Cet article est issu de notre hors-série Libérer le temps, avec Geneviève Azam rédactrice en chef invitée. Disponible sur notre site.
Jusqu’à la crise financière de 2008, l’économie semblait régner dans un éther infini, en orbite au-dessus de la Terre, éclairée d’une science prophétique, atemporelle, capable de coloniser et modeler l’essentiel des savoirs. Économie des émotions, du climat, du travail, de l’information, neuro-économie, bio-économie participent d’une science du « comportement », sans objet délimité. Les agents économiques sont conçus comme des entités séparées, concurrentes, animées d’une propension « naturelle » à améliorer et optimiser leur situation, particules en apesanteur réagissant à des stimuli. Les experts-prophètes, amoureux béats de la vitesse, des nombres abstraits et des grands projets, contaient bruyamment l’état du monde – entendons l’état de l’économie et de sa croissance. Les catastrophes présentes dévoilent la faillite de cette « science » toute-puissante qui subit un crash terrestre implacable. Dernier épisode, un minuscule virus, un virus accéléré, fait exploser les modèles.
Accordons-nous le temps d’un retour sur la genèse de l’idéologie économique. Elle s’est épanouie avec la société techno-industrielle et le capitalisme. Sa machine emblématique fut l’horloge, exfiltrée des monastères, laïcisée, désormais déclinée en d’omniprésents objets du quotidien. Elle découpe et scande le temps, privé et public. Un temps mécanique, quantitatif, un tic-tac horloger, s’écoulant selon un continuum d’instants identiques et juxtaposés, un temps surplombant le temps organique, le temps social, le temps géologique. Ce temps abstrait, universel, sépare les humains des temps de leur milieu, du temps corporel, lui-même toujours objet de conquête. Le fondateur de Netflix, Reed Hastings, déclarait très justement en 2017 : « Mon seul concurrent, c’est le sommeil. » Au fond, Hastings n’est qu’un représentant trivial et radicalisé de cet « esprit du capitalisme » saisi par Max Weber et résumé dans l’adage : « Le temps, c’est de l’argent. » Si la soif d’acquérir n’est pas l’apanage du seul capitalisme, elle s’est accordée et rationalisée avec le calcul du temps horloger. On comprendra que l’Anthropocène et l’irruption du temps de la Terre et du vivant ne passionnent pas la discipline.
Négation de la durée et administration des choses mortes
À l’infini du temps cosmique et à la pluralité des temporalités en nous et autour de nous, s’oppose un temps économique unique et rare. À Chronos avare, nature avare : c’est à cette marâtre que l’économie déclare la guerre. Celle-ci institue la rareté en promouvant une espèce d’humains inconnue jusque-là, des homo œconomicus, insatiables, aux besoins illimités. Pour les satisfaire, extraire les matières et extraire le temps vont de pair. Avec pour résultat la division du travail et l’écrasement du travail vivant, devenu matière malléable d’une organisation néotaylorienne qui la convertit en travail mort, standardisé et désormais numérisé. Si la Terre s’épuise, si les matières premières manquent, le génie technique sera convoqué pour assurer leur remplacement et leur recyclage. Il accomplira l’alchimie techno-économique et la réversibilité du temps. L’accumulation ne connaît pas de limites, elle peut se poursuivre à l’infini, de plus en plus rapidement. Dans un espace contracté, l’accélération pallie la rareté.
Cette économie administre des choses mortes. Elle mène un combat contre la matière, contre le temps cristallisé ; elle extrait, elle fracture, en même temps qu’elle sème l’illusion d’une économie dématérialisée, liquide, à distance de ce qui la nourrit. La fécondité de la nature y est au service d’une machinerie économique produisant pour les humains des « services écosystémiques » infinis, à laquelle est greffée une machine cybernétique qui calcule et optimise les informations. Aux stocks « inertes » s’ajoutent des flux de services, évalués, standardisés, des quantités sans qualité, des objets morts. Le temps économique tue la durée. Cet acharnement contre la durée, dont l’obsolescence programmée est une part du vaste programme, est un combat contre le monde vivant, tissé d’objets, d’entités et de formes de vie durables, assurant notre séjour sur et au sein de la Terre. Les humains déracinés y deviennent eux-mêmes superflus. Notre monde suffoque de l’accumulation d’objets-déchets au cycle de vie sans cesse accéléré, exigeant un renouvellement permanent. Profusion qui agrandit les « avoirs » éphémères au lieu d’une présence inscrite dans la durée. Désir et possession sont confondus, simultanés, le sentiment du temps est aboli dans l’immédiateté. À poursuivre cette utopie macabre, une fois la matière et la durée vaincues, pourrait advenir un monde sans aspérité, transparent, sans frottement ni résistance, sans corps, voué au mouvement, à la vitesse et à l’accélération. Une dystopie totalitaire pour les temps présents.
L’ignorance de la catastrophe
L’institution du temps horloger a rapproché la science économique de la physique mécanique à la fin du XIXe siècle. Elle est devenue physique sociale, a-temporelle et a-spatiale, sans historicité, « économie pure » organisant un équilibre général. Équilibre des forces, rouages de l’harmonie naturelle des intérêts, gravitation des produits sur des marchés jusqu’à la fixation d’un prix d’équilibre occupent l’essentiel de cette théorie, radicalisée en orthodoxie libérale. L’économiste Joan Robinson écrivait ainsi : « De nos jours, les prétentions des économistes ont impressionné quelques-uns des tenants de certaines autres branches des sciences sociales, qui miment à leur tour les économistes mimant les physiciens ». Ce faisant, l’orthodoxie s’est déployée sur un chemin toujours plus abstrait. Avec le recours à l’outillage mathématique, elle pense accomplir la promesse galiléenne du calcul de régularités, de « lois » économiques, valables en tous lieux et en tout temps. Pour faire entrer les aspérités du réel dans ses rouages, cette mécanique parfaite s’est huilée au cours du temps. Place alors aux irrégularités, aux imperfections de la concurrence, aux errements de la rationalité, aux ajustements, mais toujours autour d’un supposé « équilibre », hypothèse cardinale et cage d’acier du modèle initial. Ainsi est née la vision d’un monde économique éthéré et sans frottement, avec le temps comme variable abstraite. Un temps newtonien, linéaire, homogène et réversible. La raison économique promet un avenir dépouillé de toute obscurité, transparent, régulier.
Contre le « pessimisme » des premiers économistes classiques prédisant un état stationnaire pour le capitalisme, et surtout contre l’économie politique révolutionnaire de Marx, l’orthodoxie économique a construit un rempart contre toute idée de rupture dans le temps économique, de conflit des temps. Les crises y sont une simple oscillation autour d’un équilibre recomposé, une auto-régénération évolutive. Cette fable économique s’accorde avec l’évolution des théories géologiques au XIXe siècle. Les thèses catastrophistes des siècles précédents, fondées sur une histoire géologique tramée d’événements inédits et imprévisibles, laissent place à une vision « gradualiste » du temps géologique, avec une Terre animée d’un mouvement calme, régulier et prévisible , à l’image d’un monde bourgeois consolidé, ordonné, avec la Terre à sa disposition. Temps économique et temps géologique s’accordent pour assurer la régularité du monde. L’orthodoxie veut ignorer la catastrophe, l’irréversible, l’imprévisible. Questions métaphysiques à ses yeux. Pour mieux conjurer la tragédie présente, elle préfère s’adonner à de vertigineux calculs probabilistes des risques financiers, climatiques, énergétiques, émotionnels et tant d’autres. Elle ignore la menace. Des menaces concrètes nous exposent désormais à des urgences multiples. Elles font dérailler le « merveilleux petit mécanisme » dont parlait ironiquement Simone Weil à propos de l’ordre spontané du marché pendant que les experts scrutent toujours les inversions de tendance, la sortie, la relance, le signe algébrique + qui remplacerait le - dans les équations. « Adaptation », « flexibilité » et désormais « résilience » sont convoqués pour le retour à un nouvel ordre temporel.
Un ordre temporel renversé
C’est dans les années 1930, avec les travaux de Keynes, de Joan Robinson, que le temps fut réintroduit dans l’analyse économique. Leur rupture avec l’orthodoxie se fait affirmation d’un futur non probabilisable, non mesurable : c’est « l’incertain radical ». Aux prophéties des économistes, Keynes répond ironiquement : « À long terme, nous serons tous morts. » On peut reconnaître la proximité avec son amie Virginia Woolf qui écrivait en 1915 : « L’avenir est sombre, ce qui, somme toute, est la meilleure des choses pour un avenir. » Un avenir opaque, non transparent. Cependant, la postérité de Keynes retiendra essentiellement une macro-économie simplifiée, réduisant les crises à des fluctuations conjoncturelles, et appelant cette fois l’État à des interventions contre-cycliques pour retrouver l’équilibre. Si nombre d’économistes hétérodoxes ont eu à cœur ensuite d’historiciser l’économie, de réintroduire le temps, ce fut généralement à l’intérieur d’un temps souverain de l’économie et des sociétés, indépendant et soustrait du temps du vivant, de la Terre, de la géologie. Souvent héritiers de Marx, ils n’ont pas échappé à la recherche de « lois » scientifiques pour comprendre la dynamique du capitalisme, sa « régulation ». La catastrophe en reste absente.
Les effondrements présents sont d’un autre ordre. Si le capitalisme est miné de tensions internes, il est confronté à des temps qui lui sont extérieurs et le dépassent. Il doit faire face non plus seulement à un incertain radical émanant des sociétés humaines, mais à un incertain radicalement étranger au temps économique, celui du vivant et de la biosphère. Ainsi, comme d’autres catastrophes en cours, la pandémie actuelle détrône les prétendues « lois » et met concrètement en déroute le temps linéaire de l’économie ainsi que toutes ses déclinaisons, progrès, croissance, développement. L’ordre temporel est renversé. C’est dans les marges de la modernité industrielle que se bricolent des futurs.
Le temps terrestre retrouvé
Des voix d’anthropologues, géologues, naturalistes, géographes, philosophes, historiens, congédiés par une « science » économique sourde, donnent maintenant à entendre et penser le fracas de notre monde. Pourtant, quelques économistes dissidents avaient depuis longtemps sonné l’alerte. Ils ont puisé à plusieurs sources. À la physique encore, avec la seconde loi de la thermodynamique. Au lieu de la conservation de l’énergie et de la matière dans le processus économique, cette loi postule, pour des systèmes clos, l’irrémédiable dégradation énergétique et sa dissipation. C’est le principe d’entropie à partir duquel Nicholas Georgescu-Roegen, économiste et mathématicien, fondera la première « bio-économie » . Elle rompt avec l’interprétation mécanique et newtonienne d’un équilibre éternel du système physico-énergétique. La reproduction de la sphère économique dépend de la biosphère, du milieu qui l’englobe, la porte et la supporte. La réversibilité du temps économique est contestée. Fondée sur l’extraction toujours plus intense du stock d’énergie accumulé dans le temps géologique, la croissance accélère l’entropie, la dégradation de l’énergie et des matières. Certes, la Terre reçoit du soleil une énergie extérieure, mais l’échelle de temps pour une réorganisation des systèmes physiques et biologiques n’est pas celle du temps humain, ni du temps économique, ni du capitalisme. Le temps n’est pas réversible et le recyclage généralisé est une illusion. La croissance infinie est une chimère, seule la décroissance peut freiner l’entropie.
La critique par l’écologie de l’économie et de son temps pourrait rester incomplète, voire conforter un certain économisme, s’il s’agissait seulement d’enrichir l’économie de la seconde loi de la thermodynamique. Ce fut d’ailleurs le programme de « l’économie de l’information », inspirée de la cybernétique : résister à la désorganisation entropique par la maîtrise accélérée de l’information. C’est aussi le programme de la bio-économie néolibérale cherchant à optimiser le vivant en l’absorbant dans les flux du capital et du calcul économique. C’est pourquoi les voix de Karl Polanyi, Serge Latouche, Alain Caillé, Cornelius Castoriadis, Hannah Arendt, Simone Weil, invitant, par des voies diverses, à « sortir de l’économie », nourrissent nombre de réflexions fondées sur des expériences concrètes, associées à un ancrage terrestre. Il ne suffit pas en effet de « ralentir », même si c’est nécessaire, ni d’aller vers une « croissance zéro », il s’agit bien de se libérer du temps de l’économie et de la croissance, de destituer l’économie comme principe d’organisation du monde. C’est reconnaître un conflit des temps. Le temps retrouvé est celui de la résistance au temps capitaliste, à l’accélération. C’est aussi celui de la décroissance ou a-croissance, de la réparation, de l’attention au monde vivant et non vivant, du soin, de la politique, de la contemplation. Un temps terrestre, tissé de temps enchevêtrés. C’est aussi le temps de la dette, au sens anthropologique de Marcel Mauss, évincé par la tentative de généralisation de l’échange marchand, échange donnant-donnant qui abolit le sentiment du temps, de la durée et des solidarités. Et s’il est une dette à considérer, c’est celle vis-à-vis de la Terre et de ses communautés vivantes, soumises depuis plusieurs siècles à la conversion du temps en argent.
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