Comme une grosse mouche métallique, l’hélicoptère bleu passe en vol stationnaire quelques instants pour évaluer les convulsions du cortège. Au sol, l’horizon se brouille. Impossible de distinguer où commence le ciel de cendres et où s’arrêtent les nuages de gaz lacrymogènes. Le 29 octobre 2022, un déluge d’engins explosifs et assourdissants s’abat sur la campagne poitevine autour du village de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres. Quelque 1 700 représentants des forces de l’ordre et pas moins de 7 000 manifestants se font face dans un impitoyable capture the flag champêtre. Chaque détonation disperse des grappes de manifestants dans les champs façon pop-corn, soulève des mottes, creuse des trous dans les chairs et dans la terre.
Tout ça pour en protéger un autre, de trou : celui d’une méga-bassine en construction. Un groupe d’opposants parvient soudain à faire une percée dans le cordon de gendarmes mobiles et à escalader le talus. Des cris de joie se font entendre. Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci, soulève triomphalement son mégaphone : « La préfète devra signer ce soir sa lettre de démission, on a réussi ! On est entré sur le chantier ! » Un filet de sang séché serpente sur son visage enserré par un bandage blanc qui donne à son crâne des airs d’œuf de Pâques. Un peu plus tôt, il a reçu un coup de matraque alors qu’il s’accrochait aux grilles barrant l’accès à la bassine. Au total, 50 manifestants seront blessés selon les organisateurs de la mobilisation, dont trois à la tête par des tirs tendus de LBD.
Les gendarmes mobiles tentent, à coups de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclement, de repousser les manifestants qui veulent s’introduire sur le chantier de la méga-bassine de Sainte-Soline, le 29 octobre 2022.
Retour au camp de base, situé à 2,5 kilomètres à travers champs. Juchée sur un pick-up, la sculpture monumentale d’une outarde canepetière, une espèce protégée d’oiseau migrateur qui niche dans les environs, fait office d’oriflamme. Derrière elle s’étire une longue procession de manifestants, pour beaucoup en bleu de travail – le dress code de cette mobilisation. Toutes et tous ont convergé des quatre coins de la France à l’appel de 150 organisations, syndicats, associations et collectifs. La préfecture, craignant l’installation durable d’une ZAD, avait pourtant bien tenté de les décourager en interdisant « toute manifestation et attroupement » et « tout rassemblement festif[…]de type free-party » aux alentours de la bassine. Malgré les menaces de répression et les barrages mis en place pour dissuader leur venue, les militants ont bravé en nombre l’arrêté, conscients que ce qui se joue à Sainte-Soline déborde largement la simple construction de cette retenue d’eau, aussi pharaonique soit-elle – le projet prévoit une contenance de 620 000 m3, soit l’équivalent de 250 piscines olympiques.
Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci, peu de temps après avoir été blessé au cours de la « Prise de la bassine » par un coup de matraque : « On peut supporter cette violence-là, parce qu’on a un écosystème qui subit une violence décuplée », réagit-il.
État + lobbys = agro-industrie
Car les méga-bassines pourraient en effet se multiplier sur tout le territoire français dans les prochaines années. En tout, 16 projets de ce type sont prévus dans le département. La députée EELV Lisa Belluco, elle aussi victime de coups de matraque de la part des forces de l’ordre au cours de la « Prise de la bassine » du samedi, rappelle d’ailleurs que cette prolifération n’est pas limitée aux Deux-Sèvres : « Dans la première circonscription de la Vienne où je suis élue, la préfecture essaye de passer en force pour lancer la construction de 31 méga-bassines. Le combat de Sainte-Soline est un symbole. C’est celui de tous les autres départements, de tout le reste de la France. Si on gagne ici, on arrêtera tous les autres projets », espère-t-elle. En attendant, les méga-bassines bénéficient du soutien inconditionnel de l’État, qui finance ces cratères plastifiés à hauteur de 70 %, et de l’exécutif : « Je veux qu’on puisse aller au bout des bassines », avait déclaré sans ambages Emmanuel Macron, le 9 septembre 2022, tandis que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin accusait le 30 octobre les opposants d’« écoterrorisme », alors que ceux-ci venaient de scier une canalisation qui devait être raccordée à la retenue d’eau.
Sur le camp de base, situé à 2,5 km du chantier de la méga-bassine de Sainte-Soline, les opposants ont dressé l’effigie d’une outarde canepetière, animal-totem de la mobilisation.
Pour les anti-bassines qui réclament un moratoire sur ces projets, pas question cependant de faire porter le chapeau à quelques agriculteurs locaux. « Ce ne sontpas les douze paysans qui vont être raccordés à la bassine qui sont notre cible, mais bien le système auquel ils sont asservis », martèle Julien Le Guet. En ligne de mire, l’agro-industrie tournée vers l’exportation et l’élevage intensif, gorgée de subventions, soutenue par l’État et les lobbys, qui encourage l’accaparement de l’eau au mépris du maintien des écosystèmes et des autres usages. Lui-même bateleur dans le marais poitevin, deuxième zone humide la plus vaste de France située en aval du projet de Sainte-Soline, Julien Le Guet redoute que la région ne « ressemble à l’Andalousie dans trente ans » sous l’effet des sécheresses pluriannuelles. Le 28 octobre 2022, 38 départements dont les Deux-Sèvres étaient encore en « crise », le niveau d’alerte sécheresse maximale, situation qui intervient après un hiver et un été 2021 eux aussi très secs. Selon le porte-parole de Bassines non merci, la raréfaction de la ressource, conséquence des changements climatiques, remet en cause toute la logique sur laquelle les bassines est fondée : « L’idée, c’est de pomper l’eau quand elle est abondante. Mais quand elle ne l’est plus, tout le système s’écroule », explique Julien Le Guet.
Maladaptation au dérèglement climatique
Appelées « réserves de substitution » par ses promoteurs, les méga-bassines sont des édifices d’une surface moyenne de huit hectares munis de plusieurs points de captage, qu’ils sont autorisés à actionner en hiver, lorsque les nappes phréatiques sont censées être remplies après les pluies automnales. Remontée en surface et stockée à ciel ouvert dans de gigantesques piscines dont le fond est bâché, l’eau peut alors être utilisée l’été pour irriguer les cultures. La Coop de l’eau 79, maître d’ouvrage de ces projets dans les Deux-Sèvres, argue qu’un tel système permet de ne plus avoir à ponctionner le milieu naturel en période d’étiage, et serait ainsi « compatible avec les contraintes environnementales ».
Mais les volumes de prélèvement de référence, calculés il y a plus de quinze ans alors que le risque de sécheresse était encore sous-estimé, sont de nature à mettre en péril les milieux naturels et la distribution en eau potable. L’idée de « substitution » serait donc une « arnaque », balaye Julien Le Guet : « Les volumes prélevables étaient déjà trop élevés lorsqu’ils ont été fixés et ne laissent pas le temps aux nappes de se reconstituer. » Il est en cela rejoint par Magali Reghezza-Zitt, géographe membre du Haut Conseil pour le climat, et Florence Habets, hydroclimatologue et directrice de recherche au CNRS, qui estiment que les méga-bassines relèvent d’une « mal-adaptation ». « Le remède pérennise, voire aggrave, le risque qu’il est supposé résoudre », expliquent les deux chercheuses, qui observent « un contrat tacite entre les autorités et un petit nombre d’usagers, ces dernières concédant des investissements coûteux dès que la ressource devient insuffisante pour maintenir, voire continuer à intensifier l’usage de la ressource ». Bénéficiant à une minorité de gros agriculteurs 1, le système des bassines devient alors la bouée de sauvetage d’un modèle intensif de plus en plus intenable à mesure que le climat se dérègle. La Coop de l’eau, malgré nos sollicitations, n’a pas souhaité répondre à nos questions.
« Qu’ils viennent me couper l’eau ! »
Dans le monde paysan, la dérive des continents semble cependant amorcée. Tout récemment, quelques petits exploitants ont décidé de sortir du rang. Olivier Drouineau est de ceux-là. Alors qu’il déambule entre les serres de sa ferme maraîchère, située à Prin-Deyrançon, il désigne du doigt ses différentes cultures, toutes bio, « là du fenouil, là du radis, là des tomates », puis s’engouffre brusquement dans une allée, farfouille entre les feuilles d’une plante haute : « Tenez, des haricots verts crus, vous avez déjà goûté ? » En tout, 45 espèces de fruits, légumes et plantes aromatiques sont cultivés au « Potager mignon », nom donné à la ferme lorsqu’il s’y est installé avec son associée Béatrice Brunet, en avril 2019. Adhérents de la Coop de l’eau 79 (comme le sont tous les exploitants irrigants du département, qu’ils soient ou non raccordés aux bassines), ils ont décidé d’entrer en rébellion contre elle après avoir reçu de sa part une mystérieuse facture de 384 euros, peu détaillée. Olivier demande des explications et, au bout de six mois, finit par en obtenir : « C’était des frais de “fouille” pour la construction d’une bassine. Là, on a dit stop. On arrête de payer pour les gros qui exportent leur maïs et qui vivent sur le dos des maraîchers. » Pour lui, le monde agricole se structure en différentes « cases » : « D’un côté, il y a les éleveurs et les maraîchers, qui arrivent à bosser ensemble. De l’autre, il y a les céréaliers… Dans l’équipe de foot du village, on est sept agriculteurs, eh bien les deux seuls à être pour les bassines, c’est les céréaliers. »
Rémi Laurendeau sous ses serres à Vançais, non loin de Sainte-Soline. Le maraîcher craint que la future méga-bassine n’assèche la rivière souterraine qui alimente son puits.
Le schisme s’amorce au cours des années 1990, décennie où de nombreux agriculteurs de la région se tournent vers la culture de maïs irrigué, profitant de généreuses subventions de la politique agricole commune (PAC). Plante hybride d’origine tropicale très gourmande en eau 2, le maïs a des besoins qui atteignent leur maximum au cœur de l’été, juste au moment où la ressource est la plus rare. La consommation en eau d’une exploitation céréalière productrice de maïs irrigué est donc colossale – il n’est d’ailleurs pas rare que certaines se voient attribuer des quotas de plus de 100 000 m3 d’eau. À titre de comparaison, Olivier revendique moins de 10 000 m3 annuels pour faire tourner son exploitation, seuil que la Coop de l’eau lui a déjà demandé de baisser de 30 %, avec une répercussion inévitable sur ses rendements. Un système qu’il juge d’autant plus injuste que le maïs produit est en grande partie destiné à l’export. Olivier défend, lui, une agriculture vivrière et locale : « Je nourris 300 familles à moins de 20 kilomètres autour de la ferme. Elles nous soutiennent d’ailleurs, donc qu’ils viennent me couper l’eau ! »
Olivier Drouineau, dans la ferme maraîchère de Prin-Deyrançon, qui fournit en fruits et légumes bio 300 familles des environs.
Accaparement et remembrement
Rémi Laurendeau, lui aussi exploitant irrigant à Vançais, non loin de Sainte-Soline, a rejoint Olivier dans son combat pour défendre un statut à part pour les maraîchers. En 2019, il avait fait une demande pour être raccordé à une future bassine, restée lettre morte. Lorsqu’il a adhéré à la Coop de l’eau, on lui a subtilement fait comprendre que ça ne se ferait pas : « Faire une dérivation de 200 mètres pour moi, qui ne demande que 2 000 m3 ? C’est trop peu, ça va leur coûter trop cher », explique-t-il, reprochant à la Coop de l’eau une solidarité à l’envers, une mutualisation à géométrie variable. Avec Sainte-Soline, le maraîcher craint maintenant que son puits de neuf mètres ne s’assèche, car le point de captage de la bassine est situé en amont de la rivière souterraine qui passe juste sous sa ferme. « Moi j’ai besoin d’eau toute l’année, pas qu’en juillet. Sous mes serres, il ne pleut pas ! » Rémi confie que les rapports sont parfois tendus avec les autres agriculteurs pro-bassines et qu’il lui arrive de « regarder par-dessus [s]on épaule ».
Mais il comprend leur logique : « Je ne leur en veux pas. Les bassines, ça correspond à leur schéma de production. Mais je n’ai pas envie de payer pour eux. Ils essayent de survivre, comme nous… mais dans l’autre sens ! Nous, les petits, les maraîchers, on se demande “qui sera le prochain à se casser la gueule” ; les gros, c’est plutôt “qui va reprendre notre exploitation”. » Personne ne se bousculerait en effet pour racheter une ferme dont l’approvisionnement en eau est incertain. À l’inverse, en des temps où la ressource se raréfie, être raccordé aux bassines est un avantage comparatif synonyme d’une exploitation sécurisée et valorisée. L’accaparement de l’eau a donc pour effet de concentrer les richesses sur quelques fermes, phénomène qui pourrait être encore accentué par le remembrement des terres consécutif au départ à la retraite d’un agriculteur sur deux d’ici dix ans. « On va vers un modèle avec des exploitations énormes, impossibles à reprendre sauf par de grands groupes, où les paysans ne possèdent plus la terre et ne décident plus de rien », déplore Rémi.
Fremens et cutters à roulette
Dans cette guerre de l’eau, les deux maraîchers conviennent cependant que la détérioration du matériel est un pas à ne pas franchir : « Quand vous commencez à casser, plus personne ne vous écoute », considère Olivier. En cause, les méthodes d’action de certains anti-bassines, qui sont depuis quelque temps passés à la vitesse supérieure. En novembre 2021, le sabotage de la bassine de La Laigne (Charente-Maritime) avait été revendiqué par deux énigmatiques groupes, les Fremens du Marais poitevin et le Gang du cutter à roulette 3. Quelques jours plus tard, c’est au tour de la bassine de Cram-chaban d’y passer, édifice que la cour d’appel de Bordeaux a depuis reconnu illégal. Sur le rond-point qui y mène, un panneau porte une inscription « connard » à moitié effacée. Une autre sortie conduit à la ferme d’Emmanuel Raballand – 100 vaches laitières, 200 hectares de cultures en bio dont 150 sont destinés à nourrir son troupeau, et trois salariés. Souhaitant être raccordé à une bassine, il n’a eu pour l’heure à déplorer « que des petites crasses » : « On a bouché une de mes entrées d’irrigation avec un pull en laine, ou alors on m’a coupé les vannes, des trucs comme ça », relate-t-il. Il ne voit pour l’heure pas d’autre choix que de continuer à irriguer : « Avec ma surface, je pourrais avoir une exploitation de 30 vaches, revenir à un truc plus humain, mais ça veut dire aussi bosser tout seul et ne plus avoir de vie à côté. Et puis, il y a tous les prêts que j’ai contractés que je dois rembourser... », énumère-t-il d’une voix fatiguée.
Le 29 octobre 2022, quelques minutes avant de se diriger vers la bassine de Sainte-Soline, une assemblée est organisée pour expliquer le déroulé de l’opération : trois cortèges séparés s’élanceront pour multiplier les fronts et les chances de transpercer le cordon de gendarmes mobiles.
Fils et petit-fils d’agriculteur, Emmanuel semble soudain porter tout le poids des décisions prises par les générations qui l’ont précédé, de cette agriculture française qui a dû enfiler au tournant des années 1960 la camisole de force du productivisme. « Les agriculteurs ont fait ce que leur époque leur a dit de faire : augmenter les rendements, faire de l’irrigation, investir dans du matériel… Ça a été trop loin, c’est sûr, et maintenant, c’est sûrement l’inverse qu’il faudrait faire. » Comme pour de nombreux autres agriculteurs pris dans un entrelacs d’injonctions contradictoires et de conflits de loyauté, son avenir s’annonce brumeux. Autant que les champs de Sainte-Soline baignés de gaz lacrymogènes un jour de mobilisation anti-bassine.
Retrouvez ce reportage dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en librairie et sur notre boutique.
1 Seuls 6 % des agriculteurs du département devraient être raccordés aux méga-bassines, selon la Confédération paysanne.
2 On estime que pour produire un kilo de maïs, il faut 454 litres d’eau.
3 Ces noms font respectivement référence au peuple de la planète Dune, dans le roman de science-fiction éponyme de Frank Herbert, et à un autre roman, Le Gang de la clé à molette, écrit par Edward Abbey.
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