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Temps volé par nos applis: ce que proposent les frondeurs anti-GAFA

Des millions d'heures sont-elles volées à la vie des gens? Face aux dérives d'une économie de l'attention toujours plus gourmande, un mouvement de développeurs plus "éthiques" émerge. Encore marginale, l'idée d'applications respectueuses du temps de l'utilisateur fait son chemin.

Si vous consultez votre téléphone 150 fois par jour ou restez des heures sur Facebook, c’est que vous êtes devenus addicts. Mais c’est aussi parce que des experts en "captologie" (l’étude des influences numériques) font tout pour attirer et retenir au maximum votre attention. C’est la clef de leur modèle économique. Face à cette économie de l’attention, la résistance s’organise. Sous la bannière de Time Well Spent (TWS) ("Temps bien employé" en français), un mouvement de développeurs vise à créer des outils respectueux de notre attention. Son créateur, Tristan Harris, était autrefois chargé d’améliorer Gmail, la messagerie de Google. Mais après s’être rendu compte que ses actions affectaient la vie des gens en les rendant dépendants, sans que la firme de Mountain View s’en préoccupe, il a pris le large en 2014, pour se consacrer à la lutte contre cette forme d’addiction forcée.


Cet article a été pubié initialement dans le numéro 21 de Socialter, disponible sur notre boutique.

 

Un code éthique pour les développeurs

 

Cofondateur de Time Well Spent, James Williams, lui aussi ex-développeur chez Google, étudie à l’Institut internet d’Oxford. Son champ de recherche: l’éthique du "design persuasif". Il tente, avec les développeurs de son mouvement, de trouver des solutions pour réformer l’économie de l’attention. Avec son ancien collègue Tristan Harris, il crée alors un label destiné à regrouper les applications plus respectueuses du temps et de l’attention, considérés comme des droits humains. Leur but? Faire en sorte que le design des applications soit plus éthique. "Les développeurs conçoivent des applications qui ont un impact considérable sur nos vies: ils devraient donc respecter une ligne de conduite", ajoute-t-il. Parce qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités… "De la même manière que les médecins prêtent le serment d’Hippocrate, les développeurs devraient s’interroger sur les conséquences de ce qu’ils produisent", soutient Golden Krishna. Chez Google, ce développeur est chargé de la "stratégie du design" d’Android, le système d’exploitation mobile du géant. Mais s’il fait partie d’une firme critiquée pour sa tendance à capter l’attention de l’utilisateur, lui s’efforce de suivre strictement le code de Time Well Spent.

 

Applications anti-applications


Selon le Manifeste du temps bien employé, un développeur devrait toujours se demander, en amont, si son produit "améliorera les relations humaines", s’il respectera "le temps et l’intégrité des gens", s’il élimine "les détours et les distractions" et, plus généralement, s’il "aide à bien vivre".

"Je passais tout mon temps sur mon téléphone. J'ai alors eu l'idée de calculer ce temps perdu... puis d'aider les autres à être moins addicts."

 

En attendant que les codeurs, les start-up et les géants d’internet adoptent ce code de bonne conduite, le collectif prescrit déjà quelques remèdes afin d’avoir une meilleure hygiène technologique. Parmi les applications estampillées "Time Well Spent", on trouve par exemple Asana, un service qui permet de travailler en équipe sans e-mails, ou encore Moment, logiciel destiné à réduire l’utilisation de son smartphone. Développeur new-yorkais de 27 ans, Kevin Holesh a conçu cette application en 2015, d’abord pour lui-même. "Je passais tout mon temps sur mon téléphone, au travail puis à la maison. J’ai alors eu l’idée de calculer ce temps perdu… puis d’aider les autres à être moins addicts à des sites comme Facebook et YouTube", raconte-t-il. Mais attention, pas question de se déconnecter du monde. L’idée est simplement de prendre conscience du temps que l’on passe sur différentes applications, pour s’autolimiter. Les sceptiques vous diront que vous utilisez toujours une application pour limiter votre usage des applications! "Moment vous envoie des notifications pour vous informer du temps que vous passez sur l’écran, c’est une forme de nudging ou manipulation positive", explique Kevin Holesh, pour qui le design persuasif peut et doit être utilisé pour faire le bien.

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Au-delà de ces palliatifs technologiques, les développeurs éthiques souhaiteraient changer les métriques, c’est-à-dire les critères de mesure du succès d’un service. Facebook se base sur le nombre d’utilisateurs, leur temps passé et le niveau d’interactions ("j’aime", partages…) pour savoir si son service fonctionne. A contrario, de nouvelles métriques feraient du temps et de l’attention une ressource précieuse, en se focalisant sur l’utilité réelle de l’application pour l’utilisateur. "Plutôt que de classer les articles les plus partagés, imaginez si l’application du New York Times prenait comme critère le nombre de personnes qui ont appris quelque chose en les lisant", suggère Golden Krishna. "Facebook parle de connecter les individus. Mais combien de métriques lui permettent de mesurer la création de relations? Ces mesures sont plus difficiles à faire, mais plus riches, car elles tendent vers l’objectif originel d’une technologie: nous rendre la vie plus facile", note-t-il.

 

Un label bio pour les applis?

 

Google et Facebook sont-ils prêts à respecter un code éthique et à changer de métriques? James Williams de Time Well Spent est confiant. Pour lui, il est tout à fait possible – et souhaitable – de concilier les intérêts financiers d’une entreprise et ceux de l’utilisateur. Et donc de conjuguer éthique et succès financier. Une sorte de label bio ou RSE (responsabilité sociétale des entreprises) pour les technos.

L’application de dating Hinge a, par exemple, abandonné le "swipe", qui consiste à faire défiler rapidement les profils proposés à l’écran comme on tourne les pages d’un catalogue. Rendu célèbre par son concurrent Tinder, cette fonctionnalité est utilisée de manière compulsive par les utilisateurs accros aux rencontres via internet. Selon Justin McLeod, fondateur de Hinge, l’application est aujourd’hui moins addictive. Les utilisateurs y passent moins de temps, mais se parlent cinq fois plus. Quant à la croissance de la start-up, elle serait dix fois plus rapide car les développeurs seraient "réellement au service des rencontres". Au sein de TWS, James Williams sillonne les entreprises pour porter le message du design éthique. "Je suis encouragé car j’ai croisé des personnes exprimant les mêmes préoccupations que nous chez Facebook et Google, confie-t-il. Des développeurs et des chefs d’entreprise sont intéressés par notre philosophie, et je suis impatient de voir le mouvement grandir". Certains sont loin de partager cet optimisme. Hubert Guillaud, journaliste à InternetActu et responsable de la veille à la Fondation internet nouvelle génération (Fing), ne cache pas son scepticisme quant aux chances de TWS de s’étendre à grande échelle. "Une réaction à la captologie se profile, mais le problème c’est qu’elle n’est pas organisée. Elle n’est pas financée, elle n’est pas supportée par de grands groupes et ne propose pas de réel modèle économique, d’alternative à la capture de l’attention", remarque-t-il. "Aujourd’hui, poursuit-il, les designers éthiques ne sont qu’une poignée… et, en face, il y a des entreprises qui fonctionnent avec un business model diamétralement opposé". .



Pour que les choses bougent, tout semble reposer sur les entreprises de la Silicon Valley, qui dictent leur loi aux autres sociétés high-tech, et sur leur volonté de changer de modèle économique. Mais le changement pourrait venir des consommateurs, comme pour le bio. Pour James Williams, le tout est de les convaincre "en leur envoyant un message" à travers le label Time Well Spent, de leur expliquer que "beaucoup de gens seraient même prêts à payer pour une version de Facebook respectueuse de leur temps".

Stand up for your rights


Ces entreprises qui n’ont jamais connu qu’une seule façon de monétiser leurs services, sauteront-elles le pas? "
Vous pouvez faire changer Facebook, mais ça risque d’être très difficile", s’amuse Golden Krishna chez Google, qui pense toutefois qu’il en va de la survie des entreprises de la Silicon Valley. "Celles qui ne s’éloigneront pas de la capture de l’attention risquent de mourir, face à l’émergence de nouveaux services", soutient le stratégiste en design d’Android. "Il existe déjà des entreprises qui s’interrogent sur l’éthique et l’utilité de leurs applications pour l’utilisateur, comme Airbnb ou Uber. Ces services chamboulent des secteurs entiers (taxi, hôtellerie) parce qu’ils mesurent leur succès à partir des réalisations des gens et non du nombre d’utilisateurs", ajoute-t-il.

Un jour, verrons-nous donc Facebook et Google se faire ubériser? Pas très réaliste. Surtout si les utilisateurs n’ouvrent pas les yeux. "Les personnes accros pensent même que les entreprises derrière ces services leur veulent juste du bien", concède James Williams. Il constate que le label bio, auquel il compare celui de Time Well Spent, "ne s’est pas imposé en un jour. Il a fallu attendre quinze ans, le temps de convaincre les consommateurs".


Pour les développeurs éthiques, il n’y a qu’un pas pour créer une vraie demande, émanant des consommateurs. "Le but final, c’est de faire bouger les utilisateurs, de créer une prise de conscience en créant des groupes semblables à ceux qui défendent les libertés civiles numériques et le droit à la vie privée", propose Kevin Holesh.

 

Attention à l’attention

 

Pour Hubert Guillaud, Time Well Spent ne va pas assez loin. Ainsi, selon lui, la communauté de développeurs éthiques n’interroge pas vraiment les principes de conception des outils: "Les solutions présentées par Tristan Harris sont surtout des “plugins”, de petites solutions, des tactiques qui ne changeront pas grand-chose tant que les grosses plateformes utiliseront les mêmes métriques." Le journaliste prône avant tout l’ouverture des applications, avec l’idée de rendre l’utilisateur "maître des paramètres", en lui permettant par exemple de choisir les notifications qu’il désire recevoir.

Encore faut-il que les utilisateurs aient envie de modifier ces paramètres. "Les gens ne se soucient pas de la captologie, de la même façon qu’ils protègent peu leur vie privée, car il est toujours plus facile d’utiliser un service sans se poser de questions", indique Hubert Guillaud.

Si le sujet n’est donc pas porté sur la place publique, un tel mouvement risque fort de ne jamais décoller. Pour Sebastian Deterding, chercheur au Digital Creativity Labs (University of York), il faut inciter les développeurs à suivre un code éthique, mais aussi développer tout un ensemble d’applications destinées à influencer, dans le bon sens, les utilisateurs. Il refuse de parler, comme Kevin Holesh, de nudging: "Tout design est manipulatoire... L’idée, c’est de faire en sorte qu’il vous influence positivement, en vous laissant votre libre arbitre." Il mentionne par exemple l’application See Your Folks. En fonction de votre localisation, de l’âge de vos parents et du nombre de fois où vous les voyez chaque année, il calcule le nombre de fois où vous les reverrez avant leur mort. "Une façon de vous faire prendre conscience qu’il existe d’autres rapports au temps que celui de l’immédiateté des applications incitatives. On suggère, on vous rappelle juste quelque chose", explique le chercheur.

Directeur du Near Future Laboratory, Fabien Girardin est un développeur spécialisé dans le "design-fiction": il réfléchit à des outils fictifs qui pourraient nous aider à sortir un jour de la connexion permanente. Pour lui, la clef, c’est l’éducation à l’attention des utilisateurs, la sensibilisation au ralentissement. Plutôt que des systèmes de nudging comme Moment, il défend le développement d’interfaces et d’applications destinées à "nous sensibiliser et à nous aider à trouver des solutions pour adopter une bonne hygiène des données et de l’attention". Il a par exemple développé Humans, une application qui centralise les informations des réseaux sociaux: elle regroupe vos contacts dans des listes (en fonction de ce que qu’ils partagent et de vos préférences), afin d’atténuer la "surcharge attentionnelle" créée par Instagram et Twitter.

 

Un monde sans écrans

 

Il existe peut-être une solution plus radicale. Chez Google, Golden Krishna propose carrément d’en finir avec les écrans. Dans son essai The Best Interface Is No Interface (New Riders, 2015), il dénonce l’emprise des interfaces graphiques, accompagnées par un cortège de technologies addictives. Son terrain de recherche: concevoir, au moyen de l’intelligence artificielle et de capteurs, une technologie qui irait au-delà de l’écran. Il prend pour exemple l’application Lockitron, qui permet de déverrouiller les portières de sa voiture avec son téléphone, sans le sortir de sa poche, ou l’assistant personnel x.ai, qui organise des réunions pour l’utilisateur en piochant dans ses e-mails. "En réduisant la quantité de temps d’écran nécessaire, on prendra en compte les besoins de l’utilisateur, et non les mauvais métriques que sont le nombre de “like” ou le taux d’addiction. On retournera à un système dont l’essence est de s’adapter aux individus pour leur faciliter la vie", précise-t-il. La fin des écrans, prélude à une vie gouvernée par les algorithmes? Dans une existence sans interface, nous gagnerons peut-être en attention ce que nous perdrons en libre arbitre.

Photos: 
1) @ Time Well Spent 

2) Pour Golden Krishna, en charge de la "stratégie du design" d'Android, la meilleure interface serait "pas d'interface".

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