Salomé Saqué : faut-il compter sur la générosité des plus riches ?
Dans sa dernière chronique, Salomé Saqué revient sur l'appel à l'aides des Restos du coeur et sur les dons des milliardaires qui ont déclenché de nombreux débats.
Dans sa dernière chronique, Salomé Saqué revient sur l'appel à l'aides des Restos du coeur et sur les dons des milliardaires qui ont déclenché de nombreux débats.
C’était la douche froide de la rentrée. Alors que la fin de l’été approchait, le directeur des Restos du cœur est venu rappeler tout le monde à la violente réalité : l’association est au bord de la faillite, tant les personnes en besoin d’aide alimentaire sont nombreuses. Elle ne peut plus faire face, et a besoin de dons en urgence pour espérer passer l’année. Branle-bas de combat, les appels aux dons se multiplient et la situation périlleuse de l’association fondée par Coluche connaît une forte médiatisation.
C’est ce moment que choisit le milliardaire Bernard Arnault pour faire un don de 10 millions d’euros aux Restos du cœur, soit un tiers du budget nécessaire à leur survie cette année. Philanthrope, la famille Arnault. Tellement philanthrope qu’elle s’empresse de l’annoncer dans un communiqué de presse, et de signer un chèque géant devant les caméras de télévision, en présence du président des Restos du cœur et de… la ministre des Solidarités, Aurore Bergé. Sur X (ex-Twitter), cette figure de la macronie ne tarit pas d’éloges et félicite l’homme le plus riche du pays pour son « soutien exceptionnel ».
Chronique à retrouver dans notre numéro 60 « La tragédie de la propriété », en kiosque, librairie et sur notre boutique. »
De quoi agacer une partie de la gauche qui fait remarquer que le don représente une infime partie du patrimoine de Bernard Arnault estimé à 218 milliards d’euros, soit proportionnellement l’équivalent de 5 euros pour un patrimoine médian en France. La polémique est alors lancée pendant plusieurs jours : Bernard Arnault est-il « vraiment » généreux ? Si chacun y va de son analyse, là n’est pourtant pas la question. Ce qui doit nous interpeller, et qui dépasse ce simple chèque, c’est le rôle de la ministre des Solidarités, qui participe publiquement à une opération de communication alors qu’elle représente un État censé éviter ce type de situation.
Car cet épisode survient dans un contexte d’augmentation de la pauvreté. Fin 2022, 2,4 millions de personnes ont dû recourir aux banques alimentaires pour se nourrir. Un chiffre qui a triplé en dix ans. En 2023, les Restos du cœur ont déjà reçu 18 % de personnes en plus (1,3 million) que sur la totalité de l’année passée. Une dynamique engagée depuis déjà plusieurs années, puisqu’en cinq ans, l’association a dû faire face à l’arrivée de 400 000 bénéficiaires supplémentaires. Le tout sur fond de crise du logement, puisque 4,1 millions de personnes sont mal logées et que 330 000 personnes sont sans domicile fixe en France, soit deux fois plus qu’il y a 10 ans, en dépit des promesses politiques de ne plus « voir personne dormir dans la rue ».
Et si le nombre de pauvres explose, le nombre de riches aussi. Les très riches sont de plus en plus nombreux sur notre territoire, il y en a désormais près de 3 millions en France, ce qui en fait le 3e pays qui compte le plus de millionnaires au monde. En pleine crise du Covid, puis crise de l’énergie, les entreprises du CAC 40 n’ont jamais autant versé de dividendes de leur histoire. En 2009, les 500 plus grandes fortunes de France cumulées représentaient 194 milliards d’euros, soit 10 % du PIB ; aujourd’hui elles représentent 45 % de la production de richesse annuelle sur le sol français, selon le magazine Challenges. Ce qui augmente, plus même que la pauvreté, ce sont donc les inégalités, avec en première ligne les inégalités de patrimoine et non de revenus, comme le souligne le dernier rapport de l’Observatoire des inégalités. Les 10 % des ménages les plus fortunés possèdent plus de 716 000 euros, contre 4 400 euros pour les 10 % les moins dotés. Autrement dit, les plus riches possèdent 175 fois plus de richesses que les plus pauvres, et cet écart se creuse d’année en année.
Et si les inégalités augmentent, c’est clairement lié aux politiques – notamment fiscales – menées par le gouvernement. Les récentes études de l’économiste Gabriel Zucman ont montré que les 370 ménages avec les revenus les plus élevés ont un taux effectif d’imposition sur leur revenu de l’ordre de 2 %. En 2017, l’Institut des politiques publiques, un organisme de recherche indépendant, a publié une évaluation approfondie des conséquences des mesures fiscales et sociales contenues dans les deux premiers budgets de l’ère Macron. La conclusion était sans appel : le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes recule sous les effets des politiques puisque les mesures prises pendant les deux premières années du quinquennat font gagner 86 000 euros par an en moyenne aux 0,1 % les plus riches. Comme si ça n’était pas suffisant, en 2020, les économistes de l’OFCE, l’Observatoire français des conjonctures économiques, ont montré que les trois premiers budgets de l’ère Macron sont surtout allés soutenir les 5 % de ménages les plus aisés.
Ajoutons à ce problème de redistribution les chiffres accablants de l’évasion fiscale, qui est évaluée entre 60 et 100 milliards d’euros chaque année, sans même parler de l’optimisation fiscale, auxquels beaucoup de fortunés s’adonnent (en tout légalité), dont… Bernard Arnault, justement ! Il se trouve que notre grand philanthrope a été pris la main dans le sac à de très nombreuses reprises pour ses pratiques fiscales. En 2017, les « Paradise papers » ont montré que le milliardaire plaçait ses actifs dans au moins six paradis fiscaux. Un an plus tard, un rapport de la Cour des comptes a épinglé la fondation Louis Vuitton, qui aurait permis à LVMH d’éviter à la famille Arnault 518 millions d’euros d’impôts sur la société. En février 2023, Le Canard enchaîné révèle que le taux d’impôt sur le revenu de Bernard Arnault n’est que de 14 %, soit le même qu’un salarié à 3 000 euros par mois. On parle a minima de centaines de millions d’euros d’impôts évités – de l’argent qui ne rentrera pas dans les poches de l’État redistributeur donc –, ce qui, mis à l’échelle, rend le chèque de 10 millions d’euros un poil moins spectaculaire.
Si ce don est évidemment bienvenu au vu de la gravité de la crise, Bernard Arnault incarne malgré lui un problème économique structurel : comment organiser la redistribution et éviter que des gens ne meurent de faim en France ? Pour lutter contre la pauvreté, de nombreux économistes préconisent d’utiliser des leviers fiscaux. Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019, se positionnait par exemple en faveur d’impôts sur les grandes fortunes en 2020, en affirmant dans les colonnes du Figaro : « L’impôt sur la richesse est un impôt raisonnable, pas du tout extrême ou radical », « Il faut redistribuer vers les revenus les plus faibles ». Une position partagée à l’international par le prix Nobel d’économie en 2001 Joseph Stiglitz, qui appelle à taxer les plus riches à 70 % pour réduire les inégalités. En période de forte inflation, les différents organismes et associations qui luttent contre la pauvreté appellent unanimement l’État à intervenir. Or l’évitement de l’impôt n’aide pas l’État à disposer des ressources suffisantes. En assistant Bernard Arnault dans son opération de générosité et en ne luttant pas en parallèle pour qu’il paie proportionnellement la même part d’impôt que les autres, le gouvernement laisse cette philanthropie devenir vitale. Il laisse les plus fortunés disposer d’un poids politique conséquent, si bien que nous n’avons plus qu’à espérer que ces plus riches soient… réellement généreux.
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