Low-tech : avouons que le terme n’est pas, de prime abord, particulièrement séduisant et aurait plutôt tendance à créer quelques réactions épidermiques du type : « Quoi ? Vous voulez mettre la science au rencart et en revenir aux haches de pierre ? »… ou bien revenir « à l’araire, au compagnonnage, aux chevaux de poste, à la famine, au silex, au mésolithique moyen et à la socialité des bonobos ou des hippies… » (prière de rayer les mentions inutiles) ?
Peut-être aurait-il mieux fallu remettre au goût du jour les outils conviviaux d’Ivan Illich, les technologies « appropriées » (intermediate technologies) de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher, les techniques autonomes d’André Gorz, ou du moins éviter l’anglicisme et parler de technologies sobres, agiles, durables, résilientes…
Quant à définir les low-tech précisément, accrochez-vous ! Le vélo, avec ses mille pièces élémentaires, est évidemment un objet bien plus durable, sobre, facile à utiliser et simple à réparer qu’une voiture bardée d’électronique et de métaux high-tech. Mais pour fabriquer le dérailleur et les câbles de frein, vulcaniser les pneus et les chambres à air, il faut des usines d’une haute technicité… de même que les unités de production du simple bicarbonate de soude, à la base de nombreux produits ménagers à préparer soi-même dans une louable démarche écologique et zéro déchet.
Et, compte-tenu de la concentration humaine que nous avons atteinte, personne ne recommande de débrancher les ordinateurs ou les dispositifs de contrôle des grands systèmes de production d’eau potable et d’assainissement, sans parler du secteur médical.
Sans qu’il y ait matière à s’en réjouir, le temps devrait jouer en faveur des low-tech, et les faire apparaître de plus en plus comme une impérieuse nécessité, au fur et à mesure que les promesses technologiques ne seront pas tenues, que les prétendus nouveaux modèles économiques resteront marginaux, que les négociations internationales piétineront, que l’état de la planète et des ressources continuera de se dégrader.
Les faits sont accablants. Malgré l’impressionnante croissance des énergies renouvelables, on ne parvient pas ne serait-ce qu’à accompagner la croissance de la demande électrique : sur les 600 TWh supplémentaires produits en 2017 par rapport à 2016, 300 TWh l’ont été avec du solaire et de l’éolien, et 300 TWh avec… du charbon essentiellement.
Il n’y a par ailleurs eu aucune dématérialisation de l’économie – bien au contraire : sur les quinze dernières années, l’extraction minière de presque tous les métaux a progressé plus vite que le produit intérieur brut. L’extractivisme s’accélère et il n’y a, à date, « transition » que dans les discours officiels sirupeux… et dans nos rêves.
Les low-tech n’annoncent pas et ne fantasment pas un retour aux temps troglodytiques. Et ce serait aussi une grave erreur que de les cantonner à une vision marginale, à une dimension de bricolage familial ou de (re)découverte de quelques techniques anciennes, ici ou ailleurs, de la maison en paille aux outils agricoles, en passant par le solaire thermique, la machine à laver à pédales, le four solaire et les toilettes sèches.
Les low-tech sont bien plus que cela, et doivent porter une dimension systémique et politique… et certainement, sans doute, morale, culturelle voire philosophique.
Changer radicalement de modèle
Dimension systémique d’abord, car les trois mots d’ordre d’une démarche low tech – sobriété et économie à la source ; conception basée sur des techniques durables et réparables, les plus simples et les moins dépendantes possible des ressources non renouvelables ; conditions de production basées sur le savoir et un travail humain digne – s’appliquent autant et même plus au niveau collectif qu’au niveau individuel, et visent d’abord à remettre en cause les modèles économiques et sociaux actuels, avant même de s’attaquer à la « question technique ».
(Re)mettre en place des circuits de distribution plus courts, avec moins d’emballages, de gâchis, de déchets, n’est pas une question technologique : on sait depuis longtemps consigner et nettoyer une bouteille. Mais il faut s’organiser pour cela, avec un modèle qui fonctionne entre producteurs, transporteurs, distributeurs et consommateurs.
La sobriété ou la frugalité font d’autant moins peur qu’elles se fondent facilement avec la notion d’efficacité. Les acteurs institutionnels les plus ouverts consentent à reconnaître qu’un meilleur usage des ressources, une meilleure efficacité des procédés de production et des modes de consommation, pourraient conduire à une certaine sobriété des besoins en énergie et en ressources, et à un impact environnemental enfin soutenable. Mais les gains en efficacité sont toujours réduits, au moins pour partie, par l’effet rebond. C’est donc bien une sobriété d’usage qui devra être, à terme, obtenue.
Dans le bâtiment : moins construire (et intensifier l’usage des surfaces existantes), moins chauffer (et moins climatiser), et pas seulement concevoir et isoler correctement les constructions récentes ou anciennes – il est en effet terriblement plus efficace, plus rapide, plus abordable d’isoler les corps que d’isoler les bâtiments eux-mêmes. Dans le transport : moins se déplacer, ou plus lentement, et pas seulement utiliser des véhicules plus efficaces et moins émetteurs de CO2, ou les partager. Au quotidien : moins consommer, et pas uniquement mieux recycler, « faire plus et mieux avec moins », ainsi que nous y invite le slogan de l’économie circulaire. Dans l’alimentation : moins manger de viande, entre autres...
Actionner le puissant levier normatif
Dimension politique ensuite : si les engagements citoyens, les initiatives locales, les questionnements et les envies dans certaines entreprises (notamment à travers les convictions individuelles) sont formidables, ils doivent être relayés, soutenus, encouragés, démultipliés par la volonté politique. Cela ne veut pas dire qu’il faut attendre que le changement ou la transition « arrivent d’en haut ». L’histoire montre que les décisions politiques suivent et rattrapent les évolutions et les revendications de la société civile, et non qu’elles les précèdent ou les anticipent.
Mais la puissance publique possède encore d’énormes moyens d’action : le pouvoir normatif et réglementaire ; les choix fiscaux et les mécanismes de soutien à l’innovation ; le pouvoir prescriptif à travers la commande publique ; et même le pouvoir d’exemplarité et d’entraînement. Sur ce dernier point, pourquoi, par exemple, encourager l’usage du numérique à l’école dans toutes les matières (et générer des tombereaux de déchets électroniques ingérables), sous prétexte de modernité, alors qu’aucune étude scientifique n’a pu à ce jour démontrer qu’on apprend mieux avec un ordinateur ou une tablette qu’avec un livre ?
Malgré la fascination pour les marchés-libres-et-non-faussés, le levier normatif et réglementaire reste un outil puissant de l’action publique. Il n’est certes pas toujours simple à manier d’un point de vue démocratique, et les mesures (technocratiques) peuvent être rapidement vues comme « liberticides », ou accusées de toucher les populations les plus fragiles économiquement – pensons aux débats récents et houleux autour de l’écotaxe ou de la taxe carbone. Il est impératif que les mesures soient perçues comme justes et équitables.
Pour ne prendre qu’un exemple, la réduction progressive de la taille maximale des voitures serait plutôt facile à obtenir par l’interdiction des plus grosses cylindrées, et/ou par une taxe annuelle proportionnelle (ou fortement progressive) au poids et à la puissance. En l’espace de quelques années, nous pourrions faire évoluer le parc global très significativement, avec des voitures de plus en plus petites, consommant de moins en moins – tandis qu’actuellement, les gains d’efficacité sur la motorisation sont intégralement absorbés par l’augmentation du poids des véhicules.
Rapidement, le parc évoluerait vers des équivalents 2CV ou 4L, au moteur bridé, dépouillés de tout équipement superfétatoire, consommant un à deux litres aux cent kilomètres – avec réglage électronique et filtre à particules tout de même –, cohabitant mieux avec les vélos. Liberticide, me direz-vous ? Certainement ! C’est ce qui permet la vie en société : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »
Une révolution par le bas
Imaginons un instant ce qui serait faisable grâce à un réel engagement politique aux différentes échelles. On pourrait ouvrir dans chaque agglomération, chaque commune voire chaque quartier, des lieux de réparation citoyenne, à l’image des repair cafés, des « recycleries – ressourceries » pour développer le réemploi des objets, la récupération et le recyclage des matériaux, des « maisons du bricolage partagé », où les riverains mutualiseraient les outils, échangeraient des fournitures et des conseils...
On pourrait lancer des initiatives zéro déchet et d’économie (en ressources) dans toutes les administrations, les écoles et les entreprises publiques, en surfant sur l’engouement d’une partie grandissante de la population… citoyennes, citoyens, à vos composts de combat !
D’une manière générale, les dépenses publiques pourraient être réorientées afin de favoriser le travail humain et l’économie locale plutôt que la consommation d’énergie et de matières premières.
Plutôt que de subventionner les industries high-tech et les projets numériques, le soutien irait en priorité à des initiatives concrètes, sources d'activités et d’emplois pérennes, de développement local, de lien social, d'amélioration de la qualité de vie, d’écosystèmes revigorés : ateliers de production à petite échelle (savons, produits d’entretien, cosmétiques, couture, produits alimentaires transformés…), services à la personne, activités culturelles et artistiques, entrepreneurs de l’économie (presque) circulaire…
Plutôt que d’acheter des tablettes aux collégiens, les départements leur paierait des cours de théâtre, subventionnerait les orchestres et les salles de spectacle.
La France, première low-tech nation
La France serait à la pointe de l’innovation. Mais une innovation différente, courageuse, incroyable, détonante, pas une innovation consistant à sucer la roue de la Silicon Valley et ses services numériques et interstitiels, ou à se pavaner une fois par an au Consumer Electronics Show de Las Vegas.
Une France low-tech nation plus que start-up nation, championne mondiale du zéro déchet et du recyclage ; une France décidant de son avenir commun et non serrant les fesses dans la compétition internationale et la jungle des avantages comparatifs de David Ricardo ; une France sachant s’habiller, s’équiper, s’outiller et s’amuser sans réduire en esclavage des populations entières à l’autre bout de la planète.
Une transition à base de sobriété et de low-tech aurait en outre l’avantage de contribuer à apaiser les tensions internationales, actuelles ou à venir, sur les matières premières (cobalt ou tantale en République démocratique du Congo, lithium du triangle Chili-Bolivie-Argentine, terres rares chinoises, platinoïdes de Russie et d’Afrique du Sud…).
Peut-être cela permettrait-il à un petit groupe de pays européens, optant pour une sobriété choisie et intelligente, de gagner en crédibilité à la table des négociations climatiques, en expérimentant et en proposant un modèle alternatif vraiment… disruptif, encore à inventer et à expérimenter : celui d’un système économique de post-croissance, capable d’offrir aux populations le plein emploi dans une société plus apaisée, plus résiliente et plus respectueuse.
Et rêvons encore plus loin : les visiteurs étrangers, d’abord médusés, repartiraient enchantés (enfin, peut-être), et, qui sait, colporteraient le changement partout en rentrant chez eux. Comment créer un effet d’entraînement, comment convaincre les autres habitants de la planète de ne pas adopter notre « mode de vie », centré sur la croissance et la voiture, toutes deux mortifères ?
Je ne vois qu’une solution crédible, bien qu’affreusement utopique – mais après tout pas tellement plus que la poursuite infinie de notre trajectoire « accélérationniste » actuelle : nous devons amorcer un virage radical, et démontrer que virage nous rend plus heureux. Chiche ?
* Philippe Bihouix est ingénieur centralien et essayiste, spécialiste de l’épuisement des ressources minérales. Son ouvrage L’âge des low tech, Vers une civilisation techniquement soutenable (Seuil, 2014) a popularisé le terme en France.
Il vient de publier son nouveau livre Le Bonheur était pour demain au Seuil.
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