Tribune

La musique classique face à la crise écologique : vers le « slow musician » ?

David Meurin

L'industrie de la musique classique impose aux solistes stars comme aux grands orchestres de prendre l'avion à un rythme effréné. Touchés par le "flygskam", les musiciens classiques pourraient décider de ralentir et de refuser l'avion tant que possible. Tribune.

À l'heure où chaque secteur essaie de réduire ses émissions carbone, le milieu de la musique classique est bien embêté. Les carrières de musicien requièrent des déplacements fréquents en avion : les solistes « star », comme certains grands orchestres, sont un jour à Tokyo, deux jours plus tard à Paris puis à New-York le lendemain.

On ne lit plus une interview de musicien sans le moment de contrition attendu sur son bilan carbone « catastrophique ». Mais, au-delà du flygskam, concept suédois pour décrire cette « honte de prendre l’avion », quelles sont les actions entreprises pour changer la donne ?

L’impact global de l’industrie musicale est sans doute faible par rapport à d’autres secteurs. Il est d’ailleurs difficile d’obtenir des statistiques claires sur les migrations annuelles en avion des musiciens classiques. Mais la question se pose avec insistance - à l’échelle individuelle et collective. 

Au-delà de l’aspect écologique surgissent très vite d’autres problématiques : loi du marché, globalisation, relation au temps. Et si la prise de conscience relative à l’urgence climatique se révélait une opportunité pour repenser les fondements de l’industrie musicale, inventer un nouveau modèle et repenser notre tempo ?

Agir collectivement


Aujourd’hui on peut entendre tous les grands artistes et les grandes phalanges orchestrales partout dans le monde, ou presque. Développement « logique » ? Cette accélération large porte son lot de conséquences insidieuses, comme l’impact sur des artistes « star » sur-sollicités, au risque de se brûler les doigts.

Il est difficile de déprogrammer de l’imaginaire collectif cette connotation de prestige liée à la carrière internationale. A l’échelle individuelle, certains solistes ont essayé de s’abstenir de voler pendant un an - sans succès. Une position qu’il est très compliqué de tenir sans devenir un outsider.

Plutôt que de chercher des solutions à l’échelle individuelle, il est évident qu’une réponse collective s’impose. Elle doit venir de tous les acteurs (programmateurs de concerts, organisateurs, agents, maisons de disques).

Redonner leur aura aux concerts


On pourrait d’ailleurs imaginer qu’une décélération générale viendrait s’inscrire dans la transition numérique.

Voyons le Digital Concert Hall, la « salle de concert virtuelle de l’Orchestre philharmonique de Berlin sur internet », lancé en 2008. La possibilité d’avoir accès à la phalange berlinoise depuis chez soi ne rend-elle pas la fréquence des tournées internationales de ce type d’orchestre questionnable, d’autant qu’elles reposent sur un modèle économique complexe et parfois fragile ?

Cela pourrait avoir des bénéfices secondaires inattendus. A une ère où la musique classique se pose la question du renouvellement de son public, le fait de « réduire » ces déplacements internationaux pourrait contribuer à redonner au concert son « aura » (d’après le concept développé par Walter Benjamin dans L’oeuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique), c’est-à-dire son unicité. Ainsi l’expérience dans la salle de concert retrouverait une valeur spirituelle et s’inscrirait dans une autre logique que celle de la consommation de l’art.

Un musicien responsable : le slow musician ?


Si le milieu classique ne peut pas apporter de « remèdes » à la société, pourrait-il être un lieu de changement de mentalités et de mise en pratique d’une utopie, un lieu de mobilisation collective pour incarner un possible ? 

Par analogie au mouvement slow food, à quoi ressemblerait le slow musician ? Pourquoi pas une charte éthique du déplacement du musicien, dans une logique de décélération et de réduction énergétique ? Cela pourrait se décliner ainsi : réfléchir sur la valeur ajoutée de chaque déplacement, prendre le train plutôt que l’avion, refuser des engagements uniques dans des contrées lointaines, revaloriser la programmation « locale ».

De manière plus philosophique, cela reviendrait à retrouver la valeur Temps.La musique classique se prête particulièrement au temps long : temps long de la composition, temps long de la formation d’un artiste, temps long de certaines œuvres. Contemplation versus consommation.

On attend une figure forte pour initier un tel mouvement : un orchestre ou un soliste médiatisé par exemple. Et si Lang-Lang ou les Berliner Philharmoniker cessaient de prendre l’avion ? Qui sera la « Greta » de la musique classique ?

Marina Chiche est violoniste concertiste, musicologue et blogueuse.  Elle anime un atelier sur la thématique Musique et politique au XXe siècle à Sciences Po Paris. Elle est titulaire d’un doctorat en arts, théorie et pratiques.

www.marina-chiche.com

Blog Facebook "Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la vie d'un musicien pro".

 

 

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