«Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte. » Cette phrase a été prononcée par Gisèle Pélicot, exaspérée, lors de son procès ultra médiatique en septembre 2024. Deux avocats de la défense viennent alors de diffuser devant la cour criminelle du Vaucluse des clichés de Gisèle Pelicot extraites d’un disque dur de son mari : elle y apparaît nue et apparemment consciente, dans des positions lascives, avec des gros plans sur son entrejambe.
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Cette séquence a été jugée « utile à la manifestation de la vérité » par les avocats des présumés violeurs. Pourquoi ? Car, selon eux : « Toutes les femmes n’accepteraient pas ce type de photos. »L’un d’entre eux ira même jusqu’à l’invectiver : « Vous n’auriez pas des penchants exhibitionnistes que vous n’assumeriez pas ? » Celle qui a été violée pendant dix ans par une centaine d’hommes dans le cadre d’une sinistre mise en scène réalisée par son mari doit donc se débattre, comme toutes les femmes qui ont un jour porté plainte pour viol, pour prouver qu’elle n’était pas consentante. Son époux a pourtant concédé être un violeur, il a assuré que les accusés savaient ce qu’ils faisaient, mais elle doit encore tolérer ce soupçon mortifère : et si, au fond, elle en avait eu envie ? Et si elle mentait depuis le début ?
Porter plainte pour un crime sexiste dans une société sexiste
Ce procès bouleverse le grand public parce qu’il pousse à leur paroxysme les mécanismes les plus sexistes et délétères de notre justice, qui n’échappe pas aux logiques structurant l’ensemble de la société. Porter plainte pour viol aujourd’hui, c’est être présumée menteuse. C’est précisément cette mécanique qui pousse les victimes à ne pas essayer d’obtenir justice. Seules 2 % des femmes victimes de violences sexuelles franchissent la porte d’un commissariat1. Si on ne prend que le chiffre de celles qui portent plainte, une femme est victime de viol en France toutes les six minutes. En tout, seulement 1 % aboutissent à une condamnation pénale selon le Haut Conseil à l’Égalité.
Pour comprendre ces pourcentages, il est indispensable de saisir ce que porter plainte implique. L’avocate spécialiste des violences faites aux femmes Violaine de Filippis Abate avait parfaitement retracé l’interminable parcours des victimes souhaitant obtenir justice dans son brillant ouvrage Classées sans suite aux éditions Payot. Celles qui l’ont vécu savent combien il est pénible, au point de parfois parler de double traumatisme ou de double peine. Celle infligée par le crime, et celle provoquée par le parcours police-justice.
Le parcours d’une combattante
Si une victime de viol souhaite déposer plainte, elle devra d’abord passer par la case commissariat, raconter les faits dans les plus menus détails, en tolérant dans de nombreux cas des questions inappropriées ou sexistes. Parfois, les forces de l’ordre tentent de les dissuader de porter plainte en leur demandant de revenir plus tard ou en leur faisant comprendre que leur plainte n’aurait aucune chance d’aboutir : des comportements souvent causés par le manque de formation des policiers, largement dénoncé par les associations féministes depuis des années. Une enquête réalisée par le collectif #NousToutes en 20212 révèle que près de sept victimes sur dix déclarent être insatisfaites de la prise en charge lors du dépôt de plainte.
Selon la Fondation des Femmes, il faudrait multiplier par 30 le budget alloué par l’État à la lutte contre les violences sexuelles
Puis, la plaignante est souvent plongée dans une attente particulièrement longue liée à l’enquête, sans aucune nouvelle, puisque les services de police croulent sous les sollicitations et manquent de moyens. Lors de cette période, il est parfois proposé aux victimes de participer à une confrontation avec leur agresseur présumé. Une séquence qui lorsqu’elle est encadrée par des policiers non formés peut devenir un véritable calvaire pour la victime, tout comme les expertises psychologiques parfois réalisées par des professionnels non formés aux traumatismes liés au viol, et parfois teintées là aussi de sexisme ordinaire. C’est au stade de l’enquête que s’arrête le chemin de l’immense majorité des victimes qui déposent plainte. Suite à tout cela, le procureur décide de classer la plainte sans suite pour « insuffisance de preuves », et c’est terminé.
La justice des hommes
Pour celles qui iront jusqu’au tribunal, elles devront affronter le sexisme du système judiciaire. Pour comprendre, il faut se rappeler que le viol a longtemps été déconsidéré par les tribunaux : ce n’est qu’en 1990 que la cour de cassation a reconnu pour la première fois qu’une femme mariée puisse refuser d’avoir des relations sexuelles avec son mari, et qu’elle puisse donc l’accuser de viol. Avant cette date, l’idée de viol conjugal était inenvisageable par la justice. Il faut garder en tête que la prise de conscience collective de ce que sont les viols est extrêmement récente.
Résultat, la justice, comme le reste de la société, reproduit souvent des schémas sexistes. Tenue, maquillage, sexualité, attitude… Lors des procès, parmi les éléments convoqués, certains relèvent de ce que l’on qualifie de « culture du viol »3, c’est-à-dire tout ce qui permet de rejeter la responsabilité sur la victime. Dans l’imaginaire collectif, l’idée de viols qui n’en seraient pas « vraiment » subsistent, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas commis par un inconnu dans une ruelle sombre et sans violence physique. Bien que cette idée reçue ne corresponde aucunement à la réalité dans la mesure où 8 victimes de viol sur 10 connaissaient leur agresseur : elle a la vie dure. Lors d’une enquête Ipsos réalisée en 2019, on apprend que la moitié des Français pensent encore que c’est dans l’espace public que l’on encourt le plus le risque d’être violée.
Enfin, il y a l’attitude de la « bonne » victime, qui doit être éplorée, anéantie, tout en conservant son image de femme « respectable ». C’est précisément sur ce dernier ressort que les avocats des agresseurs présumés de Gisèle Pélicot ont essayé de jouer pour inverser la charge de la culpabilité en suggérant qu’elle était très libérée sexuellement et potentiellement consentante (comme si cela avait un rapport). C’est tout ce sexisme institutionnel, décuplé par le traitement médiatique et la portée qu’il lui donne, que subit Gisèle Pélicot. Et elle n’est pas la seule à s’en indigner, au bout du compte, 89 % des victimes de violences sexuelles interrogées par un rapport de l’Association Mémoire Traumatique et Victimologie (AMTV) en 2015 ont « mal vécu leur procès » et 81 % pensent que la justice « n’a pas joué son rôle ».
Les pistes de solutions pour mettre fin à cette « double peine » sont pourtant nombreuses, mais requièrent des changements systémiques et des investissements publics importants. Sur le plan de l’éducation de la population d’abord, de la formation de tous les professionnels de la police ou de la justice avec lesquels les victimes seront en contact, mais aussi du côté du financement public, pur et simple, largement insuffisant pour permettre aux femmes victimes de porter plainte sans subir cette double peine. Selon la Fondation des Femmes, il faudrait multiplier par 30 le budget alloué par l’État à la lutte contre les violences sexuelles, en dépenses dans des centres d’aide d’urgence pour les victimes, en cellules de signalement du harcèlement sexuel ou encore en prise en charge du psycho-traumatisme, entre autres. En attendant, il est indispensable d’avoir la réalité du parcours de plainte en tête, avant d’asséner à une victime cette phrase dévastatrice : « t’as qu’à porter plainte ».
1. Selon une enquête du 14 décembre 2023 publiée par le ministère de l’Intérieur et l’Insee.
2. Résultats de l’enquête #PrendsMaPlainte sur le site noustoutes.org.
3. La culture du viol est un concept sociologique qui englobe un ensemble de comportements qui minimisent, normalisent, voire encouragent le viol. Pour aller plus loin, lire En finir avec la culture du viol, Noémie Renard (Les Petits Matins, 2018).
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