Sciences Po : la fabrique des élites

« Former par les universités une tête de société rationaliste, fière de cette science et peu disposée à laisser périr son privilège au profit d’une foule ignorante » : voilà l’idéal élitaire formulé par Ernest Renan au XIX^e siècle et qui posera les jalons de l’ancêtre de « Sciences Po », l’École libre des sciences politiques, qui ouvre ses portes en 1872. Émile Boutmy, son fondateur, ne fait pas mystère de cette filiation, lui qui veut « refaire une tête de peuple » après la défaite contre la Prusse. Un ADN qui n’a pas varié depuis 150 ans, ainsi que le démontre le journaliste Mathieu Dejean dans cette enquête. Aujourd’hui comme hier, la fonction principale de Sciences Po aura été d’asseoir « rationnellement », par le titre et le diplôme, la légitimité d’une élite bourgeoise à gouverner le peuple.

Car Sciences Po incarne un extrême du spectre de la « démocratie moderne », celui qui suppose que la politique est un métier qui s’apprend et dont on fait carrière, contre l’aspiration à l’autogouvernement et à la démocratie directe. Au-delà des critiques à l’encontre de cette formidable usine à reproduction sociale des élites, déjà connues pour la plupart, le choix de l’auteur de retracer l’histoire de Sciences Po chronologiquement et de s’attarder sur chacune des crises qu’elle a connues jette une lumière nouvelle sur sa fantastique capacité d’adaptation. Des tentatives de nationalisation à la collaboration avec Vichy, de Mai 68 aux appels contemporains à la diversité sociale, Sciences Po a toujours su, par ses liens avec le pouvoir et sa plasticité, neutraliser tout ce qui aurait pu menacer sa domination sur le corps social. 

Sciences Po, l’école de la domination, Mathieu Dejean, La fabrique, 17 mars 2023, 160 pages, 14 €.

Articles en lien

• Édito. 5 riches et légumes par jour
• Novlangue et boniments
• Le mythe de l'entrepreneur

À propos de l'auteur

Philippe Vion-Dury
Journaliste