Le salut nazi d’Elon Musk n’est que la pointe émergée de l’iceberg. Ce bras tendu a été si violent que certains ont refusé d’en reconnaître l’évidente symbolique, tandis qu’une grande partie d’entre nous restait collectivement sidérée. L’homme le plus riche au monde ne niera pas par la suite le caractère nazi de son geste, il ne se justifiera ni ne s’excusera.
Avec le recul, cette provocation n’a pourtant rien d’étonnant. Pendant que nous discutions du degré d’inclinaison de son bras ou des traits crispés de son visage, nous évitions le sujet principal : l’avènement d’une « broligarchie » au service du fascisme, et dont l’impact sera sans aucun doute vertigineux. Elon Musk est le visage le plus débridé de cette dynamique, mais il ne faut pas oublier ceux qui opèrent dans l’ombre de leurs milliards, ultra puissants, solidaires, et bien décidés à en découdre avec la démocratie.
Chronique de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible en kiosque, en librairies et sur abonnement.
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L’avènement de la broligarchie technologique
Le terme « broligarchie » – contraction de « bro culture » (culture « des frères », sous-culture masculine misogyne marquant la Silicon Valley) et « oligarchie » – désigne cette classe dirigeante composée principalement d’hommes blancs, à la tête de puissantes entreprises de la tech. Ils prêtent aujourd’hui allégeance au nouveau président des États-Unis, soucieux de préserver leurs intérêts financiers et stratégiques. Donald Trump l’affirmait à la fin de l’année 2024 : « Pendant mon premier mandat, tout le monde se battait contre moi. Pour ce mandat, tout le monde veut être mon ami. »1
Et il n’a pas tort, les cartes ont été rebattues. En 2016, Donald Trump n’avait pas gagné avec une majorité aussi écrasante, et surtout il restait de nombreux contre-pouvoirs dans le pays, là où il a désormais les mains complètement libres pour imposer sa politique autoritaire. Contrairement à son premier mandat, son gouvernement actuel est essentiellement composé d’amis à lui : douze milliardaires et plusieurs multimillionnaires, dont le climatosceptique Chris Wright au ministère de l’énergie ou l’ancien présentateur de Fox News Pete Hegseth à la défense (il dirigera donc la plus puissante armée de la planète sans aucune expérience de commandement de haut niveau), qui partagent sa vision discriminatoire et brutale du monde. Tout ce petit groupe est désormais soutenu par un club de milliardaires ultra puissants dans le milieu de la tech. Mark Zuckerberg, Elon Musk, Jeff Bezos, Tim Cook… La liste est longue.
Ces dirigeants avaient commencé à établir des liens avec le candidat républicain avant sa réélection, dès qu’ils ont senti le vent tourner. En 2024, la Silicon Valley a versé 273 millions de dollars pour la campagne de Trump2 et, lors de sa victoire, les géants du secteur ont été nombreux à s’empresser de faire des dons à hauteur d’au moins un million de dollars chacun pour sa cérémonie d’investiture, ce qu’ils n’avaient pas fait lors de son premier mandat. Cela implique les PDG de Google, Spotify3, PayPal, Meta, Amazon, Apple, Microsoft, OpenAI, etc.
Globalement, quasiment tout ce que vous faites sur vos ordinateurs ou téléphones est lié à au moins une de ces entreprises. Ces multinationales influencent nos imaginaires comme nos quotidiens, et l’extrême droite américaine, qui l’a bien compris, a entrepris de les conquérir depuis plusieurs années. Dans un mouvement d’opportunisme mutuel, les géants de la tech et les leaders d’extrême droite marchent main dans la main depuis déjà un moment.
Tout a commencé avec Twitter
Si le rachat de Twitter par Elon Musk en 2022 a pu paraître irrationnel, le milliardaire avait, lui aussi, déjà compris que le réseau pouvait devenir un outil politique redoutable. Il l’a rapidement rebaptisé X et transformé en machine à promouvoir l’extrême droite. Il a ainsi rétabli des comptes néonazis au nom de la liberté d’expression, a fait exploser la haine en ligne et la désinformation4, tout en donnant une visibilité exceptionnelle aux soutiens de Trump. Le cas Musk est là encore le plus extravagant, mais il est loin d’avoir été le seul à déréguler et permettre l’éclosion de cette vision du monde. Spotify a par exemple laissé prospérer sur sa plateforme les théories complotistes de l’influenceur d’extrême droite Joe Rogan dans l’un de ses podcasts à succès, tandis que YouTube ou Facebook ont été épinglés à plusieurs reprises pour la façon dont leurs algorithmes donnaient de la visibilité à la désinformation.
Meta a pris un tournant beaucoup plus radical début janvier lorsque Mark Zuckerberg a annoncé vouloir plus « d’énergie masculine » et une culture plus « agressive » dans son entreprise, et qu’il a supprimé l’ensemble des services de vérification des information, dérégulé Facebook et Instagram pour permettre, entre autres, la circulation de propos sexistes ou homophobes, tout en annonçant déménager une partie de son entreprise au Texas, l’un des endroits les plus réactionnaires des États-Unis. Une allégeance quasi totale à Donald Trump. Pour couronner le tout, TikTok a envoyé un message à tous ses utilisateurs états-uniens mi-janvier pour annoncer que c’était grâce à Trump si elle avait obtenu un délai d’autorisation sur ce territoire – le temps de négocier sa mise sous tutelle par les États-Unis5.
Il faut avoir en tête les ordres de grandeur : X (Twitter) compte un peu plus d’un demi-milliard d’utilisateurs et a pesé considérablement dans la campagne électorale aux États-Unis. Facebook et Instagram cumulés comptent 5 milliards d’utilisateurs : cela donne une idée de l’ampleur des dégâts qui peuvent être réalisés sur l’humanité toute entière rien qu’avec les changements déjà opérés par Meta. Cerise sur le gâteau, Trump a annoncé lancer un projet à 500 milliards de dollars pour développer l’intelligence artificielle avec les principales entreprises du secteur.
Trump au service de la tech
Comment expliquer ce revirement chez des personnalités qui, pour beaucoup, se réclamaient jadis d’un certain progressisme ?6 Leur attitude n’est en réalité pas si surprenante. Donald Trump est un ennemi de la démocratie et des droits humains, mais pas des milliardaires ni des multinationales. Côté tech, il a largement promu une politique de déréglementation, dès son premier mandat. Le Tax Cuts and Jobs Act de 2017, a par exemple, réduit le taux d’imposition des entreprises de 35 % à 21 %, offrant des milliards de dollars d’économies aux entreprises technologiques.
De plus, l’administration Trump a bloqué ou annulé plusieurs initiatives visant à réguler les plateformes en ligne. Le retrait de la « neutralité du net » en 2018 a permis aux géants de la tech de prioriser certains contenus ou services au détriment d’autres, augmentant ainsi leur contrôle sur l’information. Ces décisions ont déjà à l’époque été largement soutenues par quelques figures influentes de la tech comme Peter Thiel, cofondateur de PayPal, membre de ce qu’il était commun d’appeler la « Mafia PayPal » dès les années 2010, un groupe de treize hommes (déjà) liés à PayPal qui ont tous connu de grands succès dans le numérique.
Sidérer pour mieux opprimer
X peut être un laboratoire de ce qui nous attend à très large échelle concernant les réseaux sociaux, et cela dépassera sans nul doute les frontières. Zuckerberg a déjà officiellement déclaré la guerre aux normes européennes permettant de limiter les appels à la haine et Musk fait tout ce qui est en son pouvoir pour déstabiliser les démocraties sur notre continent. Après avoir pris pour cible le Royaume-Uni en attaquant très violemment son premier ministre, il s’est intéressé à l’Allemagne, où il soutient l’extrême droite en utilisant tous ses outils d’influence.
La prise de la Maison-Blanche par le duo Trump-Musk et le soutien que le monde de la tech leur apporte marquent un basculement aux répliques incalculables. Une chose est sûre, sans sursaut collectif, sans résistance organisée, les démocraties européennes ne feront pas long feu, et la « broligarchie » s’imposera aussi chez nous.
Sources
1. Conférence de presse du président élu, 16 décembre 2024.
2. « Revealed: the tech bosses who poured $394.1m into US election - and how they compared to Elon Musk », The Guardian, 7 décembre 2024.
3. Seule parmi ces entreprises à avoir déboursé « seulement » 150 000 dollars.
4. Une étude du Center for Countering Digital Hate (CCDH) a constaté que les tweets contenant des insultes racistes envers les personnes noires ont triplé après l'acquisition par Musk. Selon un rapport du Institute for Strategic Dialogue (ISD), le nombre de tweets antisémites a doublé et une analyse menée par la société de cybersécurité Casaba Security montre que les signalements de discours haineux ont augmenté de 37 % sur Twitter dans les trois mois suivant le rachat.
5. En 2025, Donald Trump est présenté comme le « sauveur » de TikTok après avoir signé un décret reportant de 75 jours l’application d’une loi qui aurait interdit l’application chinoise aux États-Unis.
6. Elon Musk, comme la plupart des leaders de la Silicon Valley, avait soutenu Hillary Clinton en 2016, Zuckerberg avait mis en place de larges politiques d’inclusivité au sein de son entreprise, etc.
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