Précurseur de la décroissance

Serge Latouche : « Le développement économique s’inscrit dans une démarche ethnocidaire »

Photos : Emil Pacha Valencia

Surnommé « le pape de la décroissance », Serge Latouche, économiste et professeur émérite de l’université Paris-Saclay, est l’un des principaux critiques français de la notion de croissance économique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, comme L’Occidental­isation du monde (La Découverte, 1989), critique virulente du mythe du « dév­eloppement », ou L’Invention de l’économie (Albin Michel, 2005), qui retrace l’histoire de notre « imaginaire économique », dominé par un rapport utilitariste et quantitatif au monde. Retour sur le parcours intellectuel d’une figure incontournable du mouvement décroissant.

Serge Latouche, quelles sont les étapes, dans votre vie, qui vous ont amené à la décroissance ?

Tout a commencé par la critique du développement. Dans les années 1960, lors de la fin de mes études, le développement était l’objectif que tout le monde devait suivre et l’on opposait, à la suite du président américain Harry S. Truman dans son fameux discours de 1949, les pays dits développés et ceux « sous-développés ». Les premiers étaient ceux qui avaient connu les « Trente Glorieuses » : nous étions alors en pleine croissance. Et le développement était présenté comme la solution permettant aux seconds d’accéder à la croissance.

Entretien à retrouver dans notre hors-série « Décroissance : Réinventer l'abondance », disponible en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Pour ma part, je m’intéressais aux pays du Sud. J’étais marxiste, j’ai même été communiste, et je pensais qu’il était essentiel de développer ces pays en leur apportant les technologies les plus sophistiquées. Puis je me suis rendu sur place – d’abord au Congo, entre 1964 et 1966 –, à la fois comme économiste pur et dur et comme marxiste, avec l’idée qu’il fallait mettre en place une planification à la soviétique. Mais j’étais aussi passionné par la psychologie, la psychanalyse, l’anthropologie, etc. J’ai donc rédigé une thèse entre 1964 et 1966, au Congo, qui conjuguait mes préoccupations. C’était un travail marxiste, un peu hétérodoxe, tiers-mondiste, et qui portait sur la paupérisation à l’échelle mondiale.

Les staliniens français, à cette époque, soutenaient l’idée que le capitalisme engendrait une paupérisation des travailleurs, pas seulement relative mais absolue. Maurice Thorez avait même rédigé un petit opuscule qui s’intitulait La Paupérisation des travailleurs français (1961). Cette théorie était surréaliste au moment où les ouvriers accédaient à la société de consommation, à la voiture, au petit pavillon, au frigidaire… En revanche, elle devenait plausible si l’on prenait en compte la totalité de l’humanité, le fossé s’élargissant entre le Nord et le Sud. C’est pour cela que j’ai intitulé ma thèse La Paupérisation à l’échelle mondiale, et je ne la désavoue pas de ce point de vue-là. En revanche, j’arrivai à la conclusion qu’il fallait sortir du sous-développement par le progrès technologique, à la façon dont essayait de le faire l’Algérie du président Houari Boumédiène. Or, leur tentative s’est soldée par un échec retentissant quelques années après.

En 1966, je suis parti comme expert en développement au Laos et j’y ai vécu mon chemin de Damas : j’y ai trouvé à l’époque une société qui n’était ni développée ni sous-développée ; elle était en dehors de l’économie. Cette société était bâtie sur un modèle d’agriculture vivrière. Les gens vivaient dans de petits villages, semaient du riz gluant et faisaient des fêtes en attendant la récolte. S’il n’y avait pas eu les Américains qui bombardaient d’un côté, les résistants vietnamiens qui se battaient de l’autre et les pirates qui tentaient de les piller, ils auraient été parfaitement heureux.

J’ai alors compris qu’en tant que missionnaire du développement j’allais détruire cette forme de vie où les gens souhaitaient seulement qu’on les laisse tranquilles. C’est là que j’ai perdu la foi dans l’économie ; je suis revenu en France et j’ai commencé à critiquer non plus seulement l’économie politique, mais aussi l’économie tout court, ce que Marx n’avait pas fait.

À la chute du mur de Berlin, beaucoup, comme l’économiste américain Francis Fukuyama, croyaient que nous vivions la fin de l’histoire et on a cessé de parler du « tiers-monde » puisqu’il n’y avait plus qu’un monde unique ; c’était la mondialisation – heureuse, prétendait-on. Alors que nous préparions à l’Unesco, en 2001, un grand colloque sur le thème « Défaire le développement, refaire le monde », j’ai reçu une invitation de jeunes gens de Lyon, Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, fondateurs de l’association antipublicitaire Casseurs de pub. Ils voulaient consacrer un numéro de la revue S!lence à la décroissance.

J’ai écrit l’article d’ouverture du numéro, intitulé « À bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! ». Cela a été un moment fondateur et le colloque a remporté un énorme succès. Immédiatement, nous avons décidé de prolonger l’aventure : peu de temps après, Casseurs de pub a organisé à Lyon un autre colloque sur la décroissance, puis le journal La Décroissance a été lancé dans la foulée, et voilà comment j’ai été surnommé « le pape de la décroissance » !

Tiers-mondisme : Courant d’idées né dans les années 1950 qui défend les pays du Sud colonisés ou anciennement colonisés, et comme le tiers-état en 1789, refusaient de « n’être rien ». Les penseurs du tiers-mondisme attribuaient le « sous-développement » des pays du Sud aux conséquences de la colonisation.

Vous avez parlé du Laos, mais aussi du Congo, qui revient souvent dans vos écrits. Qu’est-ce qui vous a interpellé dans ce pays qui vous a aidé à mûrir l’idée de décroissance ?

La situation en Afrique et au Congo en particulier m’a démontré que le développement économique s’inscrit dans une démarche ethnocidaire : il détruit ce qui permet aux peuples de donner un sens à l’existence, quel que soit le niveau de vie. En tant qu’Occidentaux, nous avons considéré que les peuples « sous-développés » étaient forcément malheureux car ils n’ont pas accès à la modernité et la consommation. On projette nos standards de vie sur des personnes qui ne vivent pas (et ne souhaitent pas vivre) comme nous.

Cela ne peut que donner un résultat désastreux. Ce constat fut l’un des fondements de ma critique du développement, du tiers-mondisme, du marxisme, etc. Au bout de quelques années, étant devenu un africaniste, je retournais tous les ans en Afrique. J’y ai noué beaucoup de contacts, notamment à travers les petites « internationales », des associations d’aide au développement durable et qui défendaient les peuples autochtones, que je fréquentais : Culture et Développement, à Bruxelles, et Interculture, à Montréal.


Je me suis intéressé au sujet de l’économie informelle et j’ai voulu élucider ce qui reste un paradoxe pour les économistes : l’Afrique n’existe pas du point de vue économique puisque le PIB de toute l’Afrique subsaharienne représente moins de 2 % du produit mondial – et pourtant des centaines de millions de gens y vivent. Ce paradoxe s’explique par l’auto-organisation des individus en dehors de l’économie marchande. L’économiste sénégalais Emmanuel Seyni Ndione a observé ce phénomène en banlieue de Dakar, où il s’était installé pour améliorer les conditions de vie des pauvres, et il en a tiré un ouvrage, Dynamique urbaine d’une société en grappe. Un cas, Dakar (coédition NENA/Enda Graf Sahel, 1993).

Ma rencontre avec lui a été déterminante : nous étions arrivés un peu aux mêmes conclusions, moi par la recherche et lui par la pratique. Peu après, j’ai écrit L’Autre Afrique. Entre don et marché (Albin Michel, 1998), sur la manière dont on peut survivre et parfois même vivre pas trop mal en dehors de l’économie. Au fond, c’est la décroissance dans une situation d’extrême pénurie, mais cette voie peut s’imaginer dans des conditions bien plus favorables.

Avez-vous conservé des liens avec l’Afrique ? Y voyez-vous des initiatives qui vont dans le sens de la décroissance ?

Quelques années après avoir écrit L’Autre Afrique, j’ai rédigé un post-scriptum : L’Autre Afrique. Entre mondialisation et décroissance. La mondialisation en Afrique se traduit aussi bien par l’extraction minière (et ses conséquences délétères que sont les conflits et les ravages écologiques) que par l’imaginaire de société de consommation qu’elle véhicule et qui détruit l’Afrique telle qu’elle existait. 

Lors de mes derniers voyages en Afrique au début des années 2000, j’ai constaté que tous les jeunes voulaient partir pour l’Europe. Pourquoi ? Matériellement, rien n’avait changé, mais cela n’avait plus aucun sens de se battre dans un monde où les smartphones font miroiter une vie meilleure ailleurs. Pourtant, par le passé, il existait des luttes phares comme le mouvement des non-alignés ou celui de Thomas Sankara au Burkina Faso. Le vrai crime de l’Occident, c’est d’avoir détruit le sens.

L’un des reproches adressés à la décroissance est qu’elle est un projet envisageable uniquement en Occident, le reste du monde ayant besoin de plus d’industries et de technologie pour sortir de la misère. Que répondez-vous à cette critique ?

Les gens qui affirment cela n’ont rien compris à ce que j’ai écrit. Ils ont évidemment du mal à se défaire de l’imaginaire produit par l’Occident. Ces dernières années, les peuples autochtones en Bolivie et en Équateur ont inscrit dans leurs nouvelles constitutions que leur objectif n’est pas le développement, qui est une idée occidentale, mais le buen vivir (le bien vivre).

Cette aspiration, qui par certains côtés est universelle, est un idéal de vie bonne, basée sur l’entraide et en harmonie avec la Terre. Quand j’ai rencontré le leader de la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), lors d’un colloque à Bilbao organisé sur le thème « Decrecimiento y buen vivir » (la décroissance et le bien vivre), il m’a immédiatement affirmé : « Ce que tu appelles décroissance, c’est ce que nous nous appelons “buen vivir”. »

Vous dites souvent que nous vivons dans une société de croissance sans croissance. Pourriez-vous expliquer ce paradoxe ? 

Nous vivons une société de croissance sans croissance depuis les années 1980, c’est-à-dire la fin des « Trente Glorieuses », où la croissance assez forte permettait de masquer les contradictions du système capitaliste en donnant l’impression d’être un jeu gagnant-gagnant – sauf qu’il y avait bien plusieurs perdants : la nature et les pays du Sud. Mais au Nord, l’État gagnait, les entrepreneurs gagnaient et la classe ouvrière ne perdait pas ; cela n’a pas duré. Et depuis, du point de vue des indices économiques, nous avons une croissance pratiquement nulle : on se bat pour quelques dixièmes de points de croissance (en France, pour l’année 2023, la croissance économique a été de 0,9 %, ndlr) alors que celle-ci s’élevait à 5 ou 6 % par an auparavant.

Mais cet impératif est toujours présent, dans la tête de ceux qui veulent toujours plus, ainsi que dans celle des dirigeants politiques, et surtout celle d’Emmanuel Macron. Ils défendent la croissance car ils pensent qu’elle résout tous les problèmes ; mais ils n’arrivent pas à l’obtenir.

Cette idéologie du « produire toujours plus » touche là à l’une des contradictions fondamentales du système capitaliste : plus vous produisez, plus la valeur décroît.

Toutefois, cette absence de croissance ne signifie pas que sa quête effrénée et la prédation qui s’en suivent cessent. On continue à détruire l’environnement, à construire des autoroutes comme l’A69 ou des mégabassines. Or cette idéologie du « produire toujours plus » touche là à l’une des contradictions fondamentales du système capitaliste : plus vous produisez, plus la valeur décroît. Ce processus de dévalorisation a été bien analysé par Karl Marx.

Il montre que le produit statistique, l’indice fétiche pour les économistes, ne croît pas. On le constate avec les téléphones portables : plus leur prix diminue, plus il y en a, plus les gens en achètent. Curieusement, très peu d’économistes, hormis ceux qui s’intéressent à la critique de la valeur, insistent sur ce phénomène de dévalorisation, qui me semble crucial notamment pour appréhender ses conséquences destructrices pour l’environnement.

Critique de la valeur : Courant théorique né en Allemagne au début des années 2000, d’inspiration marxiste. Il identifie la production de la valeur marchande comme le véritable sujet « automate » du capitalisme.

La décroissance a le vent en poupe : en mai 2023, le Parlement européen accueillait le colloque « Beyond Growth ». N’est-ce pas la vérification de ce qu’écrivait Bernard Charbonneau en 1980, dans son ouvrage Le Feu vert : « Ce sont les divers responsables de la ruine de la Terre qui organiseront le sauvetage du peu qu’il en restera, et qui après l’abondance gèreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir » ?

Oui et non : cet événement à Bruxelles n’était pas un colloque sur la décroissance, mais sur le concept de degrowth. Ce terme académique désigne les recherches sur les problèmes posés par la perspective d’une fin de la croissance économique, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que la décroissance. Il se trouve que je viens de préparer une réédition du « Que sais-je ? » sur la décroissance, et j’ai ajouté un petit post-scriptum qui s’intitule : « De la provocation de la décroissance aux “degrowth studies” ». Paradoxalement, c’est moi qui ai utilisé pour la première fois le mot degrowth, à la demande du traducteur anglais des articles du Monde diplomatique qui ne savait pas comment traduire le mot décroissance. 


Toutefois, j’étais opposé à l’idée de la fondation d’une internationale de la décroissance : je suis d’accord, bien sûr, pour que se tissent des liens entre les différentes initiatives, mais les pensées doivent être plurielles. Chaque culture a ses propres mots pour imaginer un autre monde que celui de l’économie capitaliste ; nous avons évoqué le buen vivir, Gandhi parlait de swaraj, certains parlent de voluntary simplicity, de post-development,Nicholas Georgescu-Roegen parlait de declining, etc. Je n’ai pas été entendu, et de jeunes ambitieux ont lancé des degrowth studies qui n’ont pas la radicalité de la décroissance. Il existe donc maintenant des thèses, des milliers d’articles universitaires…

Il faut garder en tête ces trois axes : la survie, la résistance, la dissidence. On accepte plus ou moins le monde dans lequel on vit, on y résiste plus ou moins, on en sort plus ou moins.

Le terme de décroissance a gardé son tranchant, il est provocateur. Si l’on en parle beaucoup, c’est pour insulter l’autre ! Le Rassemblement national accuse Macron et l’Union européenne d’être décroissants, alors que Macron rejette lui aussi la décroissance ; La France insoumise est accusée de l’être également alors qu’elle s’en défend. Bref, tout le monde accuse l’autre d’être décroissant, mais personne ne l’est !

Dans le contexte français – mais aussi dans d’autres pays latins tels que l’Italie, le Portugal, la Roumanie –, la décroissance reste un projet radical, même si les tentatives de récupération existent, et, à cet égard ce que disait Charbonneau est parfaitement juste. Pour l’instant, le fait qu’on en parle autant n’en rend que plus frappant le nombre insuffisant des mises en pratique. Le succès de la décroissance en parole est proportionnel, de façon pathétique d’ailleurs, à l’absence de sa réalisation.

Voir dans la décroissance une manière de gérer la pénurie sans changer fondamental-ement le système économique, n’est-ce pas la preuve que notre « imaginaire social », selon l’expression de Cornelius Castoriadis, reste attaché au mode de vie qui est né avec la croissance ?

Hegel disait : « Nul ne peut sauter par-dessus son temps. » Ce n’est pas parce que l’on est conscient de la colonisation de l’imaginaire que l’on se décolonise complètement. Quand j’ai commencé à donner des conférences, le public me demandait : « Que pouvons-nous faire ? » Je répondais : commencez par vous débarrasser de votre téléphone portable. Bien sûr, je n’ai pas été suivi. On est obligé de tenir compte du monde dans lequel on vit. Cela ne veut pas dire qu’on l’accepte complètement ; on essaie de résister.

Il faut garder en tête ces trois axes  : la survie, la résistance, la dissidence. On accepte plus ou moins le monde dans lequel on vit, on y résiste plus ou moins, on en sort plus ou moins. En revanche, il y a des circonstances qui obligent à s’organiser différemment – et on l’a vu pendant la pandémie de Covid-19. Et il est beaucoup plus facile de s’adapter lorsqu’on est psychologiquement préparé à la rupture (avec la société de croissance et de consommation, ndlr). 

Selon vous, est-ce une vision du monde qui a défini le système économique actuel, ou à l’inverse, l’accroissement des échanges et l’évolution de la technique qui ont déterminé l’apparition d’un imaginaire favorable à ces évolutions ?

Cela marche ensemble. L’économici-sation du monde est un imaginaire qui se met en place dès la philosophie des Lumières, surtout chez John Locke, ou avec La Fable des abeilles de Bernard Mandeville, publiée en 1705. Ce texte affirme que la recherche de richesse et de puissance produit une opulence qui profite à tous, y compris aux plus pauvres (c’est l’ancêtre de la théorie du ruissellement, ndlr). La Réforme protestante joue aussi un rôle ; pensons ainsi à l’essai de Max Weber (1904), L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, toujours pertinent.

Et en même temps, le capitalisme se développe. On ne peut pas imaginer l’un sans l’autre. Ce principe est d’ailleurs illustré dans l’excellent livre de mon ami Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? De la société féodale au monde de l’économie (Crise & Critique, 2024). Mais il sépare un peu trop la colonisation de l’imaginaire du processus matériel, alors que les deux sont intimement liés.

Comment, alors, « décoloniser l’imaginaire », mot d’ordre qui revient très régulièrement dans vos écrits ?

Vaste problème ! C’est une transition longue, historique, et nous y serons forcés. J’ai travaillé sur l’obsolescence programmée, qui est née et s’est développée aux États-Unis. Ce besoin et désir de consommation débridée a nécessité plusieurs décennies de propagande afin de rompre avec l’idée de frugalité puritaine qui dominait, et ce pour amener les Américains à changer sans cesse de voiture. Tout comme l’imaginaire croissantiste a mis du temps à s’imposer, la décroissance ne se fera pas du jour au lendemain. Il faut se désintoxiquer collectivement. 


Quels sont selon vous les combats encore à mener ?

Se battre contre les mégabassines, l’A69, les pesticides, soutenir les Amap, par exemple ! Tous ces combats transforment petit à petit l’imaginaire. C’est ce que j’appelle la pédagogie des catastrophes, lorsque des événements météorologiques extrêmes, comme les canicules et les feux de forêts, déclenchent une prise de conscience sur l’urgence écologique, entraînant des effets. La crise de la vache folle, par exemple, a eu un impact important : les gens ont commencé à s’intéresser au contenu de leur assiette.

Tout comme l’imaginaire croissantiste a mis du temps à s’imposer, la décroissance ne se fera pas du jour au lendemain.

Malheureusement, l’explosion du quatrième réacteur de Tchernobyl ne nous a pas suffisamment ébranlés pour abandonner l’énergie atomique. Idem avec Fukushima, au Japon. Mais beaucoup d’autres pays, comme l’Italie ou certains pays nordiques, ont déjà refusé par référendum le nucléaire. Je crains qu’il ne faille attendre une catastrophe nucléaire en France pour nous décider à y renoncer…

La plupart des auteurs que vous présentez dans votre collection au Passager clandestin sont des libertaires : Cornelius Castoriadis, Jacques Ellul, Ivan Illich, Lewis Mumford… Quelle est selon vous la stratégie politique la plus adéquate à la décroissance ? Des politiques réformistes ? Un changement radical de société, qui passerait par un projet révolutionnaire ?

Je ne me pose pas la question ainsi : pour moi, la décroissance ne débouche pas vraiment sur une stratégie politique. Elle incarne un changement de société mais elle n’est pas un projet révolutionnaire au sens traditionnel du terme, consistant à s’emparer de l’appareil d’État et à modifier les choses de fond en comble ; cette stratégie-là est vouée à l’échec. La décolonisation de l’imaginaire ne passe pas par un parti politique. En revanche, elle entraîne des conséquences politiques. Cela se traduit aussi bien par des mobilisations de terrain, dans des luttes, que par l’engagement éventuellement dans un parti, pour devenir conseiller municipal par exemple. 

Mais pas au nom de la décroissance. Cette dernière est une transformation plus profonde qui adviendra si les conditions favorables sont réunies. Ivan Illich disait que la situation actuelle rendait impossible un changement radical, et qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de hurler pour protester de son impuissance. C’est peut-être vrai, mais il est toujours possible de tenter quelque chose, ne serait-ce qu’à une petite échelle.

La décroissance n’est pas un programme politique global, mais elle peut amener à faire des choix politiques concrets. Par exemple, le Nouveau Front populaire ne milite pas pour la décroissance, néanmoins je le soutiens totalement. La stratégie des zapatistes au Chiapas et la pensée de Gandhi se basent sur l’idée qu’il ne s’agit pas de prendre le pouvoir, parce que l’expérience prouve que c’est le pouvoir qui vous prend. Il faut plutôt créer un rapport de force face à lui, afin de se défendre, d’empêcher la destruction de ce qui va dans le bon sens, et éventuellement de le forcer à prendre certaines décisions.

C’était ce que disait Gandhi : à la limite, il importe peu que ce soient les Anglais qui détiennent le pouvoir ou que ce soit le parti du Congrès national indien. L’important, c’est que la volonté des Indiens soit respectée. Gandhi luttait plus généralement pour la décolonisation de l’imaginaire, qui est un processus long.

Je prends toujours comme exemple la « guerre de l’eau » en Bolivie en 2000, remportée par la population contre un gouvernement d’extrême droite qui avait privatisé l’eau sous l’influence des multinationales américaines. Le mouvement a réussi, après des luttes et des morts, non pas à prendre le pouvoir mais à imposer au gouvernement de faire volte-face. 


Serge Latouche

Né en 1940 à Vannes, Serge Latouche est économiste et professeur émérite à l’université Paris-Saclay. En parallèle de sa carrière universitaire, il a abondamment conceptualisé les théories de la décroissance, dont il est l’un des principaux porte-parole en France. Auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, il est également le cofondateur d’Entropia, revue d’étude théorique et politique de la décroissance, parue de 2006 à 2015, et a régulièrement contribué à la Revue du MAUSS. Sa collection « Précurseur·ses de la décroissance » au Passager clandestin, dirigée aujourd’hui par François Jarrige et Hélène Tordjman, donne à découvrir des figures majeures de ce courant d’idées.

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