Le succès du film « Demain » a stimulé un nouvel essor des monnaies locales en France, tant dans les paroles que dans les actes. Nous en dénombrons aujourd’hui plus de cinquante dans l’Hexagone, soutenues par des collectivités de tous bords.
Ce regain a toutes les chances d’être durable, tant les conditions de notre économie appellent ce type de dispositifs : épuisement de la mondialisation des échanges, primat de la spéculation monétaire sur les échanges réels, captation de la richesse locale par des grands groupes qui ne paient pas d’impôts, vacance commerciale en hausse dans les centre villes, demande locale croissante de biens et denrées locaux et de qualité… tous les voyants sont au vert pour amorcer une transition vers une production locale responsable.
Une politique de relance locale
Reconnues par la loi ESS de 2014, les monnaies locales complémentaires apparaissent comme l’instrument rêvé pour orienter l’économie vers une production à impact positif pour le territoire. En effet, ces monnaies parallèles à l’euro ne sont acceptées que dans un cercle de commerces locaux et/ou responsables (selon des critères environnementaux et sociaux à définir). Les commerces qui les utilisent peuvent ainsi attirer des consom’acteurs de plus en plus nombreux et sont incités à trouver des fournisseurs locaux pour utiliser leurs devises… générant un cercle vertueux pour l’économie locale.
Avec plus d’1 million d’euros en circulation, l’Eusko (monnaie du Pays Basque) a montré la capacité de ces monnaies à dépasser le cercle des premiers initiés. Sur chaque territoire, les commerçants sont nombreux à témoigner de la conquête de nouveaux clients et partenariats grâce à ces monnaies.
Mais comment augmenter leur pouvoir d’attraction ? Une option très concrète pour favoriser cette économie est de proposer un bonus pour la conversion des euros en monnaie locale. Il s’agit par exemple d’attribuer 11 unités de monnaie locale pour 10€, grâce à un abondement de 10% par les pouvoirs publics (ou d’autres financeurs privés). Avec ce bonus, les particuliers perçoivent un intérêt économique au-delà de la dimension militante du projet. Plus ceux-ci seront nombreux, plus les commerces et leurs fournisseurs souhaiteront s’associer à la démarche. Au final, ce coup de pouce de 10% permet de soutenir tout l’écosystème d’acteurs économiques agréés par la monnaie. Ces mécanismes ont déjà prouvé leur efficacité au Brésil (voir le succès des « palmas ») ou dans les années 1950 dans le Berry, avec un retour sur investissement certain pour les financeurs.
10 ingrédients gagnants pour les monnaies locales
Malgré ce potentiel, le bilan actuel des monnaies locales complémentaires reste plus que mitigé si l’on se réfère à leur dimension économique. D’après une étude de 42 dispositifs monétaires dans le monde, près de 50% des monnaies n’avaient pas d’impact significatif sur l’économie (Michel & Hudon, 2015). En effet, les obstacles restent nombreux, à commencer par la difficulté à expliquer l’intérêt de telles monnaies alors que l’euro fonctionne très bien pour effectuer ses achats du quotidien.
Dans le cadre d’une mission de conseil réalisée pour une grande métropole française, un état des lieux des conditions de réussite des monnaies locales a été réalisé par les cabinets Auxilia et Extracité. Sur la base d’une étude documentaire fouillée et d’entretiens avec des porteurs de projet, l’étude fait ressortir plusieurs ingrédients du succès de ces démarches.
Tout d’abord, la clarté du projet en fait partie : la monnaie doit être portée sur un territoire disposant d‘une cohérence administrative et d’une identité forte (1). De même, elle doit éviter de mixer plusieurs modalités d’utilisation. Ainsi, les monnaies qui tentent d’associer une modalité « barter » (instrument de crédit inter-entreprises) à la monnaie citoyenne risquent de perdre les entreprises avec un fonctionnement complexe (2). Pour susciter la confiance, elle doit s’appuyer sur des conditions simples de conversion et de reconversion : les systèmes de fonte, où la monnaie perd de sa valeur dans le temps, ou ceux dans lesquels les entreprises ne peuvent jamais reconvertir leurs unités en euros, sont facteurs de méfiance et donc d’inefficacité (3).
Un nécessaire soutien des pouvoirs publics
Le rôle des collectivités doit également être mis en exergue. Certes, il n’est pas dans l’ADN des monnaies locales d’être impulsées par les pouvoirs publics, et il n’est pas souhaitable qu’ils aient un rôle prépondérant dans la gouvernance de ces démarches. De fait, il apparaît indispensable de s’appuyer sur une gouvernance dépolitisée, participative et autonome (4).
Cependant, l’implication des collectivités participe au succès des monnaies locales, tant dans l’attribution d’un budget conséquent à la structure d’animation (5) que dans leur capacité à accepter le paiement des services publics en monnaie locale (6). Pour l’heure, le paiement des fournisseurs ou des agents en monnaie locale est juridiquement fragile, mais il permettrait de donner un coup d’accélérateur à ces démarches.
Compter sur un tissu conséquent d’entreprises
La monnaie étant une question d’échanges entre acteurs économiques, il est indispensable de compter sur suffisamment d’entreprises où pouvoir dépenser sa monnaie (commerces, puis fournisseurs). Il est possible de considérer qu’en dessous d’une entreprise pour cinq consommateurs, la monnaie aura du mal à se développer (7). Cela implique, à l’évidence, de s’appuyer sur une stratégie de communication dynamique, multicanale, jouant sur l’identité du territoire, l’originalité du projet et les multiples bénéfices attendus de la démarche (8). Cette communication est facilitée par l’attribution du bonus décrit plus haut (9).
Enfin, l’un des débats récurrents dans l’univers des monnaies locales est leur support : papier ou numérique ? Si le papier permet une meilleure appropriation citoyenne du projet, il présente des inconvénients forts qui appellent à ne pas négliger le support numérique (10). Plus simple d’utilisation pour des entreprises qui n’ont pas à gérer plusieurs caisses, le numérique apporte également une traçabilité des échanges. Aujourd’hui, à l’instar de l’Eusko, la plupart des monnaies papier se tournent désormais vers l’outil numérique.
Sans prétendre à proposer une « recette miracle » des monnaies locales, ces dix ingrédients sont conçus pour apporter une pierre à un édifice encore en construction : celui du déploiement à grande échelle de monnaies qui ont vraiment du sens pour la société.
Méthodologie de l’étude : non publique à ce stade, l’étude s’est basée sur des entretiens avec des porteurs de projet de monnaies locales en Europe et sur de vastes recherches documentaires. La mise en relation des performances économiques des monnaies avec leurs caractéristiques a permis de faire émerger les 10 ingrédients du succès. Les trois monnaies qui remplissent le mieux ces conditions sont, d’après les cabinets, l’Eusko (Pays Basque), le Cairn (Grenoble) et le Sardex (Sardaigne). Menée en 2018, l’étude a permis de confirmer la faisabilité du lancement d’une nouvelle monnaie dans une grande métropole française.
Samuel Sauvage, économiste et chef de projets chez Auxilia Conseil. Cabinet de conseil en transition socio-écologique, Auxilia accompagne collectivités et entreprises dans leur transition vers un développement soutenable, résilient et désirable. En savoir plus : www.auxilia-conseil.com.
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