Entretien

Sortir de l'impasse productiviste

Serge Audier.
Serge Audier. © Sophie Palmier

Fin du monde, fin du mois, même combat ? Pour Serge Audier, ce n'est pas si simple. L'auteur de L'âge productiviste décrypte pour nous la place accordée à l'imaginaire productiviste dans les traditions idéologiques de la gauche et de l'écologie. Entretien issu du numéro 34 de Socialter.

On entend souvent que plus une société est inégalitaire, moins elle est écologique. Pourquoi, selon vous ? 

Une première dimension, culturelle, est que « les riches détruisent la planète », comme le dit Hervé Kempf. Les modes de vie des plus riches, extraordinairement insoutenables pour la Terre, font de plus miroiter un modèle auquel tout le monde aspire plus ou moins. En outre, à l’échelle planétaire, les dégâts environnementaux viennent souvent des plus riches et frappent les plus pauvres. Mais il y a aussi un enjeu pragmatique dont les gilets jaunes se sont fait l’écho : nos efforts seraient inutiles, a-t-on entendu, puisque ce sont les grandes compagnies mondialisées et les plus riches qui polluent le plus. Alors qu’on commence par eux, et nous ferons éventuellement des efforts. 

Le risque est que chacun se défausse ainsi sur les autres et que personne ne veuille assumer ses responsabilités. Finalement, l’inégalité des modes de vie et de l’empreinte écologique font que les individus ne se voient plus coparticipants de la même société nationale et mondiale. L’explosion des inégalités rend ainsi encore plus difficile l’édification d’une société où la responsabilité serait à la fois graduée et collective. Mais si la question de l’inégalité est centrale, elle n’est pas suffisante. Il y a des questions substantielles qui se posent à nous : dans quel but voulons-nous vivre ? Qu’est-ce qu’une vie épanouissante ? Certaines valorisations dans la société mériteraient d’être réenvisagées, renouvelées, et des choix de civilisation sont à faire. Un exemple concret : il faudrait brider les moteurs à 100km/h et prohiber des véhicules très polluants comme les 4x4 : les gilets jaunes y sont-ils prêts ? 

 

Il y a un débat sur le terme à employer pour désigner notre époque, certains préférant parler de capitalocène (la cause de nos maux étant le capitalisme) que d’anthropocène... Qu’en pensez-vous ?  

Les forces qui ont prétendu dépasser le capitalisme ont été directement ou indirectement coparticipantes de la catastrophe écologique depuis au moins un siècle. De ce point de vue, « capitalocène » me semble certes bien plus juste qu’« anthropocène », mais encore insuffisant. Le consensus ultra-productiviste des Trente Glorieuses, par exemple, est lié à la pression de l’URSS et d’un certain nombre de forces plus ou moins anticapitalistes qui ont poussé à socialiser le capitalisme, souvent pour le meilleur, mais ont en même temps contribué à sa fuite en avant productive. Quand bien même nous n’aurions pas eu la révolution néolibérale, le capitalisme de l’après-guerre, en bonne partie planifié, était déjà absolument désastreux.

 

Vous désignez plutôt le « productivisme » comme matrice fondamentale de l’impasse où nous nous trouvons… 

 Je ne prétends pas enfermer les deux derniers siècles en une formule. Pour autant, le productivisme m’intéresse en ce qu’il est un des rares « -ismes » significatifs qui apparaît à la fin du XIXe. Le théoricien du productivisme est un ingénieur, industriel et réformateur social belge, Ernest Solvay, dont le parcours est symptomatique de certaines orientations du XIXe-XXe et de la gauche. D’abord parce qu’il met en avant ce « -isme » pour désigner l’impératif que la société soit la plus efficace et la plus productive possible. Est ainsi théorisée une expansion exponentielle de la production dont le modèle est l’industrie capitaliste. Et ce projet, par-delà l’économie, concerne toute la société, y compris les individus. 

C’est un projet global, presque anthropologique. Enfin, cette exaltation, loin d’être nihiliste, avait un contenu social. Solvay était un philanthrope – un libéral social dirait-on aujourd’hui – et il considérait que, face à la pression du communisme et de la révolution, les libéraux devaient rendre l’économie toujours plus productive, mais dans un horizon doublement social : en promouvant les désirs et les mérites de chacun, et en inscrivant ce développement au service du bien-être collectif. 

Il se situait ainsi dans le sillage du pré-socialisme des « saint-simoniens », formulé dès les années 1820-1840. Au XXe siècle, c’est en effet souvent en référence au comte de Saint-Simon et à ses disciples qu’on exalte le productivisme. Le mot circule aussi dans l’aile gauche du fascisme défendant le « productionnisme » au service des masses, mais aussi dans l’avant-garde esthétique pro-communiste en Russie. Il correspond à un idéal d’une société scientifiquement programmée et planifiée qui exaltait comme jamais la domination techno-scientifique de l’homme sur la nature.

 

Certains courants idéologiques ont néanmoins résisté... 

Il y a eu des courants qui ont proposé ou bien des alternatives, ou bien des sorties de route vers l’écologie, sans être antimodernes pour autant. Car on peut considérer, à l’instar de Cornelius Castoriadis, que la modernité est traversée par deux « significations imaginaires sociales ». 

L’une est la signification imaginaire de l’autonomie individuelle et collective : c’est le projet démocratique qui remonte à Athènes et qui a connu un prolongement dans les communes libres à partir du XIIe , dans la Renaissance et dans toute une série de mouvements révolutionnaires ; c’est l’idée que les individus doivent décider de leurs propres lois.

L’autre est ce que Castoriadis nomme le projet de « (pseudo)-maîtrise (pseudo)-rationnelle » de la nature et de la société, une tentative de domination de la nature par les progrès de la science et de la technique – et de ce point de vue, le productivisme correspond assez bien, avec le capitalisme, à cet imaginaire. 

Ce sont, d’une certaine manière, deux noyaux de sens irréductibles : l’un promeut l’autonomie et la réflexivité la plus grande possible ; l’autre, la domination sur la nature et la société. Si l’expérience soviétique a montré les antinomies fondamentales entre les deux – le projet de domination écrasant le projet d’autonomie et d’émancipation collective –, ils se sont de fait également mariés, que ce soit dans le saint-simonisme, le marxisme, le républicanisme, le progressisme américain ou le fabianisme anglais. Les « résistances » et voies alternatives me semblent venir de ceux qui ont saisi en revanche l’irréductibilité des deux « significations imaginaires sociales » – notamment parmi les rares anarchistes écologistes.

 

Notre imaginaire du progrès social semble enfermé dans cette idée de productivisme, qui nous pousse à parler uniquement de redistribution des richesses. Faut-il donc, face aux enjeux écologiques, réinventer une autre forme de critique ? 

Il y a en effet un couple identifié par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999) : la critique « artiste » et la critique « sociale ». La gauche a été longtemps enfermée dans la critique sociale et, par conséquent, sa critique du capitalisme portait sur la question des injustices, des inégalités, des problèmes de répartition et de redistribution. La critique artiste, elle, a longtemps été marginale. Elle fut portée par Baudelaire, les avant-gardes bohèmes, avant de se diffuser dans les années 1960 et 1970. 

Les révoltes de la jeunesse anti-autoritaire portaient ainsi moins, selon eux, sur les injustices et la répartition que sur les dévastations culturelles et naturelles, les mutilations infligées à la personnalité des individus, etc. Boltanski et Chiapello estiment que le registre de la critique sociale a été hégémonique jusqu’à sa fracturation partielle dans les années 1960 – mais sans que le deuxième en sorte vainqueur, puisque la critique artiste a contribué à transformer le capitalisme en ce qu’il est aujourd’hui... 

Cependant, déjà dans La Société écologique et ses ennemis (La Découverte, 2017), j’ai montré que dès le XIXe siècle a existé tout un courant (dans le présocialisme, l’anarchisme et d’autres mouvances minoritaires) qui articulait beaucoup plus fortement critique sociale et artiste. Chez les fouriéristes, par exemple, où la critique des injustices va de pair avec la critique des dévastations naturelles et esthétiques du capitalisme. Leurs communautés alternatives dans une nature jardinée visaient aussi à jouir du monde sensible, sur fond de projets de replantation d’arbres.

 

Au XXe siècle, le courant dit de « l’écologie sociale » tentait-il de réinventer la critique du système productiviste ? 

Oui. « Écologie sociale » est un terme popularisé dans les années 1960 et 1970 par le militant libertaire Murray Bookchin. Celui-ci a avancé l’idée que la domination de l’homme et de la société sur la nature était indissociable de la domination de l’homme sur l’homme, de l’homme sur la femme... Son projet révolutionnaire d’écologie sociale n’était pas antihumaniste (contrairement au courant de l’« écologie profonde ») et se voulait fidèle aux idéaux des Lumières... Il voulait fonder une société qui échappe à la domination et entre tienne des rapports harmonieux entre société et nature, et entre les êtres eux-mêmes. C’était aussi une société radicalement démocratique avec l’idée du « municipalisme libertaire », une forme de démocratie directe. 

Ce projet plonge ses racines dans le XIXe et la pensée anarchiste d’un Élisée Reclus ou socialiste d’un William Morris. Ces auteurs voulaient réinventer un rapport esthétique à la nature, opérer une réconciliation, notamment à travers des projets très concrets de villes idéales. Beaucoup de penseurs de la critique anarchiste et de la critique romantique s’entendent sur l’idée de réconcilier la ville et la campagne, et dépasser le clivage avec la nature. 

Cela se prolonge au XXe avec l’expérience de Monte Verità, près d’Ascona (Suisse), une communauté libertaire qui a expérimenté le végétarisme et le nudisme, et entendait échapper à la folie du capitalisme et de la guerre en pratiquant des utopies alternatives. On y trouvait déjà l’idée que les rapports avec les autres ne devaient pas être des rapports de domination, qu’il fallait inventer des modes de vie épanouissants et évoluer dans un cadre naturel d’une grande beauté.


Une autre tradition émerge en parallèle de Bookchin, l’éco-socialisme, principalement développé par André Gorz. Quelle différence ? 

Il y a en effet plusieurs écologies sociales et plusieurs écologies politiques. Bookchin entendait penser l’homme dans ses rapports avec le monde naturel. Le geste de Gorz est tout à fait différent – il aimait dire lui-même que les grandes montagnes autrichiennes n’étaient pas son truc. Gorz vient philosophiquement de l’existentialisme de Sartre et se trouve donc être tributaire d’une philosophie de la liberté absolue du sujet, capable de se défaire de toutes ses identités et identifications, d’inventer sa vie. Il a donc au départ une grande méfiance à l’égard de toutes les formes de naturalisme et n’était pas programmé pour rencontrer l’écologie. Il devient écologiste lorsqu’il prend conscience des catastrophes qui sont infligées au monde naturel, et par son contact avec Ivan Illich et Herbert Marcuse. 

Au nom même de la liberté du sujet, Gorz va considérer que l’écologie est fondamentale puisque la destruction de notre milieu naturel par le capitalisme et l’État mutile la liberté du sujet et le dépossède de sa propre maîtrise sur son environnement. Le capitalisme abime par ailleurs, selon lui, notre rapport épanouissant au monde sensible. Ensuite, il y a l’aspect politique, puisque Gorz s’inscrit dans un socialisme démocratique. 

Dès les années 1960, il affirme que le projet socialiste ne doit pas seulement se déployer sous le prisme du quantitatif, mais doit le faire au nom d’un projet de société : quel type de vie voulons-nous mener ? Quel type de société voulons-nous créer ? De quoi avons-nous vraiment besoin ? La critique gorzienne des besoins ne cesse de souligner que ceux-ci sont créés en grande partie par le capitalisme et le marketing. Là encore, sa critique procède d’une philosophie de la liberté : le sujet se voit dépouillé de sa capacité à définir ses propres besoins et devient un simple appendice de la machine économique. Les citoyens doivent délibérer sur l’orientation à donner à ce développement productif pour qu’il réponde à leurs aspirations réelles. 

Si Gorz se voulait éco-socialiste, il considérait en revanche que le socialisme dans sa version dominante était mort – à savoir un modèle qui vise le développement des forces productives sous le pilotage d’un État tout puissant ou bien sous l’utopie, qu’il trouvait irréaliste, d’un autogouvernement des producteurs. Il considérait qu’il fallait entièrement reprendre la question socialiste sous l’angle d’une réorientation démocratique de la production et de la consommation. 

 

Dans l’épilogue, vous énumérez les quatre options historiques de l’écologie : éco-libéralisme, éco-conservatisme, éco-socialisme, éco-anarchisme. Si vous trouvez les deux dernières meilleures que les premières, vous ne leur épargnez pas vos critiques.

Sur l’éco-socialisme, je dis en effet que ce n’est pas une formule magique. Outre le fait que le socialisme n’est pas si facilement envisageable à l’échelle planétaire comme projet alternatif, il y a nécessité de changer radicalement de mode de pensée – s’il s’agit d’ériger le Venezuela « extractiviste » en modèle prometteur de socialisme, alors c’est une impasse. 

Je pense aussi que l’anarchisme a un rôle prépondérant dans la pensée écologiste puisqu’il procède d’un questionnement réflexif et démocratique sur toutes les sphères de l’existence. Les anarchistes ont souvent été réticents au culte de la production, incompatible avec l’autonomie et l’épanouissement personnels. 

Toutefois, une des tendances fortes de l’éco-anarchisme à la Bookchin, qui célèbre la démocratie directe et l’autogestion, me paraît à la fois séduisante et insuffisante. D’abord parce que, de mon point de vue, une démocratie directe absolue ne peut exister, et que des formes de médiation et de représentation me paraissent nécessaires. Par exemple, l’écologie soulève le problème des générations à venir et de l’état futur de la Terre. 

La projection sur le long terme passe par des formes d’institutions qui ne sont pas celles de la démocratie directe. C’est aussi pourquoi j’ai pu critiquer certains discours exaltant une autogestion démocratique radicale sur le modèle des « communs », qui ne me paraît pas intégrer suffisamment nos devoirs vis-à-vis des générations futures.

 

Vous proposez une piste de réflexion, une cinquième voie : l’éco-républicanisme.

D’un point de vue idéologique, le républicanisme est une théorie politique fondée sur l’intérêt général et le bien commun. Or, la question écologique porte justement sur ces enjeux élargis aux générations futures, et même aux autres espèces et entités. 

Une deuxième chose importante est que la pensée républicaine est une philosophie de la citoyenneté. C’est-à-dire qu’elle considère que l’individu n’est pas seulement un consommateur, un membre de la société civile bourgeoise : il est d’abord un membre de la société civique et doit se comporter comme tel. D’où l’importance de la vertu, d’un certain mode de vie à adopter puisque favorable à la recherche de l’intérêt commun. La tradition républicaine a une théorie du civisme et de l’individu comme animal politique. 

Troisièmement: la tradition républicaine n’est pas dogmatique quant aux modalités de réalisation de ce « bien commun » et de protection des « biens communs » – par exemple, selon les cas, elle peut accorder à l’autogouvernement direct, à l’État ou au droit des rôles spécifiques. 

 

Et vous le caractérisez d’éco-républicanisme « conflictuel ». Qu’est-ce que ça signifie ?

Je le fais en référence à Machiavel. Dans un républicanisme conflictuel, la production de la liberté et de l’intérêt général ne vont pas de soi, ils sont en partie le produit de conflits civiques déconstruits par le biais de conflits. C’est-à-dire qu’il y a, dans une théorie républicaine réaliste à la Machiavel, l’idée que la société est structurée par des antagonismes, des asymétries (les « grands » et le « peuple »), mais que ces antagonismes entre groupes sociaux sont aussi des antagonismes entre visées. 

Certains visent la captation de la richesse commune au profit de l’accroissement des richesses ou du pouvoir personnel, tandis que d’autres, au contraire, sont animés par des aspirations de justice, d’intérêt général... Pensons, par exemple, aux conflits écologiques entre multinationales et ONG. Dans l’écorépublicanisme tel que je le conçois, il y a des antagonismes extrêmement forts qui doivent être mis sur la table et susciter une controverse et un conflit civiques. 

Un éco-républicanisme conflictuel non seulement assume ces antagonismes (notamment du point de vue social-écologique), mais considère aussi que c’est par le conflit démocratique que ces antagonismes vont apparaître, et que l’on pourra viser une société plus respectueuse de l’intérêt général, de la nature, des générations futures... L’intérêt de cette catégorie est de montrer que le bien commun écologique est l’objet d’une controverse permanente, d’un conflit, et ne constitue pas une donnée figée.



Cet article a été initialement publié dans le numéro 34 de Socialter "Fin du monde, fin du mois, même combat ?", disponible sur notre boutique en ligne.


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