Le rendez-vous est donné en face de la Cinémathèque française, à Paris, près du parc de Bercy. Nous sommes en retard, mais Thierry Boutonnier est un homme poli, attentif aux hommes et aux femmes qu’il croise, et aux autres aussi, ceux qu’il aime appeler « les vivants non humains ». Alors « pas de souci » : notre quart d’heure toulousain a permis à ce Lyonnais d’adoption de prendre le temps de repérer quelques jeunes arbustes. C’est tout l’objet de la balade du jour : prélever des plants condamnés à l’arrachage ou à la coupe, pour avoir décidé de pousser sans qu’on les y ait invités. Ici, un jeune charme aux feuilles pointues et finement dentées. Coincé sur le pré carré de son arbre-parent, ce frêle rebelle n’a aucune chance de vivre un autre été. Alors, équipé d’un casque de chantier, d’un bleu de travail et d’un gilet jaune, Thierry Boutonnier entreprend de déraciner la tige haute de quelques centimètres. La voilà bientôt rempotée dans un abri de fortune, une bouteille en plastique cisaillée, trouvée dans une poubelle du parc. « Quelle place laisse-t-on aux autres que soi ? Il ne s’agit pas seulement de sauver des arbres, mais aussi de prendre en considération leur existence, de changer le regard sur ces êtres méprisés, juste là sous nos pieds, qui pourraient pourtant devenir plus tard l’un de ces arbres centenaires qui nous aident à respirer », s’emporte Thierry Boutonnier. L’étrange « cueillette » ne fait que commencer. Au hasard de la déambulation, un petit chêne vert enraciné sous une grille du parc arrête le regard de l’artiste ; puis un ailante, cette espèce invasive au ramage décoratif ayant trouvé dans la rainure d’un trottoir de quoi s’élever ; enfin un érable sycomore égaré à l’ombre d’algecos. Tous rejoignent bientôt, après une séance d’arrachage plus ou moins laborieuse, le sac de Thierry Boutonnier transformé en arche de Noé végétale.
Remplacer le pinceau par la pelle
Ces rescapés peupleront le projet « Recherche forêt », que l’artiste et botaniste apprenti développe depuis plusieurs mois. L’ambition : créer une forêt urbaine plantée non pas d’arbustes ayant parcouru des dizaines voire des centaines de kilomètres, mais de jeunes pousses locales, indigènes. Des indésirables nées à Paris. « Je fais le pari qu’elles sont plus adaptées à l’environnement urbain qu’un arbre provenant d’une pépinière », explique Thierry Boutonnier. De quoi, peut-être, inspirer une végétalisation urbaine plus soutenable ? Avant de retrouver la pleine terre, les spécimens récoltés sont présentés à la fondation EDF, dans le VIIe arrondissement parisien, pour l’exposition « Courants verts » : sur une table, le public découvre une vingtaine de pots plantés de peupliers, de figuiers ou de chênes. Tous sont issus des déambulations urbaines de l’artiste. Ne pas se fier à la modestie du dispositif : « Ce n’est qu’une étape d’un projet qui questionne la domestication. L’humain régule, structure, reconfigure tout ce qu’il approche. Il en va de même pour l’horticulture des villes. À travers les âges, beaucoup d’espèces ont disparu parce qu’elles n’intéressaient pas les aménageurs de l’espace public, au profit de quelques essences souvent exotiques », précise Paul Ardenne, commissaire de l’exposition et critique d’art. Alors avec « Recherche forêt », Thierry Boutonnier prend le contrepied de cette tendance historique : il entreprend de retrouver les plantes qui poussent dans les friches et les chantiers pour redonner à ces végétaux « clandestins » leur place en ville. Un réensauvagement ? Plutôt une manière de réintroduire la flore localement, pour une végétalisation urbaine moins carbonée. Une économie circulaire arboricole, en quelque sorte.
Depuis son projet « Prenez Racines ! » – une pépinière urbaine participative lancée il y a une dizaine d’années dans le quartier Mermoz à Lyon – récompensé du prix COAL Art et Environnement, Thierry Boutonnier explore notre relation à la flore. Son regard, critique, symbolique, se veut aussi constructif. Il n’est ni le premier ni le seul à prendre la terre et les végétaux pour palette. D’ailleurs, « Recherche forêt » s’inscrit dans la généalogie de l’artiste new-yorkais Alan Sonfist qui, dès les années soixante, proposait des projets de reforestation en milieu urbain, permettant de retrouver des essences disparues des siècles plus tôt. « De nombreux plasticiens choisissent aujourd’hui de remplacer le pinceau par la pelle. Cela peut paraître bizarre, mais l’art, c’est beaucoup de choses ! » souligne Paul Ardenne.
Regarder l’arbre de manière moins anthropocentrique
Né en 1980 dans le Sud-Ouest, Thierry Boutonnier a « grandi avec le maïs », dans l’exploitation laitière de ses parents. Son premier rapport aux arbres ? Sans doute les cabanes qu’il bricolait enfant, dans le bois du Vacant, dans le Tarn, sourit-il. Une « mythologie personnelle qui n’a pas grand intérêt », se défend l’artiste, mais qu’il aime cependant rappeler de temps à autre. « En tant que fils d’agriculteur, la façon dont on cultive la campagne me semble très urbaine ! » lance-t-il, pas avare de bons mots. Face à cette « nature » artificialisée, instrumentalisée, exploitée, qui est celle des paysages agricoles, Thierry Boutonnier bâtit la conviction qu’un autre rapport au vivant est possible. Aux Beaux-Arts de Lyon, il appréhende avec l’œuvre de Joseph Beuys la plantation d’arbres comme une question politique. L’artiste allemand, volontiers provocateur, a en effet marqué les mémoires avec, entre autres, son projet 7 000 Chênes. En 1982, Joseph Beuys inaugurait une vaste plantation d’arbres à Kassel dans la région très industrialisée de la Hesse. En parallèle, il réalisait un dépôt de milliers de colonnes de basalte en cœur de ville. Pour chaque arbre mis en terre, une de ces stèles en pierre était placée à ses côtés : le « tas » de basalte diminuait au fil de la réalisation du projet, permettant à chacun de juger de son avancée. La lutte écologique avait trouvé son métronome. Autre inspirateur du plasticien : le paysagiste Gilles Clément qui invite à « regarder l’arbre de manière moins anthropocentrique », souligne Thierry Boutonnier. « Il n’est pas question de considérer l’arbre comme un être suprême, mais simplement comme un individu qui n’est pas seul, qui vit en colonie, et qui a une puissance de développement où chaque branche est un devenir », précise-t-il, qui rappelle que nous sommes tous reliés aux arbres... Ne respirons-nous pas grâce à la chlorophylle, qui provient en grande partie des feuilles des plantes ? « Nous parlons de l’arbre de la vie, d’arbre généalogique, de pensée branchante ; mais aussi de pied d’arbre, de son tronc… On n’a peut-être jamais parlé autant d’arbres ! » se réjouit avec prudence Thierry Boutonnier.
Libérer les énergies
Comme par un mimétisme à l’objet de son attention, le plasticien aime créer des œuvres aux multiples ramifications. Lui qui s’intéresse aux relations tissées entre les végétaux et les territoires qui les abritent, développe pour chacun de ses projets des écosystèmes sociaux. De véritables rhizomes artistiques. « C’est un travail collectif, l’œuvre est étendue à des pratiques collectives. L’art, c’est faire ; et c’est autant la manière de faire que ce qui est fait », insiste le plasticien. Dont acte : pour « Recherche forêt », il a travaillé avec Yes We Camp ainsi qu’avec l’association Boomforest, qui plante des mini-forêts en bordure du périphérique parisien et dans des « dents creuses » de la capitale, ces petits espaces urbains délaissés. Boomforest s’inspire de la méthode Miyawaki, du nom du botaniste japonais qui l’a développée. En bref, il s’agit de planter de manière très dense (trois arbres au m2), dans l’idée de reconstituer un système forestier avec une grande variété de végétaux de toutes les tailles, du buisson à l’arbre. « Les racines communiquent entre elles. Ce réseau souterrain est une forme de compétition vertueuse », explique Damien Saraceni, coprésident de l’association sylvestre. Le pari : que cette biodiversité urbaine soit plus résiliente qu’une végétalisation artificialisée à l’extrême. L’ambition rejoint celle de l’artiste. « Thierry a une démarche sensible, mais très pragmatique. Il n’est pas juste dans la théorie, il expérimente, il fait les choses… Et c’est quelque chose qui manque encore beaucoup à tous les acteurs de l’écologie », juge Damien Saraceni. Forêt urbaine ou pépinière, chacun des projets de l’artiste trouve des applications concrètes. Son travail se déploie dans le faire autant que dans l’imaginaire. Comme beaucoup d’autres écoartistes, le plasticien-planteur essaie de produire un art qui puisse servir d’exemple. Un redresseur de torts d’une humanité dans l’erreur, Thierry Boutonnier ? Sa démarche est plutôt celle de la douceur et de la sollicitude. « On peut sans doute voir les choses autrement » semblent vouloir dire ses gestes patients, replantant consciencieusement des avortons d’arbres, insignifiants aux yeux du plus grand nombre. En praticien du doute, l’artiste développe un discours de la modestie : l’humain n’est pas là pour tout maîtriser. « Thierry Boutonnier ne dompte pas des espèces sauvages pour les domestiquer ou leur donner une apparence conforme à ce que l’humain attend, mais il tente, au contraire, de libérer les énergies naturelles », pointe Paul Ardenne. Comme un prototype du jardinier du futur, conclut le critique d’art
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