Qu’est-ce qui fonde l’humaine condition, sa singularité, sa nature, son essence, ce qui distingue l’Homo sapiens de tous les autres animaux ? Ce nœud-là n’a jamais été tranché, et tenter de le faire a bien souvent conduit dans l'impasse. Faisons preuve d’humilité : il n’y a pas de différence de nature entre nous et le reste du vivant, seulement une différence de degré. Puis prenons appui : l’homme est un animal symbolique. Reformulons-le : nous nous racontons des histoires. Nos facultés de symbolisation, d’abstraction, de conceptualisation, de langage ont produit quelque chose d’unique, ou du moins d’unique à un tel degré : nous sommes chacun les résidents d’un monde intérieur. Le Penseur de Rodin en est peut-être l’une des plus belles manifestations : un homme hors du monde et dans son monde. Le corps prostré tourné vers le dedans, le regard vague qui ne perçoit plus le dehors. Que pense-t-il ? Que s’imagine-t-il ? Quel dialogue noue-t-il avec lui-même ? Quel peuple arpente ce monde interdit aux autres ? C’est la figure même du dilemme.
Peut-on réduire cette pensée à l’exercice de la toute-puissante Raison ? Non. Le penseur n’est pas qu’un manipulateur de concepts. Il a un corps, un bras qui soutient l’exercice de la pensée, et si les émotions ne transparaissent pas, nul ne doute qu’elles habitent cette chair nue. Sa stature de Prométhée ne le rend pas moins sensible. Ce penseur ressent, déforme, crée, se trouble. Après tout, Rodin avait d’abord baptisé sa statue Le Poète… Lorsque notre penseur se redressera et que son regard se portera de nouveau sur le monde extérieur, sa méditation l’aura un peu transformé. Et peut-être transformera-t-elle un peu les autres penseurs qui croiseront sa route, car la condition imaginaire des êtres humains est tout autant individuelle que collective.
Une machine à broyer l'imagination
L’imaginaire est ce monde intérieur invisible qui se déverse dans l’inconscient collectif de nos sociétés pour forger notre devenir commun. Il est ce qui transforme le normal en anormal et l’anormal en normal, ce qui suscite l’adhésion ou provoque la répulsion, ce qui mobilise nos désirs et enrichit nos raisonnements, modèle l’altérité, incarne l’espoir.
La pluralité conflictuelle des imaginaires est aussi ce qui fonde la politique, qui ne saurait se nourrir d’uniformité et assure qu’une société ne meure pas de n’être qu’elle-même. C’est pour cette raison qu’écraser l’imaginaire est la meilleure manière de prévenir tout changement profond dans une société.
Or nous vivons aujourd’hui dans une vaste machine à enserrer les horizons et broyer l’imagination. L’étau dans lequel nous sommes pris réactive cette question essentielle : comment pourrions-nous vivre ? À cela, l’imaginaire dominant qui est le nôtre n’a qu’une seule réponse : la manière dont nous vivons aujourd’hui est la seule souhaitable, et même possible, à moins que vous n’ayez des envies de retour à la bougie ou de goulags. Et il faut faire taire toutes les voix qui s’élèvent pour refuser cet état de fait.
De nouvelles voix pour de nouveaux récits
Mais plus la crise s’approfondit, plus notre sensibilité, notre présence au monde, notre liberté, notre égalité, nos solidarités s’étiolent, plus ces voix dissidentes se font fortes et plus il est difficile de couvrir leur tumulte.
Nous sommes certainement à l’aube d’une grande résurgence des imaginaires collectifs. « Comment pourrions-nous vivre ? » ne suffit plus : voilà que vient « comment voulons-nous vivre ? » Le désir d’une bifurcation radicale se répand, au grand désarroi des partisans du statu quo et du toujours plus, toujours plus vite. Les forces de transformation sont déjà là, sous terre, prêtes à jaillir.
Encore faut-il que la puissance de la multitude vienne les faire émerger, et que les désirs multiples s’agrègent et les fassent tendre vers des objectifs communs : sortir de la civilisation du tout-fossile, rendre notre système sobre et durable, nous réapproprier notre identité de genre et notre place de vivants parmi le vivant, réarticuler nos communautés de vie avec les écosystèmes de manière résiliente et respectueuse, réaffirmer l’égalité des êtres et tendre vers sa réalisation concrète, renforcer la souveraineté populaire dans un cadre démocratique novateur, proposer une nouvelle conception de la Liberté, de l'État, du Temps… Il y a tant à faire.
Mais réjouissons-nous : nous sommes les générations en charge de faire advenir une manière de vivre radicalement nouvelle. Nous avons suffisamment entendu les voix qui nous promettent un nouveau Moyen âge si l’on osait remettre en question, même à la marge, le système dans lequel nous vivons. Donnons maintenant davantage de place aux voix qui imaginent de nouveaux possibles. À ce titre, Socialter n’aurait pu avoir meilleur rédacteur en chef invité qu’Alain Damasio.
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