Taxer les riches ? 3 pistes pour aller plus loin
Peut-on se contenter de « taxer les riches » ? Ne risque-t-on pas de laisser intactes les structures qui produisent les inégalités ? Socialter dresse trois pistes de réflexion plus ambitieuses.
Peut-on se contenter de « taxer les riches » ? Ne risque-t-on pas de laisser intactes les structures qui produisent les inégalités ? Socialter dresse trois pistes de réflexion plus ambitieuses.
Que feriez-vous si votre salaire doublait ? À coup sûr, vos dépenses s’orienteraient vers une vie plus confortable. Et s’il était multiplié par 100 ? D’après la fameuse loi d’Engel selon laquelle plus le revenu augmente, plus la part dédiée à la satisfaction de besoins essentiels diminue, vous pourriez être tenté par des consommations de loisirs ou de luxe. Voire de dilapider votre argent, comme l’a analysé Thorstein Veblen en 1899 dans Théorie de la classe de loisir.
Article à retrouver dans notre numéro 57 « Manger les riches ? », sur notre boutique.
L’économiste décrit ainsi cette « classe oisive » qui, pour affirmer sa supériorité sur le reste de la société, se répand en consommations superflues et ostentatoires. Yachts, villas, jets privés… des trains de vie qui relèvent du non-sens moral au regard des richesses qu’ils engloutissent, insupportables alors que les crises écologiques s’intensifient. Pour faire obstacle à cette gabegie et mieux répartir les revenus, un premier levier pourrait consister à agir sur la distribution primaire des revenus en encadrant les salaires. Durant la dernière présidentielle, Anne Hidalgo et Jean-Luc Mélenchon préconisaient notamment de mettre en place un écart maximum de 1 à 20 dans une même entreprise. Une proposition qui a été appliquée en Suède entre les années 1950 et 1970 : chaque année, les syndicats définissaient l’écart maximal de salaires au sein des branches. Outre la réduction des inégalités, cette mesure a permis de moderniser l’économie suédoise, les entreprises trop dépendantes d’une main-d’œuvre mal payée n’étant plus assez compétitives face à leurs concurrents.
Toutefois, « il faut parler d’écarts de revenus et pas d’écarts de salaires », rappelle Vincent Drezet, porte-parole d’Attac. En effet, les plus riches tirent surtout leurs revenus de leur patrimoine, d’où la nécessité d’une réforme fiscale pour corriger les inégalités qui persisteraient malgré l’encadrement des salaires. Tel est en théorie le but de l’impôt progressif sur le revenu : plus on gagne, plus on est taxé. Mais d’après Bercy, son taux effectif plafonne en réalité autour de 25 % pour les personnes gagnant un million d’euros par an, puis diminue peu à peu. En cause, les nombreuses niches fiscales (dons, emplois à domicile, assurance-vie…) qui permettent aux plus riches de réduire fortement leurs impôts.
Une fois le maquis des niches fiscales élagué, on peut taxer davantage les très hauts revenus. Théoriquement, l’impôt sur le revenu monte jusqu’à 45 %, auquel se cumulent d’autres impôts. Il est possible d’aller plus loin : La France insoumise propose ainsi de taxer à 90 % les revenus supérieurs à 400 000 euros par an. Un niveau comparable à ceux pratiqués dans le passé : ce taux atteignait 72 % en France en 1924 et même 94 % aux États-Unis en 1944 ! Mais « cela supposerait de changer la jurisprudence du Conseil constitutionnel 1 », prévient Vincent Drezet.
On oppose souvent à ces mesures ambitieuses le risque de stimuler la fuite des capitaux hors des frontières nationales. Un contre-argument à tempérer en ce qui concerne, par exemple, l’évasion fiscale. Si elle a toujours existé et représente chaque année plusieurs milliards de manque à gagner pour les caisses publiques, elle reste marginale : pour Vincent Drezet, également ancien secrétaire national du Syndicat national unifié des impôts, seuls 0,5 à 0,6 % des montants de l’ISF étaient perdus de ce fait. Les échanges d’informations entre pays, la création d’un « cadastre financier » et des effectifs supplémentaires de contrôle permettraient alors de lutter contre ces pratiques. Dès lors, rien ne semble empêcher de « confisquer » les revenus aujourd’hui accaparés par une minorité.
Outre les revenus, il faut aussi se pencher sur les patrimoines accumulés, de plus en plus issus de l’héritage : selon le Conseil d’analyse économique, 60 % du patrimoine total est aujourd’hui hérité en France, contre 35 % dans les années 1970. Pour l’économiste Nicolas Frémeaux, « les très riches sont de plus en plus des personnes qui ont hérité plutôt que mérité leur fortune ». L’auteur de l’ouvrage Les Nouveaux Héritiers (Seuil, 2018) explique cette progression par l’absence de guerre et la faible inflation, qui ont préservé les patrimoines, ainsi que l’explosion des prix du logement et la baisse de la fiscalité sur l’héritage.
Cette chute de l’impôt sur les successions s’explique notamment par la forte impopularité de « l’impôt sur la mort », selon l’expression de George W. Bush. Jouant sur le désir universel de vouloir transmettre quelque chose à ses enfants, de nombreuses réformes ont été mises en place pour diminuer la taxation des héritages. Ainsi, en France, toute succession jusqu’à 100 000 € en ligne directe (c’est-à-dire d’un parent vers un enfant) est exonérée d’impôt, ce qui représente 87 % des héritages. En outre, les donations effectuées durant la vie 2 et différentes niches (biens professionnels, œuvres d’art…) permettent d’alléger encore la facture. En moyenne, le taux réel d’imposition s’élève donc à seulement 3 % en ligne directe et n’atteint que 10 % chez les 0,1 % les plus riches d’après Nicolas Frémeaux. Selon lui, « le système actuel protège les petites transmissions » mais « on entretient la confusion en parlant de l’héritier moyen » afin de faire des cadeaux aux plus riches.
Longtemps absent du débat public, l’héritage a été repolitisé durant la présidentielle de 2022 à la suite de la proposition de Jean-Luc Mélenchon de taxer à 100 % les héritages au-delà de 12 millions d’euros. Une mesure peut-être radicale, mais qui ne concernerait qu’une infime minorité, dont le patrimoine représente l’équivalent de huit siècles de Smic. Pour Nicolas Frémeaux, « l’idée n’est pas si nouvelle », des taux comparables ayant été appliqués aux États-Unis ou en Angleterre pendant près de 50 ans.
Mais là encore, toute réforme visant à la redistribution des richesses suppose de revoir le système des niches fiscales et des donations. S’inspirant de l’Irlande, la députée PS Christine Pirès-Beaune propose ainsi un « rappel fiscal à vie », c’est-à-dire de calculer le niveau d’impôt en fonction du montant total reçu. « Ça n’a pas l’air révolutionnaire, mais ça permet d’éviter des iniquités entre deux personnes recevant le même montant. Le principe est simple : à montant égal, impôt égal », précise Nicolas Frémeaux. Une mesure qui augmenterait le consentement à l’impôt, « pilier de la démocratie » selon Vincent Drezet. Les économistes Gabriel Zucman et Emmanuel Saez proposent même d’aller plus loin et de ne pas attendre la mort. Leur idée ? Instaurer un taxe sur les « plus-values latentes », c’est-à-dire les gains accumulés mais encore non encaissés car toujours détenus sous forme de titres financiers ou d’immobilier.
Autant de mesures qui permettraient de récupérer des dizaines de milliards chaque année. Mais pour Nicolas Frémeaux, il faut aussi « rendre visible ce que les recettes permettent » en fléchant directement ces montants vers certaines actions. Reprenant de vieilles idées, il suggère par exemple de « financer la prise en charge de la dépendance des personnes âgées ou créer une sorte d’héritage pour tous à destination des jeunes ». Des pistes intéressantes pour éviter le retour à une société d’héritiers.
Enfin, il est un autre domaine où les inégalités se sont fortement accrues ces dernières décennies : l’immobilier. Si près de six Français sur dix sont propriétaires, quelque 3,5 % des ménages possèdent à eux seuls la moitié des logements en location selon l’Insee. Une concentration croissante qui s’explique par le fait que le logement devient une marchandise financiarisée plutôt qu’un lieu de vie, comme le note un rapport de l’ONU en 2017. Pour les ultra-riches, l’usage du logement importe moins que la plus-value qui peut être réalisée. Symboles de ces excès, de nombreux appartements de luxe à New York, Londres ou Dubaï sont complètement vides… Le phénomène se répand dans toutes les métropoles : en plein centre-ville de Toulouse, un immeuble est ainsi resté vide pendant six ans, avant d’être revendu plus du double de son prix initial. Du fait de cette spéculation, les ménages s’éloignent des centres-villes, entraînant une bétonisation des campagnes et de plus longs trajets travail-domicile.
Comment remédier à ces hérésies du libre marché ? Pour le député insoumis François Piquemal, il faut inverser la logique et considérer « le logement comme un droit constitutionnel et non comme un droit relevant de la propriété privée », notamment en encadrant les loyers à la baisse. Selon lui, c’est moins la propriété que l’usage des logements qui doit être questionné : « Si un propriétaire a dix appartements, mais les loue à des loyers corrects par rapport à la loi, il n’y a pas de raison de le taxer particulièrement. » En revanche, les propriétaires abusifs seraient lourdement taxés.
Ensuite, pour lutter contre la vacance volontaire des logements et les remettre sur le marché, il propose de « prendre toute la plus-value » qui serait réalisée. En bref, « il faudrait une taxation progressive tenant compte du revenu et du patrimoine des propriétaires, du nombre de logements et de leur utilisation ». Les montants récoltés pourraient servir à construire des logements sociaux, dont le nombre reste insuffisant, surtout dans les grandes villes.
Parmi les logements peu utilisés, on trouve aussi les résidences secondaires, dont la prolifération dans certaines zones touristiques exclut les locaux du marché immobilier. En réponse à ce problème, les électeurs suisses ont décidé en 2012, via une votation, d’instaurer un maximum de 20 % de résidences secondaires dans chaque commune. Autre possibilité, réclamée par des élus bretons et corses : créer un statut de résident réservant l’achat d’un bien aux personnes ayant déjà habité un certain temps dans la région.
Enfin, en tant qu’ancien porte-parole de l’association Droit au logement, François Piquemal n’oublie pas d’appeler à la réquisition des logements vides. Si l’Insee en dénombre plus de 3 millions dans toute la France, soit 8,3 % du parc, beaucoup attendent de nouveaux occupants ou sont insalubres. Mais environ 300 000 sont en bon état et vacants depuis un certain temps et donc susceptibles d’être réquisitionnés. « Cela correspond au nombre de sans-abri », indique François Piquemal.
Si la réquisition est théoriquement prévue par des ordonnances, les maires et les préfets n’y ont plus recours depuis des années. Selon François Piquemal, « c’est une question de volonté politique : idéologiquement, il est compliqué de toucher à la propriété privée et à la spéculation immobilière ». L’actualité nous rappelle pourtant que cela est possible : une villa à 23 millions d’euros près de Nice appartenant à un oligarque russe vient d’être saisie faisant suite aux sanctions liées à la guerre en Ukraine.
1 Fin 2012, le Conseil constitutionnel a censuré la « taxe à 75 % » défendue par François Hollande sur les millionnaires. Si le seuil jugé confiscatoire varie selon les impôts, cette décision pose une limite à la taxation de certains revenus.
2 Il est possible de donner jusqu’à 100 000 euros tous les 15 ans à chaque enfant sans payer d’impôts.
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