Elle a senti, en arrivant ici en août 1978, qu’il y avait un « passage ». Au fond de ce terrain vague, derrière le jardin de son petit pavillon de Fresnes, à quelques kilomètres au sud de Paris, c’est une rangée parfaitement alignée de peupliers qui a intrigué Nöelle Mennecier. Elle arrive de la capitale et a ce sentiment : « C’est comme s’il y avait un cours d’eau au fond de ce vallon. » C’est la Bièvre, une rivière en partie disparue. Ou plutôt dissimulée, enfouie sous terre par la main de l’homme sur des kilomètres entiers au cours du XXe siècle. Mais la Bièvre coule encore, pour qui sait repérer les indices qu’elle laisse le long de ses méandres souterrains.
Article issu de notre numéro 61 « Reprendre les choses en main », en librairie et sur notre boutique.
« Je me suis très vite renseignée autour de moi quand nous nous sommes installés et j’ai eu la confirmation que ces peupliers n’étaient pas là par hasard. Ils avaient été plantés près de cette rivière ! »La Bièvre irrigue aussi la mémoire des « gens du cru » : un jour, une dame âgée lui a raconté avoir appris à nager dans ce ruisseau.L’histoire de la rivière croise en fait celle du grand nettoyage de Paris, opéré après la Révolution française. Le long de ses 36 kilomètres de berges, allant de sa source de Guyancourt jusqu’au cœur de la capitale, pullulent alors les blanchisseries et les tanneries. Mégissiers et teinturiers déversent leurs eaux savonneuses dans ce petit cours d’eau qui, en serpentant à travers les faubourgs miséreux, récupère excréments et carcasses d’animaux.
Dans la bibliothèque de Noëlle Mennecier, il y a une vieille et belle édition d’un texte de Huysmans. On y lit : « Comme bien des filles de la campagne, la Bièvre est, dès son arrivée à Paris, tombée dans l’affût industriel des racoleurs : spoliée de ses vêtements d’herbes et de ses parures d’arbres, elle a dû aussitôt se mettre à l’ouvrage et s’épuiser aux horribles tâches qu’on exigeait d’elle. »En 1860, la Bièvre est à l’agonie, transformée en un long filet d’immondices dont les crues boueuses sont redoutées. Un chantier colossal débute : la petite rivière est progressivement enterrée, jusqu’à totalement disparaître de Paris en 1912. Dans les années qui suivent, les travaux s’étendent en banlieue. Près du tiers de la Bièvre est rayé du paysage.
« C’était notre royaume »
Des dizaines d’années plus tard, ce sont donc quelques arbres et une chape en béton qui font deviner sa présence, au fond de cette friche laissée à l’abandon par son propriétaire. Noëlle Mennecier adore cet endroit où les gamins de Fresnes viennent construire des cabanes. « Il y avait toujours du monde. »Des voisins en balade, des sportifs du dimanche, quelques pique-niques improvisés. On imagine aussi de jeunes amoureux, venus se bécoter à l’abri des regards. « C’était notre royaume, dit joliment Nöelle, il appartenait à tout le monde. » Les plus anciens racontent qu’ils venaient ici pour pêcher des tritons dans les mares.
Un jour, les habitants remarquent des marques rouges, taguées sur l’écorce des arbres. Le genre de symboles que l’on retrouve en forêt, qui semblent condamner les bouts de bois à un tronçonnage imminent. Les voisins s’inquiètent, filent à la mairie et réclament des explications. À force d’insister, Noëlle Mennecier et ses amis découvrent que Bouygues Immobilier vient de racheter le terrain pour une bouchée de pain. L’endroit est pour l’instant inconstructible mais une épée de Damoclès pèse désormais sur la joyeuse friche menacée de disparition. « On se met alors en bagarre ! » En 1990 est créé le Comité de défense de la coulée verte de la Bièvre à Fresnes.
POS et DIREN
Noëlle Mennecier occupe à l’époque un emploi de correctrice au sein du journal Le Monde, bien loin de la politique locale et de ses obscurs règlements. « Il a fallu se former sur le tas. » Preuve de son apprentissage réussi, ses conversations sont désormais fleuries de tout un tas d’acronymes : POS, DIREN, zone ND… Le comité se bat pour faire classer le terrain et empêcher définitivement toute construction. « Une première pétition récolte 800 signatures en quelques jours. » Les boîtes aux lettres du quartier reçoivent régulièrement des tracts bricolés chez une voisine, la seule à avoir de quoi taper sur un ancêtre d’ordinateur. Il faut aussi apprendre à convaincre les élus, trouver des alliés au sein du conseil municipal, dominé par le Parti socialiste.
Au début des années 1990, se battre pour protéger un bout de nature laissée à l’état sauvage – au cœur d’une des métropoles les plus denses d’Europe et en pleine croissance – paraît un poil farfelu. Après plusieurs années (et « des centaines et des centaines de courriers »), la situation avance petit à petit, une bataille après l’autre. Un inspecteur des sites à la direction régionale de l’environnement et quelques éminences du conseil général aident à faire pencher la balance en faveur des habitants. Est-ce à force de mettre des pieds dans les portes ? Elle détaille comment la mairie a fini par accepter. Neuf ans après la création du comité, la commune de Fresnes rachète le terrain et Bouygues Immobilier quitte le secteur.
Une « renaturation » avant l'heure
Mais il y a une chose que le collectif n’a pas révélé tout de suite, pour ne pas aller trop vite. C’est qu’au-delà de protéger le terrain, les Fresnois ont un rêve : revoir couler la Bièvre. Faire éclater ce sarcophage de béton pour rendre le cours d’eau aux peupliers et aux canards. Aujourd’hui, on parlerait de« renaturation », terme à la mode qui sonnerait presque anachronique dans la bouche de Noëlle Mennecier : « Je n’ai jamais été une militante écologiste ! »La mairie les entend mais n’en pense pas moins. Pourquoi ne pas se servir de ce terrain fraîchement acheté pour construire un parking ? Un nouveau terrain de rugby ? Et puis faire découvrir la rivière coûte cher et ne rapporte pas grand-chose.
Vaille que vaille, un bureau d’étude est missionné pour concevoir un projet de parc. Le courant passe immédiatement avec le collectif de riverains. Les paysagistes se donnent du mal pour conserver l’identité du lieu. Là, le passage incessant des habitants a tracé un chemin spontané ? Il sera conservé. Ici, d’autres personnes ont pris l’habitude d’installer des palettes en bois pour improviser un tatami et réviser leurs arts martiaux au milieu des arbres ? Le projet prévoit une plateforme en chêne, au même endroit. Pas de clôture, un lieu ouvert. Et au milieu de ce parc de trois hectares : la Bièvre, à l’air libre. Une première en plein cœur de la ville. La communauté d’agglomération donne son feu vert, accepte de participer au financement et met en œuvre le projet. En 2002, les premiers coups de pelleteuse libèrent le cours d’eau, cinquante ans après son enfouissement. Quelques mois plus tard est inauguré le parc des Prés de la Bièvre.
« Comme si ça avait toujours été là »
Noëlle Mennecier se souvient de « l’émotion extraordinaire » qui l’a envahie le jour où les bancs ont été disposés. « Le lendemain, quand je suis arrivée dans le parc, des gens y étaient assis, comme s’ils avaient toujours été là. » Les libellules sont revenues, les grenouilles et les hérons aussi. Depuis, l’idée de faire à nouveau jaillir la Bièvre s’est répandue dans les collectivités locales, sous l’impulsion d’autres associations. Des projets encore plus ambitieux ont vu le jour. Des tronçons de plusieurs centaines de mètres ont été découverts dans les communes voisines de L’Haÿ-les-roses, d’Arcueil et de Gentilly. Certains rêvent même de voir couler la rivière en plein Paris. Sa remise au jour dans la capitale est « une arme écologique puissante », écrivent en 2020 dans une tribune certains grands noms de la mouvance écologiste (Baptiste Morizot, Gilles Clément, Thierry Paquot…). Lorsqu’on lui fait remarquer que son combat a été un peu avant-gardiste, Noëlle Mennecier dit qu’elle en est fière. Et en même temps, tout a l’air de s’être fait instinctivement. Son rapport à la nature ? « J’ai toujours eu besoin de voir les saisons autour de moi. » Les raisons de sa motivation ? « Je n’abandonne jamais. »
La « bagarre »(elle répète décidément souvent ce mot, un brin de facétie au coin des yeux) raconte en tout cas une autre époque. Une fois le projet réalisé, et peu de temps avant sa disparition, l’ancien maire de Fresnes est venu se balader dans le parc à ses côtés. « Il m’a dit que, tout compte fait, nous avions eu raison », se souvient-elle, le sourire aux lèvres. Aujourd’hui, l’association dont elle est présidente d’honneur peine à trouver un interlocuteur régulier. Qui pour s’occuper de ces projets au long cours ? Au fur et à mesure des réformes territoriales, les décisions politiques se sont éloignées du parc des Prés de la Bièvre, diluées dans un gigantesque mille-feuilles métropolitain.« Dans les années 1990, nous avons parié sur la démocratie et nous avons gagné… »Et si c’était à refaire ? Elle n’est pas sûre que cela soit possible.
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