La pandémie de Covid-19 pose bien des problèmes et des questions, tant sanitaires que politiques. Ce qui nous préoccupe, comme éducateurs, c’est la situation spécifique des jeunes. Durant des mois, les activités sportives et culturelles ont été suspendues et elles peinent à reprendre ; les cours sont toujours en ligne dans les universités ; la vie sociale des étudiants est interrompue, pourtant fondatrice dans l’établissement d’amitié ou l’entrée dans la conjugalité ; bon nombre de lycées ont adopté un fonctionnement hybride (présentiel/distanciel) ; la menace d’une nouvelle fermeture des écoles, collèges et lycées est omniprésente… Une discussion a déjà eu lieu, dans les cercles politiques et dans les médias, à propos de la « solidarité intergénérationnelle ». Le choix a été fait, en France comme partout ailleurs où des mesures nationales ont été prises, de prendre des mesures qui s’appliquent également pour tout le monde. Mais contraindre l’ensemble de la population de cette manière, est-ce vraiment républicain ? Est-ce vraiment citoyen ? Les mesures sanitaires (confinement, couvre-feu, fermeture d’établissements, etc.) n’ont pas les mêmes effets pour tous. Ne pas pouvoir sortir le soir ni se rassembler avec ses amis n’a pas le même impact selon qu’on a 20 ans ou 60 ans. De plus, cela pose la question plus générale de notre rapport à la vie, à l’avenir, et à la jeunesse.
Une jeunesse sacrifiée
La place faite à la jeunesse, dans notre société, n’a jamais été évidente : elle a longtemps été, dans une société traditionnelle, soucieuse de conservation, une source d’inquiétude, une force vive à brider, un facteur de désordre à juguler, avant, dans une société investissant l’avenir et l’idée de progrès, d’être perçue comme une source de renouvellement et de créativité. Par ailleurs, comme l’a montré Christian Laval dans L’école n’est pas une entreprise (La Découverte, 2003), et comme y revient tout récemment Daniel Curnier dans Vers une école éco-logique (Le Bord de l’eau, 2021), la formation scolaire tend à répondre à la demande économique. Il s’agit aujourd’hui de s’adapter, d’être efficace, de constituer un « portefeuille de compétences » ou encore de devenir « entrepreneur de soi-même». Cela se fait d’abord au détriment d’une formation « gratuite » au plein sens du terme, au sens des « humanités », ou au sens de la formation de soi, qui passe par un éveil sensible, par une fréquentation intensive de la culture pour s’enrichir personnellement, pour prendre soin de soi à la manière socratique, par le travail de la pensée, dans la visée de s’améliorer en tant que sujet et en tant que citoyen. L’écrasement de la formation de soi par le souci de l’adaptation économique ne favorise guère, par ailleurs, le développement de la pensée critique, la construction de forces de résistances. La médiatisation de Greta Thunberg est en la matière l’arbre qui cache la forêt : pour une élève qui entre en insurrection (et qui ne manque pas d’associer école et Anthropocène), combien subissent passivement le sort qui leur est réservé ? C’est pourtant eux, les enfants et les adolescents d’aujourd’hui, qui sont à la fois privés dès à présent, et qui auront le plus à souffrir de la dégradation de l’environnement dans les décennies à venir. Il est difficile de ne pas voir là une sorte de sacrifice de la jeunesse.
Refuser la politique de la terre brûlée
Il y a à faire une psychanalyse de ce sacrifice. Ne sommes-nous pas tentés, nous les adultes, surtout maintenant qu’on ne croit plus guère en une vie meilleure après celle-ci, maintenant que s’est imposée l’idée (dans la société de consommation) qu’il fallait « jouir » sans attendre, de « prendre toute la vie disponible » ? Les transhumanistes financent déjà des recherches sur l’amortalité, et la perspective d’un « homme augmenté » gagne du terrain. On peut faire ici le lien entre le refus de mourir, le refus d’en retrancher sur sa « jouissance », et la difficulté à faire place aux jeunes. Ceux-ci représentent en effet cette vie qui nous échappe, qui nous dépasse, qui peut continuer sans nous. Comme dans le mythe de Kronos, comme dans les contes où une « belle-mère » veut supprimer un enfant qui l’encombre (et notamment dans Blanche-Neige), et comme dans la problématique incestueuse (et on pensera spontanément à Peau d’âne), les adultes peuvent se nourrir de la vie de la génération qui les suit, aspirer cette vie pour rêver d’une éternelle jeunesse.
Ce soupçon de rivalité vitale qui semble attestée anthropologiquement peut, peut-être, éclairer ce qui se produit à bas-bruit dans une société devenue de plus plus « sécuritaire », surveillant et contrôlant ce que font les individus. L’abandon d’une partie des enfants, de plus en plus jeunes, et d’une très grande part des adolescents aux puissances des Gafam met en évidence ce que Fabien Lebrun appelle une nouvelle « barbarie » dans On achève bien les enfants (Lebrun, 2020). La jeunesse est en effet abandonnée à de nombreux contenus morbides et mortifères, et ce sont encore des enfants dont la vie est sacrifiée pour la fabrication de nos écrans. Mais même si nous faisions l’impasse sur ces contenus délétères, on pourrait se demander si la façon dont les dispositifs « gardent » à présent la jeunesse –, qu’il s’agisse de jouer sans fin ou de suivre ses cours en ligne –, n’est pas une manière, sans doute inconsciente, de la mettre à distance de l’espace public, de la Cité elle-même.
Pourtant, il se trouve des jeunes qui voudraient quand même bien pouvoir continuer de se rencontrer, à l’université et ailleurs, se réjouir de vivre et d’être ensemble, pouvoir se toucher. Cela pose la question d’un droit de vivre qui va au-delà de la seule vie biologique. C’est une question aussi bien politique que philosophique : qu’est-ce que vivre authentiquement ? Le refoulement de la mort, de plus en plus invisibilisé, la mise à distance de la vieillesse (loin de nos regards, confinée dans des établissements spécialisés) manifestent une difficulté croissante à l’acceptation de la vie telle qu’elle est donnée par la nature. Celle-ci a rendu la vie cyclique : il faut que nous mourions pour que d’autres vivent, ils faut que nous nous retirions pour que d’autres aient de la place (« place aux jeunes ! » ) Est-ce vraiment vivre que seulement continuer de vivre, vivre que seulement ne pas être encore mort, vivre que seulement « survivre » comme se le demandaient les philosophes Ivan Illich et André Gortz à sa suite ?
Dans notre pays, d’après la Fondation de France, 7 millions de personnes vivent isolées, un chiffre en très forte augmentation, et 22% des Français sont dans une « situation relationnelle fragile » (ne dépendant que d’un seul réseau, souvent familial). Pour un être social, pour un être sensible qui a tant besoin d’une pleine présence, et de l’engagement d’une intersubjectivité, que de vivre sans les autres, et sans exister pleinement pour les autres ? C’est finalement de l’avenir de la vie elle-même dont il s’agit, de la « vie entière », celle qui nous inter-relie dans ses composantes biologique, sociale, et psychique. Le défi, sur fond d’Anthropocène, est bien de vivre authentiquement, tout en rendant à la vie ce qu’elle nous a donné, et donc en soutenant la vie au-delà de nous-mêmes.
Laissons la vie s’exprimer
Notre société, malgré ce que veut afficher un certain discours politique, n’est guère « solidaire ». La pandémie que nous traversons ne fait que le confirmer : il y en a qui vont faire du ski en Suisse ou fêter le nouvel an à Monaco, et beaucoup qui ne peuvent pas ou se l’interdisent ; il y en a qui peuvent télétravailler sans trop de préjudice et d’autres non ; il y en a qui peuvent « survivre » dans un foyer suffisamment grand, avec un jardin, et d’autres qui étouffent dans une tour ; et bientôt il y en aura qui pourront investir ce qui de la Terre reste habitable, et bien d’autres, non. Nous laissons nos aînés à l’isolement, et nos jeunes sont privés de la possibilité d’épanouir leur énergie – qui a pour fonction de renouveler le monde. Si on met bout à bout tous les exclus de cette société (ceux qui ne sont pas encore entrés dans la vie professionnelle, ceux qui en sont sortis, les chômeurs, les travailleurs pauvres, une grande part des migrants, etc.), cela fait beaucoup de monde. En face, une élite de plus en plus riche confisque le monde, et contribue par des activités prédatrices, à la destruction du monde (1% de la population possède 50% de la richesse mondiale, selon Oxfam).
Un projet d’avenir doit alors penser et organiser une redistribution des ressources et des accès au monde. Impérativement, les humains doivent apprendre ou réapprendre à faire place aux autres vivants, pour ne pas éteindre la vie sur Terre. Entre humains, il s’agit aussi de savoir si la place accordée à chacun, notamment à travers le distribution des ressources, ne doit pas être profondément révisée. Il est enfin question de partage intergénérationnel si nous pensons aux jeunes : peuvent-ils vivre une vie authentique, peuvent-ils avoir voix au chapitre dans une Cité véritablement démocratique et égalitaire ? « Il est bien cruel de mourir avant d'avoir commencé de vivre », écrivait Rousseau. Nous avons beaucoup à faire pour que chacun puisse prendre pleinement part à la vie, et nous devons résister aux tentations sécuritaires et élitaires qui s’y opposent.
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À paraître : Mutation de Nathanaël Wallenhorst et L'humanité contre l'Anthropocène de Renaud Hétier.
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