Transition de l'emploi et chiffrage

Reconversion écologique : où postuler en 2050 ?

Alors que le sujet est souvent agité comme un épouvantail pour freiner les mesures de décarbonation de l’économie française, plusieurs organismes ont tenté de modéliser une évolution de l’emploi compatible avec la transition écologique. Résultat : loin de la grande casse redoutée, décarboner serait même un moyen de créer du travail. Sortez vos calculettes...

Les enjeux politiques les plus brûlants se cachent parfois derrière les calculs les plus obtus – comme les noms les plus abscons. Three-ME, TETE, Imaclim… Non, il ne s’agit pas de marques de ventilateurs, mais de modèles cherchant à mesurer l’incalculable, ou presque : évaluer les conséquences économiques des politiques environnementales, et en particulier mesurer leur effet sur l’emploi.

Retrouvez notre dossier complet sur l'écologie et l'emploi dans notre dernier numéro d'avril-mai « L'écologie recrute », disponible sur notre site !

L’enjeu est capital, car ces scénarios offrent d’indispensables repères dans le grand saut de nos économies exigé par la catastrophe climatique, tout en répondant sur le terrain statistique aux accusations faisant de l’écologie l’ennemie de l’emploi. « La transition écologique est régulièrement taxée d’être destructrice d’emplois, malgré toutes les démonstrations qu’il s’agit d’une croyance erronée au niveau global », regrette Thomas Gaudin, économiste en charge des questions d’emploi au sein de l’Agence de la transition écologique (anciennement Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie - Ademe).

Il y a, bien entendu, de la mauvaise foi dans ces accusations, visant à justifier le maintien d’un modèle de croissance à tout prix. Mais aussi un biais cognitif, que relève Thomas Gaudin : « Cette perte d’emploi peut être localement vraie, et il est plus facile de médiatiser des situations particulières difficiles plutôt que de traiter un tableau global positif. » Quoi qu’il en soit, l’opposition classique entre « fin du monde » et« fin du mois » n’a rien d’une évidence.


Des outils de modélisation informatique, d’une grande complexité, sont justement conçus pour clarifier l’avenir. Ainsi, Imaclim est développé depuis les années 1990 au sein du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), tandis que Three-ME (pour « Multi-sector Macroeconomic Model for the Evaluation of Environmental and Energy policy ») est mis en œuvre depuis 2008 par l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Tous deux ont en commun de fournir des modèles dynamiques d’équilibre général de l’économie, prenant en compte les rétroactions sur le reste du système lorsqu’un paramètre est modifié.

TETE (pour « Transition écologique, territoire, emploi »), né en 2018, a quant a lui été concocté par le Réseau action climat et l’Ademe. Son petit défaut ? Ne pas prendre en compte les rétroactions, comme ses deux grands frères. Mais son point fort n’est pas négligeable : en portant sur les 139 branches de l’économie française, TETE en offre un panorama à 360 degrés. Bref, « la prédiction n’est jamais facile, surtout quand elle concerne l’avenir », s’amuse Philippe Quirion, économiste au Cired, qui a contribué à l’élaboration de TETE.

D’autant que, pour nourrir ces modèles, il faut des données. En France, elles sont essentiellement produites par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Mais, si ces données sont plutôt à jour, « les catégories n’ont pas été pensées pour la transition », relève Philippe Quirion. Par exemple, il n’existe pas de catégorie spécifique pour la transition thermique des bâtiments : calculer les effets sur l’emploi dans ce secteur réclame donc de collecter des données éparpillées.


Gain d’emploi

En dépit des difficultés méthodologiques et de la diversité des modèles, les scénarios chiffrés les plus aboutis convergent : la décarbonation de l’économie conduira à un gain d’emploi. Un gain qui est même admis au plus haut niveau de l’État. Ainsi, le rapport concocté en mars 2020 par le ministère de l’Écologie en vue d’étayer la « stratégie nationale bas carbone » (SNBC) suivie par la France tablait sur « un rythme de créations de 20 000 à 25 000 emplois directs et indirects par an en moyenne sur la longue période ».

Ce chiffre est obtenu grâce aux modèles Three-ME et Imaclim : ce dernier table sur une création de l’ordre de 300 000 emplois en 2030 et 700 000 emplois en 2050 ; et, pour le premier, de 500 000 postes supplémentaires à l’horizon 2030 à 900 000 postes à l’horizon 2050. Ces projections concordent avec d’autres scénarios réalisés par des organisations non affiliées à l’État, comme celui de négaWatt, association qui milite pour une réduction ambitieuse des consommations d’énergie.


En 2017, négaWatt tablait sur un solde positif de 379 000 emplois en 2030. « Dans un premier temps, on assiste à une mutation avec un fort développement des activités liées à la transition énergétique, notamment la rénovation des bâtiments et la production d’énergie renouvelable, qui génèrent chacun près de 300 000 ETP [équivalent temps plein] d’ici 2030. D’autres secteurs génèrent également des emplois, en quantité plus modeste : activités de réparation, information, efficacité des appareils, etc. », commentait l’association – avec laquelle Philippe Quirion collabore –, tout en prévoyant des pertes d’emploi dans la construction automobile, le fret routier et le transport aérien.

Puis, dans une seconde phase, il est prévu que « le nombre d’emplois se stabilise dans la plupart des secteurs, hormis ceux des transports et du bâtiment », jusqu’à atteindre + 500 000 ETP en 2037.Négawatt a récemment étayé, grâce à l’outil TETE, ses prévisions concernant deux secteurs, misant désormais sur 250 000 emplois supplémentaires pouvant être créés dès 2030 dans le secteur de la rénovation des bâtiments, et près de 90 000 dans les énergies renouvelables.


Un dernier chiffrage récent confirme cette tendance. Réalisé par The Shift Project, dans le cadre d’un « Plan de transformation de l’économie française » sur lequel le think tank a planché durant près de deux ans, le volet emploi conclut lui aussi à une hausse, mais avec une méthode différente. Ne se concentrant que sur 8 secteurs clés de l’économie, l’organisme a établi un chiffrage « à la main »à partir des données officielles, explique Yannick Saleman, chef de projet « Emploi et finance » au sein du Shift Project.

Cette prévision n’intègre donc pas, à la différence des modèles informatiques, une dynamique globale incluant les emplois induits. Sur ce périmètre concernant 4 millions d’ETP – soit 15 % de la population actuellement en emploi –, le gain estimé est de 2 % à 2050, soit 300 000 emplois. Mais avec de forts mouvements, puisqu’à côté des 1,1 million emplois créés, 800 000 seraient détruits. L’agriculture serait la grande gagnante, en raison notamment de la relocalisation de la production de fruits et légumes et de la généralisation des pratiques agroécologiques(lire notre article p. 34-35).


« GIEC du chômage »

Par-delà les chiffres, forcément ardus et incertains, c’est la tendance qui compte. « On peut gérer la transition bas carbone sans détruire massivement de l’emploi au niveau national », affirme Yannick Saleman. Une telle mutation signifierait une rupture avec le modèle de tertiarisation de l’économie, « symptôme de l’externalisation de notre production grâce au pétrole », souligne l’expert : dans cette nouvelle structure de l’emploi, l’agriculture croîtrait de 50 % et l’industrie doublerait, le tout au détriment des services.

Mais cette transition n’est pas sans certaines conditions, la première étant de la planifier, prévient Yannick Saleman : « Il sera nécessaire de coordonner cette transformation. Par exemple, pour permettre l’essor de la “cyclo­logistique” [qui promet 111 000 ETP], nécessaire pour gérer le “dernier kilomètre” des livraisons, il faudra obligatoirement réorganiser les flux de marchandises. »


« Il faut une planification des emplois et des compétences », renchérit Philippe Quirion. Ce qui nécessite une nouvelle approche, signale Thomas Gaudin : « Il n’existe pas de ministère de l’Emploi car, étant à cheval sur le social et l’économie, il n’est pas facile à mettre dans une case. Et contrairement au sujet du chômage abordé sous l’angle de l’intérêt général, parler d’emploi se heurte immédiatement à des intérêts particuliers, qu’ils soient territoriaux ou sectoriels. » Pour y remédier, l’économiste de l’Ademe imagine une « organisation en tandem ».

D’un côté, un chef de file avec une vision interprofessionnelle chargé de mettre en œuvre des objectifs environnementaux ; de l’autre, des accompagnants pour chaque territoire. Et pourquoi pas une grande conférence sociale et environnementale pour lancer un tel dispositif : « On a besoin d’une architecture afin d’organiser des dialogues emploi-environnement autonomes à tous les étages », imagine Thomas Gaudin.


« L’idée est de sortir de la dépendance aux machines pour renforcer le rôle du salarié et de ses compétences », abonde Yannick Saleman. Reste une question : comment configurer une telle transition en restant soumis aux actuelles règles de libre-échange, qui ont organisé la mise en concurrence mondialisée ? Nos trois experts admettent la nécessité de les revoir. « Changer les règles du jeu est inéluctable », pointe Yannick Saleman, qui évoque en particulier l’institution de critères de décarbonation dans les appels d’offres et une réciprocité « non négociable » des normes environnementales et sociales.


Quant à Thomas Gaudin, il imagine la création d’une nouvelle organisation : « Face au “Giec du climat”, il faudrait un “Giec du chômage” avec des experts capables d’élaborer des scénarios d’emploi à l’échelle mondiale. » Une telle mission pourrait être portée par l’Organisation internationale du travail (OIT), ajoute l’économiste, à la condition que l’institution soit mise « au-dessus » de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui fixe les règles du libre-échange. Une telle disposition permettrait à une « vision d’intérêt général d’émerger », esquisse Thomas Gaudin. « Sinon, on restera toujours dans la compétition. »

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