Pour la soirée d’inauguration, Jean-Luc Mélenchon avait invité du beau monde : une bonne partie des cadres de La France insoumise (LFI), une poignée d’universitaires de renom, et même la toute récente Nobel de littérature, Annie Ernaux. Tous étaient réunis début février pour assister à la création de l’Institut La Boétie, une « fondation insoumise » qui se présente comme un « lieu d’élaboration intellectuelle de haut niveau et un outil d’éducation populaire ».
Article à retrouver dans notre hors-série « Manuel d'autodéfense intellectuelle » avec François Bégaudeau, disponible en librairie et sur notre boutique.
Au programme : produire de l’expertise dans différents « départements », de l’économie à la planification écologique en passant par la philosophie ; former de nouvelles figures intellectuelles et médiatiques pour garnir les rangs de La France insoumise ; et, enfin, « reconnecter les intellectuels avec la gauche de transformation ». Cinq ans auparavant, quand les MOOCs (les cours en ligne accessibles au public) étaient en vogue, la FI avait lancé une école de formation en ligne ; un quinquennat plus tard, les invités des médias sont issus des think tanks, et le parti de Jean-Luc Mélenchon espère suivre le mouvement.
Car les think tanks ont quelques faits d’armes à leur actif : on peut penser à l’introduction des primaires ouvertes, suggérées par Terra Nova au PS en 2011, adoptées depuis par d’autres partis ; ou au chiffrage économique des propositions de campagne des candidats réalisé à chaque présidentielle par l’Institut Montaigne, qui fait figure de référence. Et bientôt, donc, l’Institut La Boétie pour programmer les futures grandes réformes sociales de 2027 ? Le plan se tient – en théorie.
Mais en pratique, lorsqu’on se penche sur les politiques publiques recommandées par les laboratoires d’idées les plus en vue, on constate que la plupart de leurs préconisations reflètent une conception très libérale de la société. Les think tanks seraient les nouveaux« cerveaux de la guerre des idées », toujours plus demandés dans les médias et toujours plus écoutés par les politiques, acteurs discrets de l’économicisation des esprits.
Pour les politiques
Difficile pourtant de savoir ce qu’on désigne quand on parle de think tanks, car l’appellation ne correspond pas à un statut légal défini. Pour faire simple, ce sont des structures de droit privé, extérieures à l’État, certaines recevant des subventions publiques, d’autres des subventions privées, la plupart un peu de chacune. Selon les estimations, il y en aurait entre 50 et 150 en France, aux tailles, budgets, champs d’expertise et orientations politiques extrêmement divers, certains se spécialisant dans les relations internationales (comme l’Ifri), d’autres dans le domaine économique (l’Institut Montaigne, par exemple), d’autres encore dans des sujets spécialisés comme la transition énergétique (pensons au Shift Project).
Ces laboratoires d’idées se donnent cinq fonctions différentes. D’abord, ils sont le lieu de développement d’un « réservoir d’experts prêts à être employés par le gouvernement » : pour les nouveaux entrants en politique, passer par un de ces cercles vaut parfois mieux que de sortir de l’officine d’un député. Les think tanks portés sur les relations internationales sont quant à eux des arènes où débattre de géopolitique, en espérant trouver de nouveaux modes de résolution de conflits. Plus généralement, ce sont des espaces où tester de nouvelles méthodes d’organisation, qui pourront être transposées dans des institutions publiques – ainsi de la Chatham House, un type de réunion où les interlocuteurs ne sont identifiés que par leur fonction et préservent leur anonymat. Ensuite, ils se constituent en « boîtes à idées » pensées pour être appropriables par le personnel politique : les think tanks américains se sont fait une spécialité du « résumé pour décideurs » taillé pour être lu dans le temps de trajet de taxi entre le Parlement et l’aéroport. Enfin, ces idées sont adaptées aux « besoins et contraintes du monde politique » : elles sont immédiatement pensées pour être transformées en politiques publiques.
Patronat et influence
En se constituant comme producteurs à la demande d’expertises dont les politiques peuvent s’emparer, les think tanks « ont eu un rôle central dans la mise en marché du savoir », notamment en mettant en place une « nouvelle division du travail politique », observe le chroniqueur Clément Sénéchal. Ils ont pour atout d’être polyvalents (ils peuvent faire appel à un large panel d’experts pour produire des notes sur tous les sujets), extrêmement réactifs (ils collent à l’agenda politique, quand ce n’est pas eux qui le font), et se sont fait une spécialité de rendre accessibles leurs notes de synthèse. Avec ce programme chargé, l’ambition de ces structures nées aux États-Unis est de jouer un rôle de « corps intermédiaire », tel que théorisé par Tocqueville à propos du fonctionnement de la démocratie américaine : en somme, composer des lieux grâce auxquels le peuple peut exercer un contre-pouvoir sur les élites.
La sociologue du travail Dominique Méda, présidente de l’Institut Veblen, se félicite ainsi de pouvoir « commander des travaux à des universitaires, et plus généralement les faire connaître », par l’intermédiaire de la revue L’économie politique, qui dépend de son institut. « Trop souvent les universitaires n’osent pas aller jusqu’aux recommandations de politiques publiques. Les think tanks sont un moyen pour les y aider », poursuit la chercheuse. Pour autant, on peut s’interroger sur sa capacité à se faire entendre lorsqu’on constate la différence de moyens entre un petit think tank comme l’Institut Veblen, qui ne dispose d’aucun membre permanent, et d’autres, comme l’Institut français de relations internationales, qui peut se targuer d’un budget de plus de 5 millions d’euros annuels.
« Les think tanks ne sont pas des institutions neutres. »
Le meilleur exemple est certainement l’Institut Montaigne, l’un des think tanks les plus présents dans l’arène médiatique, fondé en 2000 par l’ancien patron des assurances AXA, Claude Bébéar. L’organisme entretient aujourd’hui des liens très étroits avec la macronie : à sa création, le mouvement En Marche était domicilié à l’adresse postale du président de l’institut de l’époque, qui a connu Emmanuel Macron sur les bancs de Sciences Po. Certaines notes rédigées par l’organisme trouvent très vite le chemin du gouvernement : ainsi du dispositif de transition collective, un mécanisme de reconversion des salariés en grande partie subventionné par l’État, qui avait été suggéré dans une note à peine un mois avant d’être présenté par le ministre du Travail.
« Je ne crois pas que l’idée était dans les cartons. J’ai sans doute participé à la mise en lumière et l’acceptabilité de cette mesure », se félicitait alors Franck Morel, l’avocat en droit du travail qui a rédigé la note. Au-delà de sa collaboration directe avec des décideurs, près de 20 % des études réalisées par l’Institut Montaigne entre juillet 2019 et juillet 2020 étaient des commandes de cabinets de consulting – lesquels s’appuient ensuite sur la légitimité de Montaigne pour présenter les recommandations qu’ils adressent aux décideurs. Un coup d’œil aux sources de financements de l’institut permet de se faire une idée de sa coloration : il dépend de subventions de près de 170 entreprises, parmi lesquelles l’essentiel des acteurs du CAC 40.
La banque plutôt que l’université
« Les think tanks ne sont pas des institutions neutres », avertit Catherine Comet, sociologue à l’université Paris 8. Cette spécialiste des think tanks a analysé les conseils d’administration de 41 d’entre eux pour étudier leur sociologie : elle a ainsi pu observer qu’il existe un noyau d’institutions « centrales » (Institut Montaigne, Fondapol, Cercle des économistes, Conseil d’analyse économique), qui sont les plus influentes (les plus citées par les politiques et dans les médias, avec un meilleur budget, etc.), et des institutions « périphériques », moins dotées et moins entendues. Or c’est précisément au sein de ces think tanks centraux que circulent les mêmes experts, au profil sociologique distinctif : parmi les universitaires recensés, 45 % des chercheurs viennent de l’économie-gestion ; plus de la moitié des « économistes » les plus influents, universitaires ou non, sortent de l’ENA et/ou de polytechnique. Ce sont en somme « des économistes, plus souvent issus de la banque que de l’université, avec une vision orthodoxe de l’économie, formés dans les grandes écoles et qui cumulent souvent plusieurs mandats d’administrateurs dans des grandes entreprises en même temps qu’ils officient dans les think tanks », relève la chercheuse.
L’analyse des liens entre chaque institution montre que les think tanks les plus influents sont avant tout des lieux de rapprochement entre élites économiques et politiques, où se renforce une vision – libérale – de l’économie et de la société. « S’ils produisent de l’expertise, il faut voir comment, et dans quelles conditions : ce sont des expertises qui arrangent les intérêts de leurs financeurs, à savoir le monde de la finance et de l’entreprise », poursuit Catherine Comet. Leurs productions échappent, de plus, aux mécanismes de contrôle du système universitaire, qui construit son savoir par des projets de recherche financés avec des fonds publics, menés sur le temps long, à partir de travail de terrain, et au travers de publications relues par les pairs. Pour Sylvain Laurens, chercheur au CNRS et spécialiste des groupes d’influence, les think tanks font une sorte de « lobbying de second degré », en influençant « l’environnement cognitif et sémantique » des politiques à partir d’éléments de langage qui structurent idéologiquement les débats publics.
Des « boîtes à idées », vraiment ?
Jordane Provost, quant à lui, a passé au peigne fin 22 think tanks parmi les mieux financés : il a ainsi identifié dans le conseil d’administration de l’Institut Montaigne des cadres de Nestlé, AXA, BNP Paribas, Renault ou encore Dassault Systèmes. « Logiquement, on peut se demander dans quelle mesure la formule de l’intérêt général proposée dans chaque publication de l’Institut Montaigne ne représente pas les intérêts d’un groupe spécifique éminemment connecté au Medef », fait-il remarquer. Engie (partenaire de onze institutions), EDF (dix) et Enedis (six) sont également des acteurs influents, une participation « qui n’est pas sans rappeler le déploiement sans commune mesure du concept de transition énergétique » dans l’espace médiatique, observe le chercheur. Vinci, qui développe des autoroutes et qu’on retrouve entre autres au conseil d’administration du Shift Project, est le seul pourvoyeur de fonds de La Fabrique de la Cité – qu’on imagine mal, dès lors, préconiser des actions allant à l’encontre du développement routier. « Par leur structuration sociologique, il est difficile pour les think tanks d’arriver à proposer des idées vraiment nouvelles », remarque ainsi Jordane Provost.
Ceci explique peut-être pourquoi ces « boîtes à idées » ont finalement été si peu « disruptives ». Au-delà de rares coups d’éclat comme les primaires ouvertes, ou de notes produites sur des mesures précises, souvent d’inspiration libérale, les think tanks « se sont pour beaucoup vite endormis dans une routine de publications et d’événements proposant plus souvent une énième analyse de marronniers du débat d’idées que de véritables révolutions conceptuelles », estime la docteure en sciences politiques Agathe Cagé, qui a consacré une thèse à ce sujet. Pour elle, moins que des transformations sociales, sociétales ou économiques, ils ont avant tout « proposé des exercices de style mâtinés d’un vernis marketing ». En clair, si ces « boîtes à idées » étaient des boîtes de dragées surprises de Bertie Crochu, piocher dedans se révélerait bien monotone : la plupart des bonbons auraient une saveur néolibérale.
Terra Nova
Présentation : proche du centre gauche, c’est sur ses recommandations que le PS a, en 2011, choisi de se concentrer sur des thématiques sociétales (mariage pour tous, féminisme, etc.) aux dépens des sujets sociaux.
Budget : 802 768 euros (2021) / Publication récente : « Une politique pour développer l’économie de l’impact et construire un nouveau capitalisme »
« Il faut désormais passer à la vitesse supérieure. Cela implique le développement d’une économie de l’impact. N’en déplaise à certains, nous ne vivons pas isolés. Le monde économique est le théâtre d’une compétition exacerbée. Si nous voulons conserver les moyens de notre prospérité et de notre souveraineté, nous devons tenir notre rang. [...]Nous n’avons pas ménagé nos efforts pour aider l’écosystème français de la Tech à devenir l’un des plus dynamiques en Europe. La startup nation est aujourd’hui une réalité. »
IFRI
Présentation : l’Institut français des relations internationales (Ifri) est le plus important think tank consacré aux relations internationales, prônant par exemple un renforcement de la relation de l’Europe vis-à-vis des États-Unis.
Budget : 7 102 704 euros (2021) / Publication récente : « Chine/États-Unis : l’Europe en déséquilibre »
« Il convient de créer les conditions d’un dialogue avec les États-Unis avec comme objectif non pas de s’aliéner la Chine et de l’isoler complètement, mais de réduire les dépendances à son égard afin de limiter le potentiel de vulnérabilités. »
Fondation Jean Jaurès
Présentation : naviguant entre le PS et LREM, la fondation Jean Jaurès a participé au comité de soutien de la campagne d’Anne Hidalgo en 2021.
Budget : 2 640 736 euros (2021) / Publication récente : « Climatoscepticisme : le nouvel horizon du populisme français »
« Au moment d’élaborer [des mesures environnementales], les pouvoirs publics devront impérativement [...] intégrer [le climatoscepticisme] à leur réflexion. Il faudra pour cela non seulement expliquer, mais consulter et écouter ce que nous disent les Français climatosceptiques, ainsi que ceux sociologiquement susceptibles de le devenir. À défaut, une offre politique populiste se chargera de le faire à notre place. »
L'Institut Montaigne
Présentation : le plus influent des think tanks libéraux, l’Institut Montaigne multiplie les interventions (plus de 6 800 citations en 2022) et les contacts avec les élites politiques.
Budget : environ 7 300 000 euros (2022) / Publication récente : « Les Français au travail : dépasser les idées reçues »
« La plupart des facteurs qui expliquent le ressenti d’une charge de travail “ excessive ” sont d’ordre subjectif et non liés à des fonctions ou des CSP particulières. Nos résultats mettent en avant : la difficulté relationnelle avec le management, la charge psychique ou encore le faible degré d’autonomie. »
Institut La Boétie
Présentation : la toute jeune structure créée par La France insoumise est une mini-école insoumise qui souhaite « reconnecter les intellectuels à la gauche de transformation ».
Budget : non communiqué. / Publication récente : « Après la faillite de la Silicon Valley Bank : un capitalisme financier sous perfusion »
« Sachant qu’elles seront secourues, les banques systémiques, too big too fail, prendront à nouveau des risques excessifs dès la fin de la crise [...]. L’intervention publique se fait sans contrepartie, au seul profit de riches acteurs privés. »
The Shift Project
Présentation : porté par la figure médiatique Jean-Marc Jancovici, le Shift Project s’est imposé comme référence sur la transition énergétique et industrielle. Il forme notamment des « shifteurs » amateurs qui participent à l’élaboration des rapports.
Budget : 1 300 000 euros (2020)
Publication récente : / « Climat, crises : transformer nos territoires »
« Les élus locaux doivent sans attendre lancer les chantiers de la transformation. Le succès de ces chantiers complexes, parfois clivants, dépend en premier lieu de leur détermination, non de moyens supplémentaires. »
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don