L’instauration d’un revenu de base a été largement popularisée en France par le projet de “revenu universel d’existence” porté par Benoît Hamon lors de la campagne présidentielle de 2017. Ce concept, que l’ont fait parfois remonter à L’Utopie de Thomas More publié au XVIe siècle, a toujours eu une histoire tumultueuse. L’idée que chacun puisse avoir un revenu sans condition particulière a depuis été récupérée, adaptée, développée, parfois détournée, par de nombreux penseurs, économistes et politiques de sensibilités très diverses au cours du XIXe et du XXe siècle, créant là une option politique particulièrement polymorphe.
Les propositions fleurissent
Si le revenu de base fait l’objet de débats idéologiques depuis longtemps, le contexte économique, social et technologique actuel rend son instauration concrète plus crédible. Timothée Duverger, enseignant-chercheur à l’Institut d’Études Européennes de Bordeaux et auteur du livreL’invention du revenu de base. La fabrique d’une utopie démocratique [Le Bord de l’Eau, 2018], estime que la question du revenu de base est pas plus actuelle que jamais. “La résurgence de la question du revenu de base est liée d’une part aux mutations du travail (l’ubérisation notamment) et à l’émergence des nouvelles technologies — c’est d’ailleurs pourquoi la Silicon Valley supporte sa mise en oeuvre. Mais elle est aussi liée à la crise de l’État providence et à la nécessité de réformer les minima sociaux”.
Mais que désigne-t-on par revenu de base ? La définition proposée par le Mouvement Français pour un Revenu de Base (reprenant lui-même la définition générique du Basic Incom Earth Network) repose sur six critères. Il est d’abord individuel, universel et inconditionnel, c’est-à-dire qu’il est versé à tous les individus, quel que soit leurs revenus ou celui des membres de leur foyer et sans contrepartie. Il est ensuite permanent, inaliénable et cumulable, c’est-à-dire qu’il est un revenu que l’on touche de la naissance à la fin de la vie, qui ne peut nous être retiré et s’additionne aux autres revenus ou allocations.
Partant de cette définition, le revenu de base apparaît comme une mesure particulièrement radicale. Mais comme le rappelle Timothée Duverger, les trois premiers principes “sont toujours soumis à discussion, amendés et font l’objet de compromis en fonction des ressorts idéologiques. Est-ce qu’il faut des contreparties à ce revenu ou pas, est-ce qu’on le verse au foyer ou aux individus, le revenu est-il non contributif, indépendant du niveau de ressources ou non...”. Quant aux trois principes suivants, autant dire qu’ils ne sont même pas encore sur la table des négociations.
Un projet d’expérimentation locale
Longtemps l’apanage d’une avant-garde militante, puis rapidement accusé d’utopisme en devenant “mainstream”, le revenu de base a fini par être ouvertement revendiqué ces derniers mois en France. Ainsi, le 31 janvier 2019, le groupe des Socialistes et apparentés a porté devant l’Assemblée nationale un projet de loi d’expérimentation du Revenu de Base soutenu par dix-huit départements et fruit de deux ans de travaux en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès. Il préconisait la mise en oeuvre de deux scénarios distincts : l’un fusionnant le Revenu de Solidarité Active (RSA) et la prime d’activité, le second y ajoutant en plus les allocations pour le logement (APL).
Si le groupe met en avant la notion de revenu de base, on est bien loin de la définition générique que nous rappelions plus haut. Dans leur communiqué de presse, les porteurs du projet précisent : “Ce n’est pas un revenu universel qui serait accordé sans condition de ressource. Le revenu de base est un revenu socle pour les personnes qui n’ont aucune ressource et se transforme en un complément de revenus accordé sous conditions de ressources pour les personnes qui travaillent.” Il s’agirait alors d’un revenu dégressif, c’est-à-dire que son montant diminuerait à hauteur de l’augmentation des revenus pour s’annuler à 1536€ net par mois.
Nicole Teke, membre du MFRB, présentant le revenu de base à Nuit Debout
Autrement dit, il ne répond qu’à deux des six critères retenus par le MFRB : il est inconditionnel dans le sens où il ne demande pas de contrepartie, par exemple en termes d’insertion sur le marché de l’emploi, et partiellement cumulable (avec des revenus d'activité). Il n’est en revanche pas universel puisqu’il est soumis à conditions de ressources, ni permanent ou inaliénable (même s'il n'y a pas de suspension ou de radiation, il n'est plus versé passé un certain revenu). Mais bien qu’il ne soit pas un revenu de base au sens où l’entend l’association, cette dernière a toutefois salué ce projet au motif qu’il entendait automatiser le versement du revenu (35% des potentiels bénéficiaires du RSA en France n’en font pas la demande) et prévoyait l’intégration des jeunes dès 18 ans qui forment la tranche d’âge la plus précaire (un jeune sur quatre vit sous le seuil de pauvreté) et ne bénéficient aujourd’hui pas du RSA (il faut avoir au minimum 25 ans).
Le débat n’aura pas lieu
La proposition a gagné le soutien de toute la gauche, y compris la France Insoumise — qui était opposée au projet de revenu universel d’existence porté par Benoit Hamon — et (en partie) du MODEM qui a soutenu certains points mais refusait l’inconditionnalité de ce revenu. Les échanges ont néanmoins tourné court : la majorité La République En Marche (LREM) a déposé une motion de rejet préalable adoptée à 65 voix contre 49, conduisant donc à l’évacuation de la proposition sans débat dans l’hémicycle.
Pour Timothée Duverger cette décision de la majorité révèle ses contradictions : vanter d’une part le développement de l’initiative locale, tout en empêchant d’autre part sa réalisation concrète, et ce sans plus d’explication. En effet, l’article 15 du projet de réforme constitutionnelle porté par le gouvernement qui devrait être voté cette année “prévoit l’introduction d’un droit à la différenciation territoriale pour encourager l’expérimentation locale”, souligne-t-il. Pourquoi alors rejeter aussi vite un projet porté par près de 20% des départements français ?
La majorité a défendu sa position au motif qu’une proposition concurrente était d’ores et déjà à l’étude. Il s’agit de la création d’un “revenu universel d’activité” d’ici 2020, annoncée par Emmanuel Macron le 13 septembre 2018 lors de la présentation du Plan pauvreté. Un projet de revenu universel concurrent ? Plus ambitieux ? Selon les critères retenus par la MFRB, ce “revenu universel” n’aurait d’universel que le nom et serait encore plus éloigné de l’idée d’un revenu de base que la proposition du groupe Socialistes et apparentés.
"Les débats, qu'ils aient lieu à l'Assemblée ou au sein de la société civile, sont presque l'étape la plus importante" (Nicole Teke, membre du MFRB)
En effet, lors de cette annonce, Emmanuel Macron avait laissé entendre que ce revenu “fusionnerait le plus grand nombre possible de prestations sociales” et pourrait être retiré aux personnes qui refuseraient plus de deux offres d’emploi jugées “raisonnables”. “Il s’agirait d’une véritable régression sociale”, s’inquiète Nicole Teke, membre du MFRB, en plus d’être un clair détournement de la définition communément admise de revenu universel.
Dans le contexte de mobilisation des gilets jaunes et de l’organisation du Grand Débat National, l’avortement du débat dans l’hémicycle n’a pas manqué de faire réagir. Pour Nicole Teke, “les débats, qu’ils aient lieu à l’Assemblée ou au sein de la société civile, sont presque l’étape la plus importante. Il est nécessaire que cette proposition soit débattue plutôt qu’imposée unilatéralement par le haut.”
Changer d’échelle ?
Si la mise en oeuvre d’un revenu de base expérimental à l’échelle des départements ou de l’État se heurte à des freins juridiques et à des rivalités politiciennes, d’autres initiatives à plus petite échelle pourraient-elles aboutir ?
L’association Mon Revenu de Base, par exemple, a lancé depuis novembre 2017 une plateforme de financement participatif destinée à verser un revenu de base à des personnes tirées au sort. Mais la procédure est longue pour collecter de quoi verser 1 000 € par mois sur un an aux gagnants du tirage. Ainsi, seulement six personnes ont été concernées par cette expérimentation depuis son lancement. De plus la portée d’une évaluation scientifique pouvant nourrir le débat autour d’une application du revenu de base est limitée dans la mesure où ce revenu n’est versé que sur une année et n’est pas coordonné avec des politiques publiques plus larges.
La ville de Grande-Synthe, quant à elle, devrait mettre en place un “minimum social garanti” (MSG) d’ici le mois de mai, après vote du budget de la municipalité. Ce dispositif doit venir combler le différentiel entre le montant des aides perçues par un habitant et le seuil de pauvreté fixé à 855€ (par exemple, une personne sans emploi qui toucherait 550€ de RSA et APL recevra une enveloppe de 305€ de la collectivité). Une mesure bienvenue dans cette petite commune des Hauts-de-France où 33% des quelque 23 000 habitants vivent sous le seuil de pauvreté et 28% sont au chômage.
Si Damien Carême, le maire de la commune, a témoigné à de multiples reprises de son soutien à l’instauration d’un revenu de base inconditionnel, il précise bien que ce minimum social garanti n’est pas un revenu de base — comme ont pu le laisser entendre différents médias — mais une “aide sociale différentielle pour les personnes ayant moins de 855€ par mois”. Cette aide ne sera certes pas universelle mais bien individuelle, inconditionnelle et cumulable. Si l’initiative veut se distinguer d’un revenu de base, elle cherche bien à ouvrir la réflexion et discussion en reprenant certains éléments de ce dernier.
Damien Carême, maire de la ville de Grande-Synthe
Projet de loi d’expérimentation locale, revenu universel d’existence, minimum social garanti. Ces initiatives reprennent de près ou de loin l’idée d’un revenu de base, mais cette recrudescence de crédibilité n’est pas sans révéler les limites auxquels se heurte sa mise en oeuvre. Elles montrent d’abord l’élasticité de cette notion qui, dans ses tendances actuelles, ne répond jamais aux critères déterminés par la définition générique.
Elle révèle ensuite que la mise en débat de cette idée est aujourd’hui entravée par les freins à l’expérimentation locale, alors que celle-ci aurait permis de sortir d’un débat purement théorique en apportant des données concrètes et des retours sur expérience. Un débat qui s’empêtre d’ores et déjà dans la récupération et le détournement, de part et d’autre de l’échiquier politique, du terme de revenu de base, créant de la confusion quant à son sens véritable.
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