Décidément, la météo est capricieuse aux États-Unis. Après la vague de sécheresse et de chaleur record qui a touché la côte ouest au début de l’été, le pays entier risque de voir s’abattre d’ici peu une pluie... de dollars. Fin juin, le président Joe Biden, fraîchement élu, a coché la première case de son ambitieux programme en obtenant un accord entre sénateurs démocrates et républicains sur une partie de son vaste plan d’investissement public. Ce deal bipartisan permettrait, s’il est approuvé par le Congrès, d’injecter 1 209 milliards de dollars (environ 1 017 milliards d’euros au cours de début juillet) sur huit ans – dont 580 milliards de dépenses nouvelles – dans les équipements routiers et aéroportuaires, les réseaux d’eau, d’électricité et d’internet, ainsi que dans les transports publics (train et bus). Ces mesures constituent une partie du « Plan pour l’emploi américain », présenté en mars par la Maison Blanche, et entraîneraient selon Biden « le plus grand investissement dans les transports publics de l’histoire américaine ». Sans compter les 1 900 milliards du plan de relance déjà validés, dont une partie financera également ces transports publics ou les réseaux d’eau.
« America is back », clame le locataire de la Maison Blanche, parfois présenté comme un nouveau Roosevelt. Sur la scène internationale, le retour des États-Unis dans l’accord de Paris et les appels de Biden au multilatéralisme ont effectivement fait la une des médias non américains. Mais sur le plan intérieur, la majorité du chef d’État se fissure déjà autour de son programme écologique et social. L’aile gauche du Parti démocrate, incarnée par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, réclame une action beaucoup plus ambitieuse. La seconde a même manifesté fin juin devant le palais présidentiel, avec un cortège d’activistes écologistes, qualifiant le président de « lâche ». Cette frange des démocrates qui se réclame du socialisme ne veut pas voter le plan d’investissement dans les infrastructures s’il n’est pas intégré à un « package » comprenant d’autres investissements massifs annoncés par la présidence, notamment le « Plan pour les familles américaines », mais aussi la lutte contre le réchauffement climatique et l’atténuation de ses effets.
Pendant la campagne, ces démocrates de gauche ont en effet défendu le « Green New Deal », qui regroupe une multitude de propositions représentant des dépenses environ quatre fois supérieures à ce qui a été annoncé depuis la Maison Blanche. Garantie d’emploi, couverture santé universelle, éducation gratuite, électricité 100 % renouvelable dès 2030, réseau de trains à grande vitesse… l’ampleur de ce Green New Deal-là est telle que Biden ne l’a pas soutenu officiellement. Tout juste l’a-t-il qualifié de « cadre essentiel ». Désormais, pour les démocrates, le débat n’est plus de savoir si Biden se ralliera à ce programme titanesque, mais s’il pourra appliquer son propre plan, pourtant bien moins ambitieux.
Double pression et demi-mesures
Principal empêchement : Joe Biden ne dispose que d’une micro-majorité démocrate au Sénat, avec 50 élus sur 100, plus la voix prépondérante de la présidente du Sénat, Kamala Harris. Le président se trouve donc contraint de chercher des accords bipartisans avec des républicains, puisqu’il faut 60 sénateurs sur 100 pour éviter la « flibusterie parlementaire », c’est-à-dire l’obstruction de la minorité républicaine dans le processus législatif. Ce type d’alliance est possible, comme l’a anticipé le chercheur David Levaï, de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), dans une note fin 2020 : « Malgré la forte polarisation du Congrès, l’opinion publique évolue vite et les démocrates espèrent attirer de jeunes conservateurs sensibles à la crise climatique et déçus de l’absence d’offre républicaine en la matière. » Quelques mois plus tard, Joe Biden est effectivement parvenu à rallier plusieurs républicains en leur vendant un programme de dépenses publiques dans les infrastructures deux fois moins ambitieux que le « Plan pour l’emploi américain », et agrémenté de quelques mesures écolos. Mais sur l’essentiel, le camp républicain ne lâche rien : il ne veut pas voter un « package » dans lequel le plan d’investissement pour les infrastructures serait accompagné de grandes mesures sociales ou écologiques, et refuse par ailleurs toute augmentation d’impôt, point sur lequel Biden a d’ores et déjà cédé.
Dans ces conditions, convertir des républicains modérés sans faire fuir les démocrates de gauche relève de la mission quasi impossible. Biden encourage donc les démocrates à abandonner leur idée de grand package « social-écolo » et à utiliser une procédure parallèle, dite de « réconciliation », pour faire adopter par le Sénat les dispositions dont ne veulent pas les républicains. Cette procédure permet en effet d’organiser un vote à la majorité simple au Sénat, sans risque d’obstruction parlementaire de la minorité républicaine, car la présidente du Sénat peut y mettre fin… Sauf que le Sénat ne peut utiliser qu’une seule fois cette procédure en 2021, et certains élus démocrates penchant plus à droite pourraient ne pas voter les mesures sans accord bipartisan. Retour à la case départ. Pris en tenaille entre une opposition de droite arc-boutée et la gauche de son propre parti, Biden « a probablement promis plus que ce que la politique américaine nationale peut réellement offrir », résume l’analyste américain David Roberts. Forcé à jouer au « en même temps », le président a pris une série de décisions pour le moins ambivalentes en matière d’écologie. Depuis son élection, il a par exemple interdit en janvier 2021 la construction de l’oléoduc controversé Keystone XL, qui aurait dû traverser le territoire de populations autochtones et qui était vivement contesté par toutes les associations écologistes. Mais en avril, le gouvernement américain s’est opposé à la suspension du fonctionnement d’un autre oléoduc, le Dakota Access Pipeline, finalisé en 2017 et au cœur d’une controverse sur ses risques potentiels pour des sites sacrés de tribus amérindiennes. Toujours en avril, Biden exhortait la communauté internationale à suivre l’élan écologique américain au nom d’un « impératif moral et économique » lors du sommet sur le climat qu’il avait lui-même lancé. Un mois plus tard, le président américain a affirmé son soutien à un projet de forage en Alaska, approuvé par l’administration Trump, qui permettrait d’extraire 100 000 barils de pétrole par jour pendant trente ans. Principal argument : l’emploi. Une semaine plus tard, il revient sur la décision de son prédécesseur d’autoriser les forages gaziers et pétroliers sur un autre site de l’Alaska, recouvrant une réserve naturelle...
Le « techno-solutionnisme » au secours de l’American way of life
Un pas en avant, un pas en arrière. Sur l’industrie fossile comme sur les plans d’investissement, Biden est contraint de danser le tango du fait des équilibres institutionnels du pays, quitte à faire du surplace. Mais la politique écologique américaine est aussi déterminée par une constante plus fondamentale : le refus d’abandonner le mode de vie américain, très consommateur d’énergie et de ressources, auquel s’ajoute l’injonction à préserver la puissance économique américaine dans un contexte de rivalité croissante avec la Chine. La ligne écologique qui en découle ne peut dès lors être fondée que sur un techno-solutionnisme (à tout problème, une solution par l’innovation) et la recherche d’une croissance verte (augmenter le PIB tout en décarbonant l’économie).
La taille relativement réduite du plan Biden ne laisse pas présager un quelconque changement durable des habitudes des Américains. « Que les investissements pour développer les voitures électriques soient plus importants que ceux destinés aux transports publics témoigne du manque d’ambition en matière de changement. La culture de la voiture, l’un des symboles majeurs du mode de vie américain, n’est clairement pas négociable », écrit l’historien Adam Tooze dans New Statesman. L’accord bipartisan entre sénateurs a même supprimé la majeure partie de ces investissements dans les véhicules électriques, sans pour autant augmenter ceux dans les transports publics, par ailleurs insuffisants. « La Société américaine des ingénieurs civils estime que 2 590 milliards de dollars d’investissements supplémentaires sont nécessaires, ne serait-ce que pour maintenir les infrastructures existantes en bon état pour 2020-2029 », estime l’économiste Cédric Durand dans la New Left Review. Plus largement, ce dernier remarque que les 4 000 milliards de dollars d’investissements cumulés annoncés par la Maison Blanche (via le « Plan pour l’emploi américain » et le « Plan pour les familles américaines ») ne représentent, étalés sur dix ans, que 1,7 % du PIB américain. Et ce, avant même leur passage au Congrès et leur probable réduction. « Ce virage est-il suffisant pour faire face aux crises sociales et écologiques du siècle ? Pas du tout. Modifie-t-il les relations de classe fondamentales ? Au contraire : il s’efforce de relégitimer l’ordre social. » L’universitaire conclut : « La soi-disant “transition verte” de Biden vise à “nettoyer” les processus existants, et non à transformer les modes de vie et de consommation. Un optimisme injustifié quant au progrès technologique vient parfaire l’impératif de préserver les relations sociales capitalistes. » Autre incongruité recensée par le média en ligne Nourritures terrestres, qui a publié une remarquable enquête sur l’envers du Green New Deal : l’absence de toute mention de la viande dans le « Plan pour l’emploi américain », alors que l’élevage est responsable d’environ 15 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et que le régime alimentaire américain est extrêmement carné.
Bref, de sobriété, il n’est pas question dans le discours de Biden. « Les décennies passées à disqualifier l’environnementalisme comme un fardeau imposé au travailleur comme à l’entrepreneur ont payé : pour ouvrir la voie à un avenir sous les 2 °C de réchauffement climatique, c’est la rhétorique de la faisabilité technique et de l’opportunisme économique qui emporte tout sur son passage », analyse le philosophe Pierre Charbonnier, dans un texte publié par la revue spécialisée en ligne Le Grand Continent. Pour l’auteur d’Abondance et Liberté (La Découverte, 2020), « l’entrée dans les politiques de l’Anthropocène ne se fait pas du tout sur le terrain de la réconciliation avec la nature et le vivant ou de la promotion des valeurs post-matérialistes ». Une rupture totale avec la culture politique américaine de l’environnementalisme des années 1960-1970 qui a critiqué la course à la croissance, mais qui « est resté sans réponse au problème fondamental qu’il posait, qui est la tension entre l’aspiration à l’émancipation et son inscription dans des limites écologiques ». La réponse de Biden à cette tension est donc, comme l’indique le nom de son plan, de donner du travail aux Américains dans des secteurs industriels émergents. « Les rapports de force politiques sont en train de se déplacer de la lutte contre l’inaction et le déni, vers une lutte pour la captation des bénéfices économiques et symboliques de la transition », poursuit Pierre Charbonnier.
L’Aigle, le Dragon et l’Anthropocène
Des emplois, de la croissance, des infrastructures résistantes au changement climatique et un gouvernement qui agit pour le climat... autant d’ingrédients qui permettent à Biden de vendre sa transition « win-win » au peuple américain, mais aussi de répondre au défi stratégique posé par la Chine aux États-Unis. « Biden s’est fait élire sur un programme très ambitieux – une diminution de 50 % des émissions de CO2 en 2030 par rapport à 2005 – et la Chine a annoncé la neutralité carbone pour 2060, mais les deux pays veulent répondre au défi du réchauffement sans perdre la bataille technologique, notamment en matière d’intelligence artificielle », explique Jean-Michel Valantin, docteur en études stratégiques et chercheur pour le think tank The Red Team Analysis Society. Alors que l’intrication économique des deux géants est un « moteur du changement climatique » (1), leur projet consiste toujours pour chacun à être la « puissance prééminente du xxie siècle », poursuit le chercheur. Mais désormais, « la course à l’atténuation et à l’adaptation au réchauffement s’inscrit dans cette course à la puissance ». S’il s’agit, comme le dit Biden, de « gagner le xxie siècle », cela revient à réaliser la transition écologique sans perdre en puissance économique, militaire ou symbolique. « La différence entre l’administration Trump et l’administration Biden, c’est que la seconde a intégré cet objectif de transition énergétique, désormais jugé indispensable par les élites américaines. »
Sauf que la victoire est loin d’être assurée. « La politique de Joe Biden peut être perturbée par les soubresauts du prix de l’énergie et la multiplication des effets du changement climatique comme, par exemple, la sécheresse historique subie par le Midwest et la Californie ou la vague de froid de février au Texas », nuance Jean-Michel Valantin. En outre, ce nouveau paradigme va présenter au système Terre une « facture écologique encore exubérante », pointe de son côté Pierre Charbonnier. Cette « électrification du monde », qui nécessite de nouveaux réseaux et une montagne de batteries, « entraîne un transfert de la charge extractive des ressources fossiles vers d’autres minéraux, tels que le lithium, le graphite, le cobalt ». Si électrifier la voiture individuelle ou le chauffage n’émet pas de gaz à effet de serre au moment de leur utilisation, c’est le cas à bien d’autres stades de la production. Sans compter les autres pressions causées sur l’environnement par ce type d’infrastructures : captage d’eau, pollutions locales liées à l’extraction de métaux, raréfaction des ressources minières… Le risque de voir cette « transition capitaliste » échouer face à ce nouveau mur écologique, ou faute d’une réelle décarbonation, ou encore faute de consensus social, est donc grand. Et il impose, selon le philosophe, que les pays européens sortent d’une « alternative stérile entre capitalisme décarboné et apocalypse », pour inventer « une proposition politique moins tributaire de l’esprit de conquête que celles de la Chine et des États-Unis ».
(1) Jean-Michel Valantin, L’Aigle, le Dragon et la Crise planétaire, Le Seuil, 2020.
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