Politique et

4/6 Bestiaire médiatique : le technocrate

Découvrez notre portrait du technocrate, conformiste au parcours de vie pas si unique.

C’est son tour. Le candidat s’avance. « Quel serait votre style de management ? », demande l’examinateur. Silence, déglutition. La réponse fuse – elle est sans intérêt. Mais l’écrin, lui, est un plaisir de tous les sens : le port de nuque est opiniâtre, la diction agile, l’haleine délicieusement soporifique. Elle exhale l’ennui et le plan en deux parties. Malgré ce léger accent périgourdin, souligne l’examinateur en se tournant vers son voisin, le candidat a eu beau jeu de citer Churchill et Olympe de Gouges. Oui, ça ne fait aucun doute, opine l’autre : ce jeune imberbe est bien des nôtres. 

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Comme les Nambikwara et les Hells Angels, les technocrates ont leurs rites. Celui auquel nous venons d’assister se nomme « concours d’entrée à l’ENA ». Il consiste à évaluer la virtuosité dans le conformisme des éléments les plus prometteurs de la bourgeoisie. Aussi sûrement qu’un sac de pommes de terre forme un sac de pommes de terre, les quarante meilleurs d’entre eux, uniques et interchangeables, viendront s’additionner dans une grande marmite appelée « promotion ». Ils y mijoteront deux ans, le temps que leurs convictions déjà molles se désagrègent dans l’épais bouillon de la neutralité administrative. En fin de cuisson, la tambouille sera totémisée du nom d’un personnage illustre, amulette protectrice que ces futurs intendants du néolibéralisme présenteront de dîners ministériels en cocktails mondains pour s’arraisonner et se distinguer entre différents millésimes de patates. 

Quelques années plus tard, nous retrouvons notre candidat. À sa sortie de l’ENA, il a un peu « pantouflé » comme on dit : DRH chez Cofidis, cost-killer chez Pernod-Ricard, lobbyiste chez Thales. Et puis, les hasards de la vie, les rencontres... Le ministre des Transports – un aïeul de la promo Jean-Monnet, croisé lors de l’inauguration de l’échangeur autoroutier Philippe-Séguin – lui a offert le couvert. Invité à rejoindre le ministère, il y a produit des notes comme on récite des gammes : en y mettant toute son habileté technique, n’évoquant la chose politique que comme une fantaisie à dénigrer, rappelant qu’un haut fonctionnaire ne se soucie pas des fins, mais des moyens. En pleines crises, il a su susurrer aux bonnes oreilles que les maux les plus graves n’ont souvent besoin que de légères saignées. Qu’un patient qui se rebelle contre son traitement est un patient mal préparé à le recevoir. Que ça ne lui déplairait pas, lui aussi un jour, de manier le bistouri. 

C’est son tour, donc. Notre énarque se lève de sa banquette rouge, reboutonne sa veste de costume et s’avance. Il est aujourd’hui ministre, « l’un des plus jeunes qu’a connu un gouvernement », s’est extasiée la presse au moment de sa nomination. Comme tous les mercredis, il doit se laisser chahuter par ces rustres de députés. Inlassablement, il leur répond que le dialogue a été constructif, que les violences sont insupportables, qu’il est solidaire des forces de l’ordre et fier, si fier de nos agriculteurs. Mais que ce qu’il fait est nécessaire. Si ce n’était pas nécessaire, il ne le ferait pas, raison pour laquelle il le fait. À la différence de ses prédécesseurs qui n’ont pas eu le courage de le faire et de l’opposition qui, elle, ne fait rien d’autre que confondre l’hémicycle et la buvette du Palais-Bourbon. Ce dernier trait lui a été soufflé par l’un de ses collaborateurs issu de la toute jeune promo Bernard-Pivot. Son visage poupin, ses réserves courtoises, ses beaux yeux louches : tout chez lui rappelle le Saint-Simon en solde que le ministre était au même âge. Aucun doute : un jour lui aussi obtiendra son maroquin.  

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