Comment est née la campagne contre ce que vous appelez l’« empire Bolloré » ?
Cette idée était dans nos têtes depuis plusieurs années, mais au moment de la dissolution de l’Assemblée nationale, et des élections législatives, il y a eu une prise de conscience générale d’un phénomène déjà très clair pour nous : la montée en puissance de la « fascisation » en France. Vincent Bolloré était alors clairement à la manœuvre pour faire monter en puissance les voix de l’extrême droite en France, pour rapprocher les Républicains et le Rassemblement national1.
Entretien issu de notre n°66, en kiosque, librairie, à la commande ou sur abonnement.
Son groupe, par ses activités et sa participation grandissante à la vie politique, représente pour nous l’entremêlement du capital et des idées de l’extrême droite, la puissance économique au service de la promotion d’idées réactionnaires, racistes et néocoloniales.
L’implication politique de Vincent Bolloré à travers ses médias est donc déterminante pour le choix de cette campagne ?
Vincent Bolloré a un projet politique et cela fait une dizaine d’années qu’il réoriente ses actifs pour peser politiquement. Nous visons sa puissance médiatique : notre campagne s’est lancée au moment de l’attribution des fréquences de la TNT, sachant que le groupe Bolloré a été condamné à de nombreuses reprises à des amendes par l’Arcom pour des propos tenus sur ses chaînes. Cet aspect médiatique symbolise à nos yeux la fascisation de la vie politique mais aussi de la société française.
Les émissions de Cyril Hanouna sur C8 et Europe 1 sont parmi les plus suivies en France et diffusent au quotidien des idées racistes et réactionnaires. Le côté festif, très populaire, est un masque pour venir diffuser, l’air de rien, à l’heure de l’apéritif, des idées de l’extrême droite. Ces chaînes donnent la parole à des propagandistes qui disent parfois ouvertement qu’il faut renvoyer les étrangers chez eux, refuser des droits aux personnes LGBTQI+ ou instaurer la préférence nationale. Cette campagne d’actions contre le groupe Bolloré est une des façons possibles de déployer une contre-offensive culturelle, au-delà même des milieux militants car nous sommes convaincus que c’est un sujet dont un très grand nombre de personnes pourrait s’emparer.
Dans votre appel, vous le présentez comme « un acteur du ravage écologique » et « de l’exploitation néocoloniale » : cristallise-t-il ainsi une grande diversité de luttes de notre époque ?
Issu d’une famille d’industriels français, Vincent Bolloré a progressivement réorienté ses actifs et ses investissements dans des domaines comme la surveillance, la sécurité, le contrôle des flux et les médias. Le groupe Bolloré a énormément d’intérêts agricoles en Afrique et en Asie du Sud-Est. Il détient des surfaces gigantesques dédiées aux palmiers à huile, pour lesquelles des enquêtes journalistiques ont montré qu’il exproprie les paysans locaux et entretient des conditions de travail jugées déplorables2. Son projet d’ensemble est d’une cohérence implacable et revient à continuer l’entreprise coloniale d’exploitation du reste du monde, en détruisant les possibilités de vie ailleurs, tout en empêchant les populations qui en subissent les conséquences de se réfugier ici, en les diabolisant.
Sa vision sécuritaire de la société, plus discrète, se dessine également à l’examen des champs d’activité de ses entreprises. Il a investi massivement dans des dispositifs de portiques, de télésurveillance ou de puces RFID (Radio Frequency Identification). Cela participe d’une vision ultra-sécuritaire du contrôle des flux et des personnes. Le monde que dessine l’empire Bolloré est un monde dans lequel on saurait où sont les gens, ce qu’ils font, et comment les empêcher de franchir certains espaces.
Il diffuse cette vision sur des médias qu’il a achetés au fil des années. Avec sa récente OPA sur le groupe Lagardère, il détient donc des médias très visibles, des journaux et magazines, radios et chaînes de télévision, mais aussi des maisons d’édition, notamment de manuels scolaires.
Des organisations écologistes, altermondialistes, antiracistes, féministes signent votre appel. Une telle convergence des luttes à l’encontre d’une personnalité publique est-elle inédite ?
Cette campagne est initiée par une centaine d’organisations, d’autres la rejoignent encore. Et nous tenons à le rappeler, il ne s’agit pas d’une campagne contre Vincent Bolloré, c’est une campagne contre le groupe Bolloré, donc une personnalité morale, et non physique. Nous luttons contre la vision de ce groupe, contre le système qu’il a mis en place. La diversité des personnes qui se sentent touchées par l’emprise et la vision du groupe Bolloré est extrêmement large, et dépasse la composition habituelle des mouvements écologistes et des Soulèvements de la terre.
« En visibilisant ses activités, en bloquant, occupant, désarmant, on peut avoir un impact économique concret et c’est précisément cela qui les touche. Nous le ferons tant que le groupe continuera de financer la fascisation du monde. »
La campagne participe aussi de la volonté d’élargir nos alliances, notamment aux groupes et organisations antiracistes, décoloniaux, mais aussi féministes, avec lesquels nous avons toujours échangé. De plus, dans cette campagne s’ouvre un nouveau pan de la composition, plus inattendu, avec des journalistes. Nous nous sommes entretenus avec des rédactions afin de déterminer qui serait prêt à se tenir avec nous, voire à œuvrer activement en faisant enquête pour révéler les agissements du groupe Bolloré.
Pourquoi situer le coup d’envoi de cette vaste mobilisation autour de l’archipel des Glénan ?
Dans cet archipel se trouve l’île du Loc’h, rachetée par Vincent Bolloré à sa famille il y a quelques années. Il a clôturé l’île autrefois entièrement accessible pour les habitants et les naturalistes, pour en faire une résidence secondaire. Seule la plage est aujourd’hui accessible. Pour sécuriser sa propriété, l’homme d’affaires a fait appel à une société de surveillance affiliée à la partie la plus sombre de l’extrême droite, puisqu’elle appartient à des anciens du GUD3, et emploie Marc de Cacqueray-Valménier, du groupe d’ultradroite Zouaves Paris, qui a été inquiété par la justice4.
Cette île est très symbolique, et chère au cœur de nombreuses personnes, donc cette première action rassemble très largement. L’armada, avec plusieurs dizaines de bateaux autour de l’archipel, constitue une image, une arme médiatique et visuelle dans la bataille des idées contre Bolloré.
Cette première action n’était donc pas directement pilotée par les Soulèvements de la terre ?
Depuis le lancement de la campagne, nous souhaitons qu’elle soit décentralisée, et que quiconque puisse s’en emparer. Cette action a été lancée par le collectif breton Lever les voiles, constitué pour l’occasion, avec des comités locaux des Soulèvements et de Bassines non merci !, des groupes antifa et des syndicats locaux, et plus d’une trentaine de collectifs locaux. Des organisations nationales s’y sont rattachées. C’est exactement le format qu’on espère pour la suite, des actions qui viennent d’un peu partout et que nous appuierons et relaierons.
Les Soulèvements de la terre ont un vaste répertoire d’actions militantes, du blocage au désarmement en passant par l’occupation. De quelle manière comptez-vous le mettre au service de cette campagne ?
Tout ce répertoire est possible, mais nous souhaitons aussi l’étendre à des actions d’enquête, de tractage, d’affichage, de rassemblements qui sont en général l’apanage d’autres organisations. Dans cette campagne, Extinction Rebellion et ses comités locaux, Youth for Climate, Attac, de nombreux groupes ont d’autres modalités d’action, et nous souhaitons qu’elles soient toutes possibles. Dans les mois qui viennent, les Soulèvements de la terre et les différentes organisations de la campagne envisagent de mener une ou plusieurs « actions surprises », qui ne seront pas annoncées comme c’est le cas très souvent dans le calendrier des Soulèvements.
Sur le site de la campagne, une carte participative recense les différentes agences, usines ou exploitations agricoles du groupe Bolloré. Quel est votre objectif ?
Cette carte existe déjà plus ou moins sur le site du groupe Bolloré. Ce n’est pas une liste de cibles, on n’y révèle pas d’informations secrètes, elle synthétise et rend visibles des informations publiques. Les personnes qui la consultent sont libres de s’en emparer. Il y a plus de 120 comités locaux des Soulèvements en France et en comptant les autres organisations signataires de l’appel, cela fait plusieurs centaines de groupes locaux répartis sur tout le territoire. C’est à la fois une façon de leur donner le pouvoir de l’information et les possibilités d’action, et un appel à se fédérer, tant au niveau national qu’au niveau local.
Dans votre appel, vous précisez que ce mouvement a vocation à se dérouler sur les semaines, mois et années à venir : comment garantir la pérennité de cette mobilisation ?
Il nous semble important d’annoncer une campagne sur un temps long car l’empire Bolloré est extrêmement puissant, et il sera difficile de le faire vaciller. Notre objectif est de venir frapper à sa porte jusqu’à ce que ses activités soient visibles et claires pour le plus grand nombre, afin d’avoir un impact concret. Nous prévoyons également des journées de convergence d’actions, à l’hiver et au printemps, pour avoir un foisonnement d’activités sur un temps relativement court afin de créer un effet d’accumulation et de simultanéité et d’avoir un relais médiatique important.
S’attaquer à un système aussi tentaculaire demande une grande détermination. Pour vous, est-ce une utopie ou un horizon à votre portée ?
Ce n’est pas une utopie, sinon nous n’essaierions pas. Cette campagne d’action et la contre-offensive culturelle que nous menons ne sont pas symboliques, car la bataille des idées que mène Bolloré ne l’est pas. En visibilisant ses activités, en bloquant, occupant, désarmant, on peut avoir un impact économique concret et c’est précisément cela qui les touche. Nous le ferons tant que le groupe continuera de financer la fascisation du monde. De plus, des usines du groupe sont amenées à s’agrandir, d’autres à être construites, et il y a un enjeu pour nous très concret à empêcher ces chantiers, d’autant que certains accaparent des terres agricoles.
Vous vous considérez comme un réseau de résistance, constitué de foyers réunis autour de luttes communes ?
Ce réseau de résistance se constitue au quotidien, partout et localement, pour lutter contre l’accession de l’extrême droite au pouvoir. Il faut aussi se tenir prêt, si cela devait arriver, à lutter concrètement pour l’empêcher de gouverner et défendre nos territoires et leurs habitants.
1. Raphaëlle Bacqué, « Comment Éric Ciotti a orchestré avec Vincent Bolloré l'annonce de son ralliement au RN », Le Monde, 12 juin 2024.
2. Dan Israël, « Eau polluée, travail des enfants : des Camerounais s’opposent à Bolloré », Reporterre, 2 décembre 2022. « Accaparement des terres : nouvelles actions contre Bolloré », Mediapart, 30 avril 2015.
3. Groupe union défense, organisation étudiante française d’extrême droite, dissoute en juin 2024.
4. Impliqué dans plusieurs affaires de violences, il a notamment été condamné en 2022 à un an de prison ferme pour l’attaque d’un bar antifasciste parisien. Alexandre Berteau, « Dans le Finistère, le néonazi Marc de Cacqueray-Valménier veille sur l’île de Vincent Bolloré », La Lettre, 30 juillet 2024.
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