Les cirrus forment peut-être de poétiques cheveux d’ange, mais ils posent un problème. Ces nuages de haute altitude qui recouvrent près de la moitié du globe empêchent une partie de la chaleur terrestre de s’échapper. À leur façon, ils participent donc au réchauffement climatique… Et si, pour refroidir la Terre, on s’en débarrassait ? Cette éventualité a été très sérieusement développée en 2009 par deux chercheurs américains dans un article publié dans la revue Environmental Research Letters. William Finnegan et David Mitchell proposent de modifier l’organisation des cristaux de glace qui composent les cirrus via l’injection d’un produit chimique – le triiodure de bismuth –, afin d’accélérer l’agrégation de cette glace.
Cela aurait pour effet de les faire disparaître plus rapidement et donc, à grande échelle, de diminuer le nombre de cirrus dans le ciel. Quant à la méthode pour injecter autant de triiodure de bismuth dans l’atmosphère, les auteurs en suggèrent une « relativement peu coûteuse » : utiliser les avions. Adieu donc le flygskam, cette « honte de voler » qui sévit en Suède : avec une telle méthode, la honte serait plutôt de ne pas prendre l’avion. Sûrs de leur fait – et éludant les effets encore méconnus des cirrus sur la réflexion des rayons solaires et l’absorption des radiations thermiques –, William Finnegan et David Mitchell notent seulement que le défaut majeur de leur proposition est de ne pas stopper l’acidification des océans. Mais, ajoutent-ils, leur méthode éviterait nombre de désagréments causés par la principale option de géo-ingénierie aujourd’hui sur la table, la pulvérisation de soufre dans l’atmosphère.
Les ingénieurs du climat
Cette dernière solution, malgré ses défauts, a surtout eu un mérite : aider la géo-ingénierie à sortir de la marginalité pour s’imposer comme un sujet de débat au plus haut niveau. Car les projets de ce champ de recherche, parfois dénommé « ingénierie climatique », et qui vise à modifier des mécanismes naturels par des interventions humaines à une échelle globale, peuvent à première vue passer pour fantaisistes. Ces propositions se rangent en deux catégories. Il y a d’abord les recherches qui s’attellent à la capture du carbone présent dans l’atmosphère, où il participe à l’effet de serre, pour le stocker dans un endroit où il serait moins dangereux. Les idées les plus fameuses en la matière sont celles qui préconisent d’injecter du carbone dans les océans, les ensemencer en fer pour attirer ce carbone dans les fonds marins ou encore y ajouter de la chaux et accélérer artificiellement l’érosion des roches afin de lutter contre leur acidification.
Quant à l’autre grande catégorie de la géo-ingénierie, elle cherche comment réduire le niveau de rayonnement solaire qui arrive sur la planète et donc limiter l’énergie ensuite bloquée dans l’atmosphère par l’effet de serre. En 1993, un physicien a ainsi émis l’idée d’augmenter l’orbite de la Terre pour l’éloigner un peu du Soleil, suggérant la piste de la fission nucléaire pour y parvenir… Certains chercheurs proposent aussi d’éclaircir les nuages afin de favoriser la réflexion des rayons solaires et donc d’intensifier leur effet de bouclier – en créant par exemple une flotte de navires spécialement affectée à la pulvérisation de gouttelettes d’eau de mer, on pourrait obtenir cet effet. Quant à la pulvérisation de soufre dans la stratosphère (1), elle vise également à refroidir la Terre selon un mécanisme reproduisant celui créé par les éruptions volcaniques pour constituer une sorte de bouclier qui absorberait alors les rayons solaires.
De la plaisanterie au « réalisme »
D’abord perçus comme farfelus, les projets de géo-ingénierie commencent à être pris en considération dans les années 1990. Au cours de cette décennie marquée par le début des grandes négociations climatiques internationales, « l’immense majorité des climatologues regarde la géo-ingénierie comme une science-fiction, émanant de quelques nostalgiques de la guerre froide », résume l’historien des sciences Régis Briday (2). Mais les années passent et, « à la fin de la décennie 2000, en revanche, la géo-ingénierie est devenue un sujet sérieux, légitime de discussion au sein de la communauté scientifique internationale », relève le chercheur. Si la géo-ingénierie s’est mise aussi vite à l’agenda, c’est que la conjoncture lui a été favorable.
Alors que l’urgence climatique – et l’angoisse qu’elle génère – se fait toujours plus pressante, les échecs des négociations internationales ont nourri un désespoir sur la possibilité d’une réduction concertée des émissions de CO2. C’est dans ce contexte que la géo-ingénierie va s’offrir des ralliements majeurs qui vont lui donner une respectabilité. Celui de Paul Crutzen est le plus retentissant d’entre eux : le Néerlandais est une autorité mondiale pour ses travaux sur la couche d’ozone, ce qui lui a valu un prix Nobel de chimie, et a popularisé la notion d’« anthropocène ». En 2006, il signe dans la revue Climatic Change un article envisageant la pulvérisation de soufre dans la stratosphère comme une possibilité.
Les dernières lignes de son article sont révélatrices du sentiment qui gagne une partie de la communauté scientifique : « Le mieux serait que les émissions de gaz à effet de serre soient réduites afin qu’une expérience de largage de soufre n’ait pas besoin d’être mise en œuvre. Actuellement, cela semble être un vœu pieux (3). » Paul Crutzen s’est-il laissé guider par le pessimisme ? Quoi qu’il en soit, « son intervention brisa le-tabou sur la géo-ingénierie », affirme le philosophe australien Clive Hamilton dans un ouvrage de référence sur le sujet, Les Apprentis sorciers du climat (Le Seuil, 2013). Dans le même numéro de Climatic Change, une autre légitimation académique de poids intervient sous la plume de Ralph Cicerone, alors président de l’Académie américaine des sciences, qui explique sa démarche comme un soutien à Paul Crutzen en faveur de son appel à « une recherche en géo-ingénierie » (4).
“La géo-ingénierie s’enracine dans un milieu façonné par le cadre idéologique de la guerre froide durant laquelle les États-Unis ont utilisé l’arme météorologique contre le Vietnam.”
Le prudent soutien du GIEC
Ces prises de position ont immédiatement suscité la controverse, mais ont aussi traduit un état d’esprit qui va culminer en 2009 au sommet de Copenhague : pour la première fois, des ateliers sur la géo-ingénierie sont programmés, et dans le même temps l’échec des négociations va alimenter une défiance de plus en plus partagée quant à leur efficacité. Quelques mois plus tôt, le quotidien britannique The Independant interrogeait 80 spécialistes mondiaux du climat sur le besoin d’un « plan B » (comprendre « la géo-ingénierie ») : 54 % avaient alors répondu qu’il s’agissait désormais d’une nécessité.
Le GIEC, autorité de référence en matière de diagnostic sur le climat, achève de mettre la géo-ingénierie sur la table en organisant, en juin 2011 à Lima (Pérou), une conférence d’experts sur le sujet. Avant de franchir carrément le pas à l’automne 2018. Dans son « Rapport spécial sur le réchauffement climatique à 1,5 °C », le GIEC considère que « la modification des radiations solairesà grande échelle pourrait potentiellementêtre utilisée » pour compléter et « réduire la sévérité » des mesures visant à contenir le réchauffement sous 1,5 °C – tout en alertant sur la nécessité de « soigneusement prendre en compte » les implications éthiques, financières et politiques d’une telle mesure.
En quelques années, la possibilité d’une intervention humaine à grande échelle sur le climat s’est donc invitée dans le débat. La raison tient certes aux échecs à répétition des sommets internationaux, mais aussi à la pression intense de promoteurs pour l’imposer comme une solution. Aux États-Unis, tête de pont de la géo-ingénierie, une puissante coalition d’intérêts s’est nouée sur le sujet. Et elle en dit long sur la matrice de pensée dans laquelle sont nés ces projets. Ainsi, le principal vivier de chercheurs est le Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL), fondé en 1952 dans les environs de San Francisco, qui a d’abord été au cœur du programme nucléaire durant la guerre froide.
Il s’est ensuite reconverti dans la recherche sur les sciences atmosphériques pour évaluer les effets d’un hiver nucléaire, puis dans l’étude générale de l’effet de serre provoqué par les humains. La géo-ingénierie s’enracine donc dans un milieu façonné par le cadre idéologique de la guerre froide durant laquelle les États-Unis ont utilisé l’arme météorologique contre le Vietnam entre 1967 et 1972 : en ensemençant les nuages d’iodure d’argent et de plomb, l’objectif était de créer des pluies artificielles pour embourber l’ennemi. L’émoi provoqué par la révélation de l’« opération Popeye » avait alors conduit, sous l’égide de l’ONU en 1976, à la conclusion d’une « Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles » – laquelle constitue à ce jour l’une des seules bases légales contre une utilisation dévoyée de la géo-ingénierie.
Les dollars de Bill Gates
Ce champ de recherche est particulièrement soutenu par certains secteurs comme celui des hydrocarbures – notamment Shell, BP et ExxonMobil – qui financent des études et calibrent une stratégie de lobbying visant à faire apparaître la géo-ingénierie comme la meilleure réponse à l’urgence climatique (utile pour protéger leur activité, voire s’ouvrir de nouveaux marchés). Quant à Bill Gates, il tend l’oreille à David Keith et Ken Caldeira, duo de scientifiques américains au cœur de ce réseau. « On retrouve les deux hommes dans pratiquement toutes les enquêtes et rapports importants dans le domaine, où ils font figure d’autorité », résume Clive Hamilton. Le fondateur de Microsoft confie même sur son blog que Ken Caldeira, passé par le LLNL, est « l’un de ses meilleurs professeurs » sur le sujet.
Acquis aux thèses de la géo-ingénierie, Bill Gates a investi ces dernières années des millions de dollars via ses fonds, notamment le Fund for Innovative Climate and Energy Research (FICER) et le Breakthrough Energy Ventures (BEV). Pour s’imposer, ce noyau de promoteurs de la géo-ingénierie profite d’une psychologie favorable de l’opinion américaine, où de nombreux segments sont enclins à s’y rallier. Outre de puissants acteurs économiques appâtés par le possible gisement financier, les solutions d’ingénierie climatique séduisent une frange conservatrice blanche traditionnellement hostile à la question climatique – et qui s’est notamment retrouvée dans le Tea Party, à l’extrême droite du camp républicain.
Mais -Clive Hamilton s’inquiète aussi de l’assentiment croissant de « progressistes » qui voient de plus en plus en la géo-ingénierie un compromis possible avec les premiers pour enfin traiter le sujet environnemental. Un terme qualifie désormais ceux qui ne nient pas les conclusions alarmistes de la climatologie, mais en relativisent les risques tout en prenant la défense de l’ordre actuel face à ceux qui veulent le changer : ce sont les « luke-warmists » (« tièdes »), et ils sont prompts à voir dans la géo-ingénierie un moyen d’adapter le capitalisme aux enjeux climatiques.
Prométhéens contre Sotériens
De façon plus fondamentale, le sujet met en tension deux postures philosophiques que Clive Hamilton qualifie de prométhéenne et de sotérienne – inspirée de Sotéria, déesse de la sécurité, de la protection et de la délivrance. Alors que la seconde est dans une attitude de précaution face à la démesure d’une science débridée qui viendrait réparer ses propres dégâts, la première appréhende la technique comme un vecteur bienvenu d’une domination totale de l’humanité sur son environnement.
Parmi ces Prométhéens, certains extrémistes croient même en un « bon anthropocène ». Le scientifique Erle Ellis, par exemple, ne le considère pas comme une crise, mais comme une « nouvelle ère géologique pleine d’opportunités produites par l’espèce humaine ». Pour sa part, Clive Hamilton estime que la géo-ingénierie est « le terrain de la lutte finale entre Prométhéens et Sotériens, dont l’enjeu n’est rien de moins que la survie du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui ». Pour l’instant, la respectabilité croissante de la géo-ingénierie est largement liée au ralliement de Sotériens inquiets, à l’image de Paul Crutzen. Les détracteurs s’en agacent, car cette légitimation participe selon eux d’un aléa moral : en s’imposant comme une option, la géo-ingénierie risque de polariser le débat sur elle et donc de faire apparaître comme secondaire la nécessité de la réduction des émissions de carbone en s’affichant comme un compromis acceptable.
Pourtant, cette promesse de maîtrise technique du climat a toutes les allures d’un pacte faustien que la seule proposition de pulvérisation de soufre dans la stratosphère illustre. Réduisant la complexité des écosystèmes à un seul mécanisme, une telle solution pourrait générer des problèmes en cascade en dégradant la couche d’ozone, perturbant les cycles de la pluie – notamment la mousson indienne dont dépendent 2 milliards de personnes pour vivre – ou en impactant la biodiversité par le brouillard permanent que ce filtre solaire implique. À cela s’ajoutent les innombrables inconnues sur la façon d’injecter une telle quantité de soufre, les conséquences en cas d’arrêt soudain et, surtout, le pouvoir exorbitant qui serait entre les mains des responsables du programme : ces derniers tiendraient quasiment l’humanité à leur merci. Et certains, particulièrement aux États-Unis, ne le verraient pas forcément d’un mauvais œil.
(1) Couche de l’atmosphère située, approximativement, entre 10 et 50 kilomètres d’altitude.
(2) Régis Briday, « Qui alimente les études sur la géo-ingénierie ? Une perspective d’historien des sciences », Natures Sciences Sociétés, n° 22, 2014.
(3) Paul Crutzen, « Albedo Enhancement by Stratospheric Sulfur Injections: A Contribution to Resolve a Policy Dilemma? An Editorial Essay », Climatic Change, n° 77, 2006.
(4) Ralph Cicerone, « Geoengineering: Encouraging Research and Overseeing Implementation. An Editorial Comment », Climatic Change, n° 77, 2006.
Pour approfondir :
Les Apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie.
Clive Hamilton, Le Seuil.
10 octobre 2013, 352 pages, 13,99 €.
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