Timothée Parrique : « L’heure de la décroissance a sonné »
Découvrez l'édito de notre hors-série « Décroissance : Réinventer l'abondance » par Timothée Parrique, chercheur en économie durable et rédacteur en chef invité.
Découvrez l'édito de notre hors-série « Décroissance : Réinventer l'abondance » par Timothée Parrique, chercheur en économie durable et rédacteur en chef invité.
Exercice : prenez une sélection de tribunes qui critiquent la décroissance et enlevez les dates. Je vous parie que vous n’arriverez pas à différencier les anciennes des nouvelles. Ces attaques sont extrêmement pauvres : courtes et répétitives, non chiffrées et sans références scientifiques, avec des titres tapageurs du genre « La décroissance est un mythe », « La décroissance, ennemie des pauvres », ou « Environnement : quand la décroissance pollue ».
Édito à retrouver dans notre hors-série « Décroissance : Réinventer l'abondance », disponible en kiosque, librairie et sur notre boutique.
Il existe pourtant aujourd’hui plus d’un millier d’études académiques sur le sujet. Saviez-vous que la France utilisait actuellement 179 % de son budget écologique(1) ? Saviez-vous qu’atteindre une qualité de vie décente pour 8,5 milliards d’êtres humains ne nécessiterait que 30 % de notre usage actuel d’énergie et de matériaux(2) ? Saviez-vous que la pub en France faisait augmenter la consommation de 5,3 % et le temps de travail de 6,6 %(3) ?
La science avance mais les détracteurs ne la lisent pas. Quelques chroniqueurs fatigués continuent aveuglément d’affirmer que la décroissance est inutile car la croissance serait en train de se « verdir » (une hypothèse fausse, comme le démontre une abondante littérature scientifique). D’autres répètent que la croissance serait nécessaire pour éliminer la pauvreté, sans avoir lu le rapport d’Olivier De Schutter, le rapporteur spécial sur les droits humains et l’extrême pauvreté aux Nations Unies, qui affirme précisément le contraire.
Après deux ans à débattre de la décroissance avec ceux qui la critiquent le plus activement, j’ai compris qu’ils ne cherchaient pas véritablement à comprendre. La plupart d’entre eux gardent une position de chien de garde, aboyant sur la question à grands coups de prêt-à-penser. « Progrès technique ! », « Dette publique ! », « Chômage de masse ! »… Par manque de créativité ou par paresse intellectuelle, les anti-décroissance ne parviennent presque jamais à dépasser ces incantations vides de sens. Pour eux, la décroissance n’est pas un véritable sujet à explorer, c’est une piñata.
Dans un monde idéal, bien sûr, le terme de décroissance n’aurait jamais vu le jour. Si nous n’avions pas laissé l’excroissance d’une poignée de pays riches mettre en péril l’habitabilité de la Terre, ce hors-série aurait sûrement traité d’autre chose. On y aurait discuté de la gestion des communs multi-espèces, des salles de sieste municipales et des sanctuaires bio régénératifs. Les articles auraient titré « Bientôt la semaine de douze heures ? », « Madagascar vient d’atteindre l’état stationnaire », ou « Nouvel abaissement du seuil maximum de richesses accumulables ». On aurait tranquillement philosophé sur les problèmes quotidiens d’une économie ayant déjà depuis longtemps terminé sa transition écologique.
Mais ce monde n’existe pas – ou du moins pas encore. Cinquante ans après l’émergence des premières critiques de la croissance, nous sommes encore coincés dans la salle d’attente de la transition. Si nous consacrons tout un numéro à la décroissance, c’est bien parce qu’il y a – encore et toujours – un problème avec la croissance. Parler de décroissance n’a donc jamais été aussi nécessaire. Encore faut-il savoir comment en parler.
Le concept de décroissance peut être décomposé en trois éléments et en quatre valeurs. Les éléments différencient les usages du terme, parfois mot-obus (critique), parfois mot-chantier (stratégie), parfois mot-portail (utopie). Les quatre valeurs forment un compas que l’on retrouve dans chacun de ces éléments. La décroissance critique le régime de croissance actuel pour son manque de soutenabilité (n°1), de démocratie (n°2), de justice (n°3) et de bien-être (n°4), et imagine des transformations qui viendraient mieux satisfaire cette quadruple injonction. C’est un concept couteau suisse qui connecte les trois grandes questions de toute impulsion révolutionnaire : le pourquoi, le vers quoi et le comment.
La décroissance est avant tout une théorie critique, une « objection de croissance ». Le terme est ancien ; il remonte à la première vague de critiques de la croissance des années 1970. Au-delà du célèbre Limites à la croissance (1972), de nombreux auteurs précurseurs nourrissent dès cette époque une critique à la fois sociale et environnementale de la croissance. On peut citer les « coûts de la croissance » d’Ezra Mishan, la « bioéconomie » de Nicholas Georgescu-Roegen, les « limites sociales de la croissance » de Fred Hirsch, le « small is beautiful » de Ernst Friedrich Schumacher, la « norme du suffisant » d’André Gorz, « l’anarchisme d’après-pénurie » de Murray Bookchin, « l’économie stationnaire » d’Herman E. Daly, ou « l’écoféminisme » de Françoise d’Eaubonne(4).
La décroissance n’est pas seulement une critique, c’est aussi une stratégie de transformation sociétale qui vise une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique.
Pas de croissance infinie dans un monde fini, disait déjà Kenneth Boulding à la fin des années 1960, résumant parfaitement l’impasse écologique qui attend inexorablement toute stratégie de croissance et particulièrement celles de pays riches en situation de dépassement écologique. C’est aussi une objection sociale, rejoignant une critique plus globale de la démesure économique des systèmes productivistes de l’époque (le capitalisme occidental et le communisme soviétique) et de leurs conséquences délétères sur la qualité de vie. Pour en dégager une définition générale, l’objection de croissance vient problématiser ces économies qui cherchent à tout prix à augmenter la production et la consommation, même si cela se fait aux dépens de la soutenabilité écologique et du vivre-ensemble.
Mais la décroissance n’est pas seulement une critique, c’est aussi une stratégie de transformation sociétale qui vise une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. Ce régime macroéconomique serait la traduction pratique de l’objection de croissance, invitant les économies en surchauffe à produire et consommer moins.
On peut voir la décroissance comme une sorte de cahier des charges de transition, un prisme pour penser le défi du ralentissement sans sacrifier les quatre valeurs que sont la soutenabilité, la démocratie, la justice et le bien-être. La littérature spécialisée regorge d’études sur la réduction du temps de travail et la garantie de l’emploi, les coopératives et les communs, les monnaies locales et les réformes bancaires, le revenu maximum acceptable, le rationnement des ressources naturelles, et de nombreux autres instruments qui permettraient à la décroissance d’être écologiquement efficace, socialement acceptable, juste et prospère.
Dernier élément : l’utopie de la post-croissance. On trouve dans le corpus décroissant de nombreux récits d’un futur désirable plus égalitaire où toutes les entreprises seraient à but non lucratif, locales et low-tech. Un monde plus lent avec une démocratie plus participative où les gens travailleraient moins, une économie du partage et du soin aux écosystèmes luxuriants. Parler de post-croissance permet de s’extirper de la domination d’un présent perpétuel, cette écrasante fin de l’histoire qui fait qu’il est plus facile aujourd’hui d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.
Pour capturer cette utopie en une phrase, on pourrait la décrire comme une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. Cette vision a beaucoup en commun avec l’écosocialisme, le convivialisme, le buen vivir, le post-développement, le participalisme, ou l’économie sociale et solidaire. Ces concepts sont tous des brèches dans le même mur du « There is no alternative ».
Malgré un développement prodigieux ces dernières années, la décroissance reste un jeune concept. S’il reste de nombreux puzzles à résoudre, il convient de les hiérarchiser intelligemment pour éviter de tourner en rond. Je propose ici la typologie suivante, quatre familles de questions pour cartographier le Rubik’s Cube de la décroissance : l’ampleur de la réduction, sa composition, son rythme et son organisation.
De combien faut-il exactement réduire la production et la consommation ? 1 %, 10 %, 50 % ? L’ampleur d’une stratégie de décroissance dépend d’abord du degré de dépassement écologique : de fortes réductions pour les régions à forte empreinte, et des contractions plus faibles – ou même nulles – pour les territoires relativement moins insoutenables. À l’échelle du globe, la décroissance vise principalement les régions les plus riches, celles qui émettent beaucoup et peuvent se permettre de ralentir.
Il est également essentiel de tenir compte du degré de couplage, c’est-à-dire de l’intensité écologique d’un système économique. Une économie qui a accès à des moyens de satisfaction des besoins moins polluants sera en mesure de maintenir un certain niveau d’activité. Par exemple, un territoire doté d’infrastructures ferroviaires de qualité aura une plus grande capacité à maintenir la mobilité après l’abandon progressif des modes de transport à énergie fossile. Au contraire, une économie où ces alternatives ne sont pas disponibles n’aura d’autre choix que de limiter les voyages en attendant que des modes de transports alternatifs deviennent disponibles.
C’est ici que l’on comprend que la décroissance n’est pas strictement incompatible avec certaines stratégies basées sur les technologies dites « vertes ». La sobriété des stratégies de décroissance (manger moins de viande, fermer des lignes aériennes, cesser de produire des SUV, etc.) s’ajoute aux gains réalisés grâce aux efforts d’éco-efficience. C’est comme faire un régime où l’on réduit les produits gras et sucrés (décroissance) tout en changeant sa façon de manger, en passant des aliments transformés aux plats faits maison ou en prenant de plus petites bouchées et en prenant le temps de bien mâcher les aliments avant de les avaler (technologies vertes).
Il faut ensuite se poser la question de la composition de cette décroissance. Pour véritablement alléger l’empreinte, la réduction de la production et de la consommation doit cibler en priorité les biens et services à forte intensité écologique. Pour polluer moins, il faut d’abord limiter ce qui pollue beaucoup (les voitures, le bœuf, le chauffage, l’extraction minière, les vols en avion, etc.).
On identifie donc d’abord des gisements de décroissance. En France, en 2023, le transport est le secteur le plus intensif en carbone, responsable de 32 % des émissions territoriales du pays, suivi par l’agriculture avec 19 %. En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’environ la moitié des émissions des transports et de l’agriculture proviennent respectivement des voitures et du bétail. Ainsi, la viande bovine et les automobiles génèrent à elles seules environ 25 % des émissions territoriales, ce qui en fait de bons candidats pour des stratégies de sobriété radicale.
La prochaine étape sera de hiérarchiser ces biens et services en fonction de leur empreinte bien-être. Il conviendra de ne pas produire le SUV qui se retrouverait utilisé quelques heures par semaine par un riche ménage parisien (faible empreinte bien-être), tout en continuant de produire le SUV des secours des plages dont l’utilisation bénéficie à un plus grand nombre de personnes (haute empreinte bien-être). Il faudra limiter la construction d’autoroutes et de centres commerciaux tout en continuant à aménager des pistes cyclables et des voies ferrées.
La décroissance ne concerne donc pas toutes les couches sociales de la même manière. Les études empiriques démontrent que, dans les pays du Nord, plus on est riche, plus on pollue. La composition de la décroissance n’est pas seulement une histoire de produits mais aussi d’usages. Les ménages aisés à forte empreinte devront faire plus d’efforts que la classe moyenne, et beaucoup plus d’efforts comparativement à des ménages modestes qui ne consomment déjà pas grand-chose.
Il faut donc s’attendre à des décroissances au pluriel, car le panier de biens et de services qu’un territoire pourrait éliminer variera d’un endroit à l’autre en fonction de la composition biophysique de son métabolisme économique et de ses priorités sociétales. Un pays qui utilise énormément la voiture comme les États-Unis verrait sa mobilité automobile décroître de manière beaucoup plus intense qu’un pays comme le Danemark, où l’automobile représente une part moins importante des transports. Une ville côtière touristique n’aura sûrement pas exactement les mêmes priorités en termes de développement territorial qu’une communauté rurale de basse montagne.
Perdre dix kilos en un an, c’est un régime. Perdre dix kilos en un jour, c’est une amputation. Après avoir fixé l’ampleur et la composition d’une stratégie de décroissance, il faut se demander quel rythme serait adéquat pour cette transition. La décroissance peut être plus ou moins rapide selon le nombre d’années qu’un territoire se donne pour réaliser les réductions et les aménagements nécessaires. S’attaquer à un seul secteur ou à une seule catégorie de pressions environnementales (le carbone, par exemple) étalerait la transition dans le temps par rapport à une stratégie systémique qui viserait à faire baisser toutes les variables écologiques (carbone, eau, sols, biodiversité, matériaux, etc.) en même temps.
Ce hors-série n’est pas là pour éveiller les consciences. Ce n’est pas un guide de prospective pour se préparer à un événement futur. C’est un manuel de survie à utiliser tout de suite, une formation de sécurité incendie organisée au milieu des flammes. Lisez-le. Digérez-le. Vivez-le.
Comme toutes les questions précédentes, nous avons ici affaire à des décisions démocratiques. Il est tout à fait possible de choisir d’étaler un effort collectif sur une plus longue période, quitte à dégrader de manière irréversible un écosystème. C’est un choix. Rappelons d’ailleurs que c’est la stratégie actuelle : nous avons consciemment décidé de ne pas réduire notre niveau de production et de consommation, même si nous savons que cela aggravera inévitablement les efforts futurs à faire.
Une fois que l’on sait de combien réduire, par quoi commencer et à quelle vitesse le faire, il reste la question la plus épineuse de toutes, celle de l’organisation. Comment éviter que ce ralentissement économique fasse plonger des personnes vulnérables dans la pauvreté ? Comment protéger les divers services publics et autres activités essentielles ? Ces questions ont beau être compliquées, elles ne remettent pas en cause les décisions précédentes. Le climat n’arrêtera pas de se réchauffer si chômage il y a. Il est important de hiérarchiser les problèmes. Trouver de combien décroître d’abord, et s’arranger ensuite pour que cette décroissance se fasse sereinement.
Face au risque du chômage, les recherches sur la garantie de l’emploi et la réduction généralisée du temps de travail se multiplient. Des chercheurs explorent des configurations fiscales qui permettraient aux États d’être moins dépendants des activités marchandes. Les politologues explorent le lien entre les politiques de croissance et les relations de puissance entre pays. Les comptables se demandent comment mesurer la performance d’une entreprise différemment. C’est ici que se situe la partie la plus innovante de la littérature sur la décroissance. Les objections des détracteurs ont été attentivement étudiées, et nombre des obstacles qui faisaient barrage à la décroissance par le passé sont aujourd’hui résolus.
L’ampleur d’une stratégie de décroissance dépend d’abord du degré de dépassement écologique : de fortes réductions pour les régions à forte empreinte, et des contractions plus faibles – ou même nulles – pour les territoires relativement moins insoutenables.
Répétons-le : toutes ces questions ne sont pas techniques mais politiques, car elles incluent toutes des jugements de valeur et des conflits d’intérêt. Même fixer un budget carbone implique une décision de justice intergénérationnelle. La décroissance est une manière d’organiser les différentes discussions qu’il nous faudra nécessairement avoir si nous voulons parvenir à redescendre sous le seuil des limites planétaires et construire une société qui puisse prospérer sans croissance.
Et autant s’y mettre au plus vite, car la décroissance ne sera jamais aussi facile qu’aujourd’hui. Étant donné la faible ampleur du dépassement écologique à l’époque, la transition aurait été d’une grande facilité si nous l’avions commencée dès les années 1970. Elle était déjà plus difficile au début des années 2000, après trente ans de surchauffe écologique, mais relativement simple comparativement à aujourd’hui. Et la situation sera pire dans dix ans. Cessons de procrastiner. Ce hors-série n’est pas là pour éveiller les consciences. Ce n’est pas un guide de prospective pour se préparer à un événement futur. C’est un manuel de survie à utiliser tout de suite, une formation de sécurité incendie organisée au milieu des flammes. Lisez-le. Digérez-le. Vivez-le.
1. Maria Rosario Gómez-Alvarez Díaz et al., “How close are European countries to the doughnut-shaped safe and just space? Evidence from 26 EU countries”, Ecological Economics, juillet 2024.
2. Jason Hickel et Dylan Sullivan, “How much growth is required to achieve good lives for all? Insights from needs-based analysis”, World Development Perspectives, septembre 2024.
3. Mathilde Dupré et Renaud Fossard, « La communication commerciale à l’ère de la sobriété », rapport pour l’Institut Veblen, octobre 2022.
4. Voir la collection « Précurseur·ses de la décroissance » aux éditions Le Passager clandestin.
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