Deux mouvements de fond sont à l’œuvre pour transformer le capitalisme. Les entreprises libérées rendent les collaborateurs autonomes, réduisent la hiérarchie, le contrôle, et favorisent la décision collégiale. Les entreprises à mission refusent le dogme de la corporate gouvernance au profit des seuls actionnaires, en s’engageant statutairement à servir une raison d’être et à mesurer leur impact de manière indépendante.
Si certaines organisations comme Patagonia font les deux, cela n’est pas automatique. Ces deux concepts, qui s’attaquent aux deux têtes d’un même hydre, l’entreprise taylorisée capitaliste, méritent pourtant d’être pensés ensemble.
Aux sources de l'entreprise moderne
Les ancêtres de l’entreprise moderne, les compagnies ou les manufactures sous l’Ancien régime, laissaient une part à l’investissement privé, mais sous contrôle de l’État, qui veillait à certains critères d’intérêt général. L’idée de laisser les individus libres de créer une personne morale toute puissante paraissait dangereuse et a mis du temps à faire son chemin. Jusqu’en 1867 il fallait l’aval du Conseil d’État pour créer une société anonyme. C’est ensuite pendant un demi-siècle le « chef d’entreprise », souvent Directeur général, différencié du Président de la société des actionnaires, qui était le garant de la cohérence de l’entreprise.
Ce modèle s’est poursuivi pendant le compromis fordiste des Trente glorieuses. Cela ne fait que 40 ans que le dogme de la corporate gouvernance s’est imposé. Les actionnaires ont pris le pouvoir sur les managers et la recherche de profit est souvent devenue le seul objectif de l’entreprise. Une hiérarchie, du reporting, des process, des postes…Comment s’est construit ce monde du travail normé dont beaucoup souhaitent se libérer ?
Jusqu’à la Révolution française, on exerçait un métier au sein d’une corporation qui gérait la formation, la déontologie, les prix des services ou biens vendus, le secours mutuel entre membres. Les différents métiers savaient même coopérer entre eux sans chef, ce qui s’est fait pendant tout le XIXème siècle.
"Cela ne fait que 40 ans que le dogme de la corporate gouvernance s'est imposé"
Ça n’est qu’à la Belle Époque que les entreprises se sont mises à employer directement les salariés. Le taylorisme s’est imposé, en consacrant le management comme science tournée vers la recherche de performance. On peut lier les deux phénomènes. La création d’un modèle de travail qui distancie le salarié de ce qu’il produit a facilité la perte de sens, notamment chez les cadres dirigeants. La gouvernance de l’entreprise par les actionnaires, en augmentant les exigences de contrôle, n’a pas, de son côté, favorisé des organisations du travail libres. La remise en cause du capitalisme actionnarial aurait aussi peut-être été plus profonde si elle s’était concentrée sur la dimension deshumanisante du taylorisme.
La lutte des classes a entériné une vision marchande et technique du travail, et finalement, comme le dit bien Warren Buffet, c’est la classe dominante qui l’a gagnée. Les deux têtes de l’hydre ont ainsi évolué ensemble pour créer un dogme, finalement contingent aux 40 dernières années. Pour le faire vaciller, il s’agit maintenant de penser et pratiquer ensemble les aventures de l’entreprise à mission et de l’entreprise libérée.
Une entreprise à mission est une entreprise libérée
Derrière les aspirations à l’autonomie des collaborateurs, il y a la volonté de retrouver la dignité et le sens du travail. On ne peut croire à une organisation qui se libérerait sans pérenniser sa mission sur le plan juridique. En abolissant les hiérarchies, elle rapprocherait la personne de son travail, lui donnerait la responsabilité de ses effets et de son impact, tout en la laissant à la merci d’une remise en cause brutale pour un arbitrage financier court terme.
Par contraposée, l’aventure authentique de l’entreprise à mission doit aboutir au partage du pouvoir. Les parts du capital d’une entreprise peuvent être possédées par des actionnaires, mais une mission n’est possédée par personne. On le constate sur le terrain : dans les entreprises sociales la légitimité se nourrit de l’engagement plus que de l’allégeance et la coopération horizontale en communautés est souvent très performante. En refusant le chemin de l’entreprise libérée, une entreprise à mission se couperait ainsi d’une partie de son potentiel d’impact.
L’histoire rend modeste. Nous ne sommes pas les premiers à avoir souhaité une domestication vertueuse du capitalisme. Si les mouvements évoqués sont porteurs d’espoir, ils peuvent aussi n’être que des modes managériales. Notre défi tient en un mot : cohérence.
Guillaume Desnoës est co-fondateur d'Alenvi, une entreprise sociale qui humanise l’accompagnement des personnes âgées en valorisant le métier d’auxiliaire de vie.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don