Les déterrés

Rabindranath Tagore : L’émancipation en harmonie avec la nature

Écrivain et poète indien à l’œuvre considérable, prix Nobel de littérature en 1913, Rabindranath Tagore (1861-1941) était aussi un précurseur de l’écologie. À travers ses ouvrages et son action pédagogique, il prônait une existence faite de liens sociaux forts et recentrée sur l’harmonie de la nature, pouvant libérer l’être humain du capitalisme destructeur de sens.

Dans une Inde sous domination britannique, Rabindranath Thakur, anglicisé en « Tagore », souhaitait la liberté pour les hommes et les femmes de son pays. Il y consacra sa vie, prônant que la liberté s’acquiert par l’apprentissage et une transformation sociale où chacun trouve sa place en harmonie avec le monde qui l’entoure. Sans doute son histoire familiale a-t-elle joué un rôle important dans ses réflexions, où l’idée d’émancipation est centrale. Né à Calcutta, capitale de l’État du Bengale-Occidental, le 7 mai 1861, le poète indien est un brahmane pirali : dans une Inde divisée en différentes castes établissant la place de chacun dans la société, les brahmanes sont des lettrés considérés comme les plus élevés socialement.

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Mais l’un de ses ancêtres, converti à l’islam au XVe siècle, fut rejeté par les hindous orthodoxes, ce qui valut aux membres de sa famille d’être considérés comme des traîtres – qualifiés de pirali. Le père de Rabindranath Tagore, engagé politiquement et salué pour sa grande sagesse, a œuvré pour dépasser le système de castes et pour l’émancipation des femmes. Lui-même opposé à cette logique de castes, Rabindranath n’eut de cesse de la dénoncer dans ses écrits, allant même jusqu’à créer en 1921 dans le village de Surul une « Maison de la Paix » pour soutenir les paysans mais également les dalits – les intouchables, considérés comme impurs. Dans sa pièce de théâtre Chandalika, publiée en 1938, il met en scène une jeune fille intouchable considérée comme une personne à part entière.

En 1873, alors qu’il est âgé d’à peine 13 ans, il visite avec son père les différents domaines que sa famille possède dans tout le pays, avant de poursuivre ses études en Angleterre en 1878. Mais le jeune homme préfère l’écriture, et son œuvre prolifique, faite de romans, de nouvelles, de poèmes et d’essais, témoignera de ses préoccupations écologiques et sociales. Il remporte le prix Nobel de littérature en 1913, devenant ainsi le premier écrivain non-Européen à recevoir ce prix prestigieux ; après sa mort, deux de ses poèmes deviendront respectivement les hymnes nationaux de l’Inde, en 1950, et du Bangladesh, en 1971. Mais l’écrivain talentueux est également « un humaniste qui observe, avec désolation, l’humanité mutilée par la chosification », explique Mohammed Taleb dans Rabindranath Tagore et le règne de la Machine (Le Passager clandestin, collection « Les précurseurs de la décroissance », 2021).

L’Homme mutilé face à la Machine

Si Rabindranath Tagore n’hésite pas à dénoncer les impensés de son pays, comme l’oppression des intouchables et les mariages arrangés qui emprisonnent les femmes, il critique aussi la « civilisation politique » de l’Occident converti au capitalisme industriel, faite de « gloutonnerie terrifiante et sans espoir, d’exploitation en grand des nations par les nations, de machines aussi colossales pour transformer en hachis de grandes portions de la Terre », écrit-il dans son Message de l’Inde au Japon, prononcé à l’université impériale de Tokyo le 18 juin 1916.

Si, comme Gandhi, il soutient le mouvement pour l’indépendance de l’Inde, il reproche au guide spirituel son nationalisme ; pour le poète indien, le concept de nation est totalement étranger à l’histoire de l’Inde et hérité de la colonisation. Il menace d’entraîner l’Inde dans un esprit revanchard et dans une montée du fondamentalisme religieux. « Ceux qui ont obtenu la liberté politique ne sont pas nécessairement libres, relativise-t-il, ils sont seulement puissants. »

Pour Tagore, cette technicisation du monde englobe et uniformise tout, et chaque personne se trouve abîmée par sa domination.

Rabindranath Tagore se désole surtout de voir ce qu’il appelle la « Machine » broyer les âmes et les corps. Cette Machine, c’est la technicisation du monde et sa « simple organisation mécanique » qui poussent l’être humain, transformé en « homme politique et commercial » à courir après l’accumulation matérielle et le pouvoir. « C’est une science appliquée, et par conséquent plus ou moins semblable dans ses principes partout où elle est employée. C’est comme une presse hydraulique dont la pression est impersonnelle et, par cela même, sans défaillance. » Pour Tagore, cette technicisation du monde englobe et uniformise tout, et chaque personne se trouve abîmée par sa domination.

La nature, reflet de « la joie de l’infini »

En plus de mutiler les humains, la Machine, dans sa soif de profit, détruit aussi la nature, alors qu’elle permet à chacun d’être un « Homme complet » en harmonie avec son milieu, trouvant ainsi sa place dans l’univers : « La beauté de la nature n’est pas un mirage de l’imagination, elle reflète la joie de l’infini et nous appelle à nous plonger en lui » (Souvenirs [1912], Gallimard, 1986). La vie au sein des champs et des forêts permet de prendre conscience de ce qui compte réellement ; en conduisant vers ce qui est juste, elle libère l’individu de l’obsession de richesse et de puissance induite par le capitalisme.

Car c’est là que se trouve le cœur de la pensée de Rabindranath Tagore : c’est l’émancipation de l’individu qui prime. Toute sa vie sera consacrée à développer une éducation pluridisciplinaire, en lien avec la nature. Il fonde tout d’abord une école sur le domaine familial de Shilaidaha (qui se situe désormais au Bangladesh), où il envoie ses enfants. Puis il s’installe en 1901 à Santiniketan, dans le Bengale rural, et crée une école de plein air qui s’étoffera au fil des ans. Soucieux de l’accessibilité de l’éducation, il décide de prendre intégralement en charge les frais de scolarité des élèves, allant même jusqu’à vendre une propriété et des bijoux de famille.

Dans sa pédagogie, une grande part de liberté est laissée aux élèves et une attention toute particulière est donnée aux arts et à la beauté des paysages ; l’écrivain ne voulant pas que l’éducation soit sans âme et déconnectée de la Terre. Pour lui, la ruralité est un lieu où la vie est riche de sens, constituée d’un rapport permanent à la nature, d’un temps qui s’écoule au fil des moissons, de liens forts avec les autres habitants.

Dans son poème de 1913 La Jeune Lune (Gallimard, 1980), Tagore nous plonge dans la vie d’un petit garçon et décrit cette vie harmonieuse : « Maman, si tu le veux bien j’aimerais être le passeur du bac quand je serai grand. / Je ferai la traversée sans cesse d’une rive à l’autre et les garçons et les filles du village, en se baignant, me regarderont bouche bée. […] / Quand la journée est finie les ombres se blottissent sous les arbres, j’arriverai alors avec le crépuscule. / Jamais je ne te quitterai pour aller à la ville travailler comme mon père ». Son œuvre est là pour nous rappeler qu’une vision du monde décroissante n’est pas l’apanage de l’Occident.  

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