversement des valeurs, une radicale « décolonisation de l’imaginaire », pour reprendre les termes de Serge Latouche.
Comme lui, vous pourfendez l’occidentalisation du monde. Contre l’horizon univoque du « développement », vous cherchez l’inspiration du côté des pensées autochtones latino-américaines, qui valorisent un bien-être communautaire en harmonie avec la nature, le « buen vivir » – en quechua, « sumak kawsay ». À l’universalisme, toujours suspecté d’occidentalisme, vous préférez le « pluriversel » de l’anthropologue colombien Arturo Escobar. Vous avez parfois une petite tendance à idéaliser à l’excès les sociétés paysannes pré-capitalistes.
Adepte de la simplicité volontaire, vous travaillez à mi-temps, votre garde-robe est minimaliste et vous choisissez de vous passer de smartphone, pour ne pas alimenter des processus extractivistes néocoloniaux dans les pays du Sud. Au-delà de cette éthique individuelle, votre version de la décroissance est avant tout un projet « métapolitique » : il ne nécessite aucun parti, ne vise pas la prise de pouvoir, ne propose pas de programme ni de formule institutionnelle. Dubitatifs, vos camarades écosocialistes vous traitent gentiment d’idéaliste inoffensif. Peu importe, en politique comme dans votre vie personnelle, vous avez fait vôtre l’emblème de l’escargot et la devise zapatiste : « J’avance lentement, mais j’avance. »
L'étudiante en degrowth studies
À vos yeux, la décroissance – degrowth en anglais – n’a rien d’une utopie hippie : c’est un champ académique bouillonnant, un réseau universitaire émergent, une école de pensée transdisciplinaire. Parfaitement anglophone, vous suivez en visio chaque événement du réseau Research and Degrowth et vous comptez avec ravissement la multiplication des publications universitaires sur la décroissance dans des revues à comité de lecture. Vous envisagez d’ailleurs de vous inscrire dans la quatrième promotion du master en ligne Degrowth: Ecology, Economics and Policy de l’Université de Barcelone.
La capitale catalane est à vos yeux le creuset de la pensée décroissante contemporaine. Vous avez soigneusement annoté L’Écologisme des pauvres de l’historien et économiste Joan Martínez Alier, figure tutélaire de l’école barcelonaise. Vous suivez sur les réseaux sociaux les comptes des chercheurs en vue des degrowth studies Giorgos Kallis, Timothée Parrique ou encore Jason Hickel. Votre prisme est celui de l’économie écologique : le système économique, comme un organisme, a besoin d’un apport constant d’énergie et de ressources. Or, la croissance, même « verte », repose sur un « échange inégal », c’est-à-dire l’appropriation à bas coûts de flux de matières par les pays du Nord, ainsi que sur l’extraction constante de nouvelles ressources aux « frontières de la marchandise », dans des territoires périphériques et marginalisés du Sud. Face à ces inégalités structurelles, la décroissance est d’abord pour vous une question de justice socio-environnementale globale.
En partisane fervente des communs, vous êtes, en parallèle de vos études, bénévole au supermarché coopératif de votre quartier. Pour changer la donne à plus grande échelle, vous comptez sur l’alliance des activistes décroissants du Nord avec les luttes du Sud global, dont vous suivez attentivement la multiplication sur le site de l’Atlas mondial de la justice environnementale. Pour vous, aucun doute, comme le résume le titre d’un livre qui traîne sur votre table de chevet : « The future is degrowth. »
L'écosocialiste décroissante
Avant vous étiez marxiste, point barre. Vous regardiez avec suspicion l’écologie comme une préoccupation petite-bourgeoise. Mais la multiplication des alertes sur le dérèglement climatique et la radicalisation récente des mouvements écologistes vous ont ébranlée. Et vous êtes tombée sur les travaux de l’éminent marxologue états-unien John Bellamy Foster, qui vous ont ouvert lesa yeux : Marx lui-même était écologiste ! Une vingtaine d’années après avoir écrit avec Engels le fameux Manifeste du Parti communiste, à la tonalité prométhéenne, le penseur allemand s’est en effet passionné dans les années 1860 pour les travaux de chimie agricole de son temps.
Ces derniers mettaient déjà en lumière l’appauvrissement des sols par l’agriculture intensive et la nécessité d’importer du guano d’Amérique du Sud pour maintenir la productivité des terres britanniques. Aux sceptiques, vous citez désormais pour preuve de l’écologisme de Marx cette phrase du Capital tirée d’un passage consacré à ce problème de fertilité : « La production capitaliste ruine dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. »
Désormais viscéralement rouge et verte, vous vous définissez comme écosocialiste décroissante. Parfois, vous devez batailler ferme contre certains de vos anciens camarades communistes très technophiles, qui rêvent d’un « communisme de luxe automatisé », à base d’IA sous contrôle public et d’exploitation minière spatiale. Comme l’anticapitaliste belge Daniel Tanuro, vous pensez qu’il faut travailler au contraire à l’émergence d’une nouvelle « conscience écologique de classe », pour détacher le mouvement ouvrier du productivisme. Car aucune transformation écologique d’envergure ne se fera à vos yeux sans la masse des travailleurs et travailleuses.
Pour participer à transformer la culture syndicale, traditionnellement axée sur le « partage des fruits de la croissance », vous organisez bientôt une rencontre entre les cégétistes de votre boîte et vos nouvelles connaissances d’Extinction Rebellion. Vous pensez que sur le principe d’une planification décroissante, il est possible de créer un terrain d’entente. Votre mot d’ordre : « Travailleurs et écologistes de tous les pays : unissez-vous ! »
Le décroissant réac'
Grand défenseur de la nature, vous rêvez d’une société débarrassée des technologies industrielles qui la mettent en péril. Productivistes, militaristes, et maintenant transhumanistes, vous déplorez le système technologique devenu l’expression d’un régime totalitaire qui pervertit les consciences et dévore le vivant. Vous pourfendez cette « société-machine » qui alimente un libéralisme illimité et un gigantisme technologique destructeur. Mais attention ! Votre utopie écolo-anarchiste vire franchement conservatrice.
Vous êtes un fervent lecteur de l’œuvre de Jacques Ellul(1) et vous ne manquez aucun numéro du journal satirique La Décroissance(2), rangés précieusement dans votre bibliothèque. Vous appréciez leur critique acerbe du « système technicien », mais comme eux, vous diabolisez l’émancipation des corps et des sexualités en les accusant d’être à la botte du capitalisme. Tantôt LGBTphobe, tantôt antivax, vous nagez dangereusement dans le confusionnisme.
Adepte d’un retour à la terre et d’un mode de vie paysan, vous avez une idée bien tranchée de ce qu’est la « nature ». Homosexualité, transidentité, tout ce qui ne rentre pas à vos yeux dans les lois biologiques incarne une « déviance » ou une « contre-naturalité » n’ayant pas droit à l’existence. Et gare aux pratiques qui leur ouvrent la porte. Tout acte technologique sur le vivant – IVG, PMA, transition de genre – n’est qu’une apologie de l’industrie, une attaque des processus naturels, nous conduisant tout droit vers le transhumanisme et l’extinction de la vie.
Cette protection de la nature est surtout une conservation farouche de la vision patriarcale et hétéronormée que vous vous en faites. Un fantasme qui vous rend aveugle à la complexité des êtres – humains et non-humains – qui la composent, et vous amène à nier une grande partie des existences et des modes de vie qui l’habitent. Ressaisissez-vous, soufflez et lisez Donna Haraway !
4. Figure de l’écologie politique, Jacques Ellul se montre aussi formellement opposé à l’égalité des droits hommes-femmes, à la pilule contraceptive, à l’avortement ou aux relations homosexuelles. Voir Yann Schmitt sur OpenEdition Journals, « Les contradictions d’un prophète chrétien : liberté formelle et conservatisme chez Ellul », Archives de sciences sociales des religions, 204, 2023, 85-98 ; ou Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes. Voyage en terres queers (Cambourakis, 2021), chapitre « Les jardins de l’anti-technicisme ».
5. Voir les numéros 161 (juillet-août 2019) « Contre la grande confusion » qui associe le transhumanisme à la transidentité et à toute la communauté LGBTQIA+ ; 163 (octobre 2019) « PMA-GPA pour tou·te·s : les idiots utiles du capitalisme » ; 184 (novembre 2021) « Lancement de l’humain génétiquement modifié » contre les vaccins ; 187 (mars 2022) « Du pass vaccinal au contrôle total ».
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