Tout ce qui est petit est joli, certes. Mais la formule bien connue ne résiste pas longtemps dans un monde où la moitié du genre humain veut savoir depuis l’enfance qui a la plus grosse. S’il est au contraire un mot qui revient dans la bouche de tous les dirigeants modernes, c’est plutôt celui de « puissance ». Car on le sait bien : seul ce qui est grand est puissant… Et si, à l’heure où tant de maux accablent la planète, le fondement des problèmes venait précisément de là ? « Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros », affirme Leopold Kohr (1909-1994), théoricien de la notion d’« échelle à taille humaine ».
À rebours d’une époque où la croissance est devenue la fin de toute chose, l’apologie de la petite taille a presque quelque chose d’insolite. Et pourtant, soutient l’Autrichien, l’origine des problèmes humains réside d’abord dans une taille démesurée. Le cancer ne vient-il pas d’une croissance excessive de cellules malades ? Pour Leopold Kohr, il en est de même des communautés politiques : « Si une société croît au-delà de sa taille optimale, ses problèmes finiront inévitablement par dépasser la croissance des facultés humaines qui sont nécessaires pour les traiter. »
Contre l’idolâtrie du gigantisme
Cette intuition originale, Leopold Kohr va l’exprimer dans son essai The Breakdown of Nations, paru en 1957– et et traduit en français seulement en 2018 sous le titre L’Effondrement des puissances,aux éditions R&N. À l’heure de la guerre froide et de l’affrontement de deux blocs visant l’hégémonie planétaire, le temps n’est pas vraiment à l’apologie de la petite taille. Qu’importe, ce penseur autrichien qui a émigré à l’Ouest pour fuir le nazisme assume son isolement intellectuel. « J’ai été traité d’excentrique dès le début des années 1940. Cela ne m’a jamais vraiment dérangé », relève-t-il dans une préface à son essai écrite en 1986. Engagé contre les totalitarismes, Leopold Kohr commence sa carrière dans le journalisme, où il côtoie Ernest Hemingway et George Orwell, puis enseignera dans diverses universités.
Pendant ce temps, son idée chemine et finira, dans les années 1970, par rencontrer un écho grandissant jusqu’à faire apparaître L’Effondrement des puissancescomme un livre fondateur. L’air de la décennie est alors plus favorable à une remise en cause du culte de la puissance : l’écologie devient un sujet de société dans le sillage du rapport du Club de Rome, Les Limites à la croissance (1972) – ou « rapport Meadows » –, qui a modélisé l’incompatibilité entre le rythme d’évolution économique et démographique de l’humanité et les ressources terrestres disponibles.
À cette conjoncture favorable s’ajoute un nouvel essai dont le titre résumera la proposition de Leopold Kohr en une formule slogan : Small is Beautiful (1973), d’Ernst Friedrich Schumacher. Preuve du coup marketing, la traduction française de 1979, au Seuil, conservera le titre anglais. Si l’essai est consacré à la question économique, Schumacher y reprend l’idée de son « professeur » Leopold Kohr : « Nous sommes aujourd’huivictimes d’une idolâtrie quasi universelle du gigantisme. Il est donc nécessaire d’insister sur les vertus de la petitesse, quand il y a lieu », avance cet économiste britannique d’origine allemande. « Beaucoup de choses ont changé. Le concept de taille modeste a cessé d’être “une formule d’excentriques” », se réjouit Leopold Kohr en 1986, et « beaucoup en sont venus à réaliser que, comme l’anthropologue gallois Alwyn Rees avait l’habitude de le présenter : “Quand vous avez atteint le bord de l’abysse, la seule chose qui ait du sens, c’est de reculer.” » L’éloge de la petite taille, à défaut de s’être imposée, ne prête donc plus à rire depuis une cinquantaine d’années. Pourtant, l’ironie est que cette idée n’a rien de novateur : elle est même défendue depuis l’Antiquité.
La cité idéale est à taille humaine
Chez Platon et Aristote, la juste taille de la cité est en effet considérée comme la condition de son fonctionnement, et même de sa grandeur. « On croit vulgairement qu’un État, pour être heureux, doit être vaste. Si ce principe est vrai, ceux qui le proclament ignorent bien certainement en quoi consiste l’étendue ou la petitesse d’un État ; car ils en jugent uniquement par le nombre de ses habitants. Pourtant il faut bien moins regarderau nombre qu’à la puissance », dit Aristote dans LaPolitique. Pour le philosophe, « les faits sont là pour prouver qu’il est bien difficile, et peut-être impossible, de bien organiser une cité trop peuplée ; aucune de celles dont on vante les lois n’a renfermé, comme on peut le voir, une population excessive ». Or, « chaque chose, pour posséder toutes les propriétés qui lui sont propres, ne doit être ni démesurément grande ni démesurément petite ». C’est donc la taille juste qu’il convient de trouver.
Platon, dans le livre V des Lois, avance un nombre de citoyens optimal : 5 040. Car lui aussi considère que le bonheur de la cité ne tient pas à son gigantisme, mais à sa bonne proportion. « Pourvu que le territoire suffise à l’entretien d’une certaine quantité d’habitants modérés dans leurs désirs, il est assez grand, et il ne faut pas l’étendre au-delà », prévient-il. Pour cette raison, il est nécessaire de déterminer par avance le nombre adéquat de citoyens qui formeront la cité. Platon opte pour 5 040 et le justifie avec un argument mathématique : ce nombre « n’a pas plus de cinquante-neuf diviseurs, mais il en a dix qui se suivent en commençant par l’unité, ce qui est d’une grande commodité ».
Pour maintenir cet équilibre démographique, le philosophe recommande des restrictions de naissance et des émigrations en cas d’excès de citoyens, ou au contraire une stimulation de la natalité si la population venait à se réduire. Les fondements du small is beautiful étaient donc déjà posés dans l’Antiquité, puisque le courant initié par Leopold Kohr fait seulement l’apologie de la petite taille en réaction au gigantisme des structures modernes. Schumacher souligne d’ailleurs que si « une idolâtrie de la petitesse l’emportait, indépendamment du sujet ou du but, on devrait chercher à exercer une influence dans la direction inverse ». Leur objet est similaire à ceux de Platon et Aristote : une société épanouie est une société à taille humaine.
Utopies et républiques
Mais la défense de cette échelle humaine va devenir, à l’époque moderne, celle de la petite taille. Comme un symbole, toutes les projections de cités idéales ont été pensées dans une échelle réduite. En 1516, quand Thomas More invente la notion d’« utopie » dans son livre du même nom, il la fait exister sur une île. Le courant utopique du début du XIXe siècle gardera ce trait, comme Charles Fourier qui imagine des phalanstères d’environ 1 500 personnes. En parallèle les méfaits d’une grande taille sont identifiés par deux des principaux penseurs des démocraties modernes : Rousseau et Montesquieu. Ce dernier, dans De l’esprit des lois (1748), s’alarme des dangers d’une « grande république » où le « bien commun est sacrifié à mille considérations » et où « il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits ». Ainsi, conclut le philosophe bordelais, « il est de la nature d’une république qu’elle n’ait qu’un petit territoire : sans cela elle ne peut guère subsister ».
L’argument se retrouve quinze ans plus tard dans un autre ouvrage fondateur de la pensée politique moderne. « En général le gouvernement démocratique convient aux petits États, l’aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands », tranche Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat social (1762). Pour lui, la démocratie n’est possible que dans un « État très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ». Sans cette connaissance mutuelle, les liens qui fondent une démocratie sont trop peu denses pour qu’elle existe réellement car « plus le lien social s’étend, plus il se relâche, et en général un petit État est proportionnellement plus fort qu’un grand ». Mais Rousseau pressent bien que la logique profonde des constructions politiques est de s’éloigner de cet équilibre : « Il y a dans tout corps politique un maximum de forces qu’il ne saurait passer et duquel souvent il s’éloigne à force de s’agrandir. »
Les grands sont méchants
Tout le mérite de Leopold Kohr a donc été d’être le premier à lire les maux de notre époque au travers du filtre de cette vieille idée. Et le penseur autrichien applique celle-ci de façon convaincante à tous les problèmes de nos sociétés. Dans L’Effondrement des puissances, il avance en effet que la population, passé un seuil critique, se met à « produire une méchanceté qui lui est propre » : du crime aux atrocités des guerres, les sociétés aux tailles excessives autorisent des niveaux de violence qui, à une échelle plus humaine, seraient insupportables.
Appliquée aux États, cette observation conduit à ce qu’une nation peut « devenir spontanément agressive quand sa puissance a atteint un seuil critique » et se dirige alors fatalement vers la guerre alors que, au contraire, des pays de petite taille même animés par les pires intentions restent inoffensifs. « On ne pourrait trouver aujourd’hui de peuples plus aimables que les Portugais, les Suédois, les Norvégiens ou les Danois. Pourtant, quand ces peuples étaient forts, ils laissèrent éclater leur puissance avec une telle fureur qu’ils conquirent chacunle monde à leur façon, repoussant horizon après horizon. Ce n’était pas parce que durant leurs périodes d’expansion territoriale ils étaient plus agressifs que les autres. C’est qu’ils étaient plus puissants. » En bref : le nazisme aurait fait moins de dégâts s’il avait germé à Malte plutôt qu’en Allemagne.
En même temps qu’un antidote à la violence, cet éloge des petites nations que sont Saint-Marin, le Vatican ou Andorre n’est pas seulement défensif. Kohr est convaincu que des pays à taille humaine sont aussi la source d’une meilleure prospérité économique, face à des multinationales qui sont l’équivalent privé des grandes puissances politiques : parmi les économies les plus avancées, ne vaut-il pas mieux vivre en Suisse ou aux Pays-Bas plutôt qu’en Chine ou aux États-Unis ? Sur le plan démocratique aussi, la vie est plus heureuse dans les petites nations. Avec son goût du contre-pied, Kohr souligne que toute Altesse sérénissime que soit le prince du Liechtenstein, il suffit à l’un de ses quelque 37 000 sujets de sonner à la porte de son château pour le rencontrer. Pour un citoyen américain, français ou russe, imaginer ne serait-ce que rendre visite au président qu’il a pourtant élu suffit à le faire passer pour farfelu…
Une filiation de pensée toujours vivante
La grande taille nuit donc à la démocratie, mais aussi à l’écologie et à l’économie. La réflexion avant-gardiste de Kohr popularisée par le Small is Beautiful de son élève Schumacher a de bonnes raisons, à mesure que les puissances se montrent incapables de résoudre leurs problèmes, de continuer à séduire. Si l’idée n’a pas encore fait école, elle a inspiré beaucoup d’autres pensées, comme celle d’Ivan Illich qui a côtoyé Kohr à Porto Rico dans les années 1950. Tenant ce dernier pour un « prophète », le penseur de l’écologie et de la convivialité a mis le sujet au cœur de ses théories, en y ajoutant des réflexions sur la complexité des outils ou sur la vitesse. Selon lui, les transports ne devraient pas aller à plus de 25 km/h, seuil au-delà duquel on observe un excès de déplacements et, en conséquence, « un manque de temps croissant ».
Un de ses concepts clés n’est autre que l’idée de seuils de retournement : lorsqu’une activité dépasse un certain seuil dans sa croissance, « elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier ». Quels qu’ils soient, Illich considère dans la lignée de Kohr que « les grands nombres sont dangereux, décivilisateurs, parce qu’ils immunisent contre l’horreur », souligne Olivier Rey, l’un des actuels représentants de ce courant de pensée en France. Très inspiré par Illich, ce mathématicien et philosophe a mis la question du gigantisme déshumanisant de notre époque au centre de sa pensée. Dans son essai Une question de taille(Stock, 2014), il plaide en faveur d’un retour au sens philosophique de la mesure pour conjurer ce gigantisme destructeur.
Mais vanter les vertus de la limite dans un monde qui s’est au contraire forgé sur le culte de la démesure n’est pas gage de popularité. L’inspirateur du small is beautiful était lui-même lucide sur les chances de succès de ses propositions. Après un chapitre de son essai consacré à montrer comment il est possible de parvenir à un démantèlement des puissances, Leopold Kohr écrit avec humour l’un des chapitres les plus courts de l’histoire des idées. Intitulé « Cela sera-t-il fait ? », voici son contenu : « Non ! »
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