C’est le genre de projets que l’on pourrait décrire avec tout un tas de superlatifs – pharaonique, tentaculaire, mégalomane… Le 10 janvier 2021, l’Arabie saoudite annonçait le lancement de « The Line » (La Ligne) – ville du futur telle que l’imagine Mohammed Ben Salman (alias MBS), le prince héritier de la Couronne. Pas question d’aller défier la Burj Khalifa qui surplombe Dubaï de ses 828 mètres : ici, c’est la longueur qui compte. Cité-immeuble, The Line serait une construction haute de 500 mètres, large de 200, mais longue de 170 kilomètres, qui filerait à travers le désert à l’ouest du pays et jusqu’à la mer Rouge.
Article issu de notre numéro 54 « Êtes-vous éco-anxieux ? », disponible en kiosques, librairies et sur notre boutique.
Le tout flanqué de surfaces réfléchissantes comme des miroirs pour ne pas altérer le paysage – sans qu’on sache très bien comment lesdits miroirs seront nettoyés. Le coût de cette mégalopole (qui pourra accueillir 9 millions d’habitants) – baptisée « Neom » 1 – s’élèvera au moins à 500 milliards de dollars. Pièce maîtresse de la cité, un projet de « laboratoire de vie » présenté en 2017 par le pouvoir saoudien, qui promet de financer ses infrastructures dispendieuses par une introduction en Bourse prévue en 2024.
Un doux rêve sans lendemain voué à alimenter les plaquettes com’ du pays, comme le laisse présager la vidéo léchée et totalement hollywoodienne présentée sur les réseaux ? On peut en douter : les travaux vont déjà bon train et la communauté d’environ 30 000 Bédouins qui avait le malheur de se trouver sur le tracé a commencé à être évacuée. Des opposants au projet auraient déjà été tués par les autorités saoudiennes. Qu’à cela ne tienne, les promoteurs de The Line ont tout misé sur son côté « éco-friendly » : une infrastructure entièrement débarrassée de voitures, où tout serait accessible en 5 minutes à pied et où l’on pourrait parcourir la ville d’un bout à l’autre en une vingtaine de minutes grâce à un système de trains souterrains.
La cité serait alimentée par des énergies « propres », et à peu près tout y serait régi par des technologies ultramodernes (dont une bonne partie n’est en réalité pas encore opérationnelle). Ainsi, à en croire les promoteurs, l’eau proviendra d’usines de désalinisation, la ville disposera de son propre système d’exploitation (Néos) – censé équilibrer le réseau électrique et s’assurer qu’aucune énergie ne soit gaspillée –, ainsi que de son propre système judiciaire reposant entièrement sur l’intelligence artificielle…
Surveillance tous azimuts
Serait-ce la première véritable « smart city » ? The Line s’efforce en tout cas d’en cocher toutes les cases. C’est l’ancien président américain Bill Clinton qui aurait utilisé l’expression pour la première fois en 2005, pour décrire ce mode de développement urbain visant à transformer nos vieilles villes polluées en interfaces optimisées. Le problème, c’est qu’il est depuis devenu clair que les technologies numériques sont tout autant consommatrices de ressources et d’énergie, et donc source de pollution. De surcroît, « l’idée même d’aller construire une ville dans un endroit supposé vide relève de l’idéologie à l’origine de la crise environnementale, qui conçoit la planète comme une ressource que l’on peut exploiter à l’envi », note Eliyahu Keller, architecte et professeur à l’école d’architecture du Néguev (Israël). Par ailleurs, si la smart city promettait d’utiliser les données générées par ses habitants pour leur propre bien, elle n’en ouvre pas moins la voie – avec toutes les informations issues de la vie privée – à un capitalisme de surveillance.
Plusieurs projets phares ont d’ailleurs été récemment abandonnés : le plus emblématique d’entre eux, le Sidewalk Labs à Toronto (Canada), développé par la maison mère de Google, a été mis à l’arrêt en 2020 à la suite de la contestation des élus locaux et des habitants, inquiets notamment pour le respect de leur vie privée. Or The Line n’est pas en reste en matière de surveillance : la ville annonce déjà qu’elle utilisera à peu près toutes les données disponibles sur ses visiteurs, dès leur descente de l’avion. De quoi optimiser les transports et les différentes infrastructures... mais aussi de quoi faire redouter le pire dans un pays où l’homosexualité est encore un crime et alors que de forts soupçons pèsent sur le rôle joué par Mohammed Ben Salman dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi.
Ce panel d’utilisations outrancières de la technologie a valu à The Line d’être surnommée « la première “stupid city” du monde » par le magazine Verdict. Distinguant l’utile et l’abusif dans l’usage de la technologie au sein des villes, le média condamne ceux qui la « confondent avec une solution miracle qui peut résoudre tous les défis que rencontre l’humanité, et qui préfèrent les outils clinquants aux solutions pragmatiques ».
Imaginaires de la smart city
Qualifier The Line de smart city paraîtrait de toute manière terriblement ringard tant le projet semble futuriste. Mohammed Ben Salman se dit fan de cyberpunk 5 : on comprend alors mieux pourquoi les images promotionnelles de la ville ressemblent à un mix entre le jeu vidéo « Cyberpunk 2077 » et le film Blade Runner (Ridley Scott, 1982). Cet intérêt pour la science-fiction est d’ailleurs au cœur de la conception du projet. En plus d’architectes, designers et urbanistes de renom, Mohammed Ben Salman s’est adjoint les services de plusieurs cerveaux d’Hollywood : Olivier Pron, le designer des Gardiens de la galaxie (James Gunn, 2014), Nathan Crowley, qui a travaillé sur la trilogie de Batman Le Chevalier Noir (Christopher Nolan, 2008), et Jeff Julian, le futuriste qui a imaginé les mondes post-apocalyptiques de World War Z (Marc Forster, 2013) et de Je suis une légende (Francis Lawrence, 2007). Selon un document interne, les développeurs de Neom ont établi une liste de 37 thématiques classées par ordre alphabétique, qui vont de « alien invasion » à « utopia ». Chacun des différents modules de la ville a ensuite été conçu selon l’esprit d’un genre – l’un des secteurs est ainsi étiqueté « solarpunk » et « post-cyberpunk ».
« Je ne suis pas sûr que les développeurs de Neom saisissent le sens profond du message véhiculé par ces courants de science-fiction », tempère Chris Hables Gray. Cet écrivain anarchiste a touché une somme rondelette pour établir un guide des différents courants de SF à destination des décideurs de Neom, et il répète à l’envi que ce sont surtout « les images » qui intéressent l’équipe saoudienne. « Ils pompent l’esthétique de la SF pour gagner la compétition [...] avec les États du Golfe. [C’est] à qui construira le truc le plus bizarre. » Le concept de The Line, quant à lui, viendrait d’une idée développée dans les années 1960 par le collectif d’architectes italiens Superstudio. Ils imaginaient alors une structure si énorme qu’elle entourerait la Terre entière... pour critiquer les méfaits de l’urbanisation à outrance. Interrogé par le New York Times, l’un des auteurs du projet remarquait avec regret : « Voir la dystopie que vous avez imaginée se construire réellement n’est pas la meilleure des choses dont vous pouviez rêver. » Chris Hables Gray, de son côté, remarque avec une pointe d’ironie : « Quand bien même Mohammed Ben Salman n’aurait retenu que l’aspect esthétique de la science-fiction, il faut reconnaître que d’un point de vue politique, il a tous les attributs d’un méchant de cyberpunk. »
1 : Le nom serait issu du grec « neo » (nouveau) et de l’arabe « mostaqbal » (futur)
5 : Courant de la science-fiction mêlant technologies de l’information et cybernétique à une certaine dégradation ou un changement radical dans l’ordre social
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