En juin 2020, le studio Naughty Dog s’apprête à commercialiser le deuxième opus de son jeu The Last of Us. Avant même que le jeu ne soit disponible pour les joueurs, il est victime d’un review bombing sur les plateformes de notation. Ce procédé consiste à se coordonner en masse pour donner la note minimale à un jeu sans même y avoir joué afin de ruiner le lancement et les chiffres de vente. Parmi les éléments reprochés à Naughty Dog : son contenu qui met en scène des femmes noires et un couple lesbien. Un choix pointé du doigt par une partie des joueurs qui y voient une tentative peu subtile du studio de faire de la politique et de leur imposer son idéologie. L’exemple de The Last of Us n’a rien d’exceptionnel et rappelle combien le jeu vidéo n’échappe pas à la politique.
Article issu de notre hors-série « Manuel d'autodéfense intellectuelle » avec François Bégaudeau, en kiosque, librairie et sur notre boutique.
Depuis maintenant une vingtaine d’années, les game studies, les études académiques consacrées au jeu vidéo, se sont penchées sur la manière dont ce médium, aujourd’hui considéré comme le dixième art, est lui aussi un produit idéologique, vecteur et producteur d’idées et de représentations politiques qui se matérialisent à tous les niveaux, du monde simulé et son imaginaire aux choix narratifs, aux personnages, au game design (la production des règles qui régissent le jeu et son univers)... Le jeu vidéo a même largement débordé le périmètre du divertissement, ses mécaniques ludiques étant mises à profit de logiques commerciales ou d’applications tierces (examens, santé, etc.), voire carrément récupérées par des institutions comme l’armée de terre des États-Unis qui s’en est servi à des fins de propagande et de recrutement.
Mais l’espace le plus politique du monde du jeu vidéo est peut-être à chercher dans les communautés de gamers qui s’y adonnent. À l’intérieur même des jeux vidéo, dans les espaces sociaux dédiés (chats, clans, canaux ouverts…) comme dans les lieux tiers (Discord, forums, plateformes de streaming…), la socialisation y a libre cours, des groupes affinitaires se créent, des visions politiques se rencontrent et parfois s’affrontent. Rien de surprenant, selon Esteban Grine, doctorant chercheur à l’université de Lorraine en sciences de l’information et spécialiste game design et de la littératie vidéoludique : « Quels qu’ils soient, les joueurs et les joueuses ont toujours été politisés, tout comme les jeux eux-mêmes. Tout simplement parce qu’en plus de leurs identités de joueurs, ce sont des humains souscrivant à des idéologies diverses et variées. »
Un théâtre d’affrontements virtuels
Parmi ces communautés, certaines se démarquent. C’est notamment chez les tout premiers joueurs que s’est créée une véritable contre-culture. Un entre-soi majoritairement masculin qui repose sur la valorisation des capacités techniques, de la rationalité, des performances en jeu. Mais aussi, sur l’exclusion de certaines tranches de la population. Pour Esteban Grine, cette communauté « fédère aujourd’hui un ensemble d’individus réactionnaires à l’égard des femmes, de l’inclusion des diversités et d’autres sujets de société, au sein d’une pratique ludique qu’ils souhaitent présenter comme apolitique ». Un phénomène qui s’est cristallisé en 2014 aux États-Unis lors du scandale « Gamergate », une campagne de harcèlement sexiste massive d’une partie de la communauté à l’encontre de blogueuses et personnalités féministes.
Le « Gamergate » est ensuite récupéré par Steve Bannon, militant conservateur proche de l’extrême droite et future éminence grise de Donald Trump, alors directeur de publication du média conservateur Breitbart News. Une partie de la communauté geek se radicalise et se mue en une plateforme de recrutement pour l’alt-right, une composante de l’extrême droite américaine militant pour le suprémacisme blanc, contre le féminisme et le multiculturalisme. Pour le chercheur, cet épisode a permis de jeter la lumière sur la politisation des joueurs, quand bien même « les recherches académiques constataient cette politisation des communautés et des jeux bien avant ».
Capture d’écran issue d’une vidéo de Final Flame Productions intitulée « Black Panther - (GTA 5 Machinima) », publiée le 16 février 2018 sur YouTube, consultée le 9 mai 2023.
Cette récupération réactionnaire du jeu vidéo fait l’effet d’un électrochoc pour certains joueurs qui décident de s’organiser… quitte à mener une bataille rangée « in game ». Le jeu GTA V permet aux joueurs de se rencontrer dans des serveurs en ligne et d’y simuler, dans un jeu de rôle, la vie d’une métropole. Le joueur peut incarner un personnage « légal » (artisan, policier…) ou « illégal » (membre de la pègre, d’un gang de bikers…). Au sein des communautés fans de GTA, l’extrême droite est alors très présente, véhiculant tout particulièrement des valeurs virilistes, racistes et sexistes, et glorifiant la violence. Face à cela, d’autres communautés se créent pour faire contrepoids idéologique.
C’est le cas de Marcel 1 qui fait partie d’un groupe antiraciste dans le jeu. Son mode d’action : certes « des actions illégales, avec des organisations criminelles et de la violence, mais aussi des actions civiles, avec de la représentation politique par exemple ». Il évoque notamment « un serveur où un joueur incarnait Trump et se présentait aux élections. On lui a pourri sa candidature en s’engageant avec sa concurrente et le mouvement Black Panthers. Quand il faisait des tours en camion républicain, il se faisait agresser et on taguait les commerces qu’il possédait. Son élection en jeu a permis de lier des luttes sociales. Par exemple, il prévoyait de raser un quartier où certains de nos joueurs étaient implantés. Il y a eu une mobilisation pacifique pour sauver le quartier. »
Dans son groupe, Marcel est l’un des rares membres investis en politique dans le monde réel. Mais le jeu lui permet de diffuser ses idées et y porter la lutte : « En jeu, le but est de rencontrer le plus de gens possible et de leur parler des luttes antiracistes. Puis, pour ceux qui sont réceptifs, on les forme et on les fait entrer dans notre organisation. Ou on essaie d’obtenir leur soutien et leur participation à des événements sociaux, communautaires ou de lutte en jeu. »
Sas de politisation
Le champ de bataille idéologique s’étend dorénavant au-delà des frontières des jeux eux-mêmes : ce sont aussi certains créateurs et créatrices de contenus liés à l’univers du jeu vidéo qui investissent l’arène. C’est le cas de Benjamin Patinaud, autrement connu sous le nom de Bolchegeek, laissant peu de doute quant à son affinité politique. Il anime une chaîne YouTube rassemblant 140 000 personnes où il s’intéresse à certains segments de la culture populaire, dont le jeu vidéo, à travers des essais vidéo critiques et sociopolitiques consacrés par exemple à l’héritage du cyberpunk ou au véritable sens de l’œuvre de Tolkien. « Je vois les choses avec un angle matérialiste et marxiste. Ce qui m’intéresse dans les objets culturels, c’est qui et comment on les produit. Je ne vois pas comment les dissocier de leurs conditions de production », explique le vidéaste.
Pour lui, rien de plus logique que d’apporter un discours politique dans la communauté des gamers qui a « l’habitude de produire du discours sur ce qu’elle consomme. Même si ces discours peuvent être extrêmementréactionnaires comme extrêmement progressistes. » Il note toutefois ce qu’il considère comme un retard de la pensée de gauche à s’emparer des objets culturels comme le jeu vidéo, et déplore « son rapport aux cultures populaires et à tout ce qui est perçu comme produit du capitalisme. [La gauche] a tendance à les rejeter en bloc en disant “non, on va rester sur nos imaginaires militants habituels”. » Mais pour Bolchegeek, un renouveau est possible grâce à une nouvelle générationde créateurs.
Image prise par roguegiant, intitulée « DONALD J. TRUMP FOR GTA 5 » publiée le 25 septembre 2019 sur le site web gamemodding.com.
C’est sur Twitch, qui agrège plusieurs millions de visiteurs par mois, que cette nouvelle génération s’escrime. Sur cette plateforme où les jeux vidéo occupent une place centrale, certains créateurs et créatrices, à l’image des streameuses Modiie ou mDeetz, rompent le confort ludique pour parler politique à travers différents formats : des revues de presse, de la vulgarisation de sciences sociales, des lectures d’ouvrages et du commentaire politique. 7Krone fait partie de cette génération. Elle streame des formats comme le « react » (réaction en direct à des contenus, souvent vidéo), le commentaire et parfois les jeux vidéo. Pour la streameuse, qui se présente aussi comme militante, jouer aux jeux vidéo sur cette plateforme présente plusieurs avantages : « Je le fais avant tout parce que j’aime ça. Mais il y a aussi le fait de faire partie d’une communauté. Quand tu joues aux jeux vidéo, des gens viennent sur ta chaîne en se disant “il y a 200 personnes qui regardent cette meuf, que je connais pas du tout, qui joue à World of Warcraft, je vais aller voir”. Ça fait de nouvelles personnes qui vont venir sur la chaîne et qui peuvent s’identifier un petit peu à toi parce que vous jouez au même jeu. Et après ils vont peut-être revenir sur un autre contenu, par exemple un peu plus politique. »
De l’Agitprop à la Streamprop
7Krone compare cette situation à une « porte d’entrée » vers son monde. Un cheval de Troie, autrement dit. « Il y a des gens qui arrivent sur ma chaîne vaguement politisés. Ils savent qu’il y a quelque chose qui va mal, que leurs conditions de vie sont mauvaises et ils cherchent des explications. Il y a aussi le fait que je sois trans, donc les gens posent des questions et construisent leur avis. Ça fait une très bonne porte d’entrée à ma chaîne qui a un très fort angle anticapitaliste et queer. » Elle travaille alors à la vulgarisation « autour de mouvement politique, de méthode de discours, de sociologie ». Elle souhaite que ses spectateurs repartent de sa chaîne « avec des données qui vont leur servir à convaincre d’autres personnes. Je me concentre beaucoup sur les discours, sur la propagande ou sur la manière dont les idées vont se propager dans les médias, dans les esprits. Mon but va aussi être de donner des clés de compréhension et de militantisme. De leur donner des outils pour convaincre leurs parents, leurs voisins, leurs amis… Et pouvoir gagner un débat avec les bons arguments. »
Mais tenir un tel discours sur une plateforme qui abrite toutes les communautés du jeu vidéo, notamment les plus réactionnaires, n’est pas sans conséquence. Comme de nombreuses streameuses et membres de la communauté LGBT, 7Krone subit harcèlement et raids (arrivée massive de spectateurs sur une chaîne en direct, depuis une autre chaîne, et donnant parfois lieu à insultes et débordements). Car à suivre les streameurs de gauche, on oublierait que le camp d’en face officie dans l’angle mort de la bulle algorithmique. Cependant, les attitudes – ou stratégies – des deux camps diffèrent fondamentalement. Le chercheur Esteban Grine rappelle que, si les chaînes de gauche portent un discours de vulgarisation et de sensibilisation, celles de droite ou d’extrême droite se construisent sur le dénigrement d’autres communautés, avec un objectif affiché de leur nuire.
Une position à double tranchant : de nombreux streamers et créateurs de contenus sont poussés à prendre position à la suite de ces attaques, mais aussi du fait du climat social français. Pour 7Krone, « la contestation sociale dans le pays se tend, un nombre croissant de gens en discutent et sont touchés. On parle de plus en plus de l’écologie, de l’urgence de sortir du capitalisme, même si ce n’est pas dit dans ces termes. Même s’ils ne sont pas directement concernés, les streamers sont touchés par ces problématiques-là et leurs publics sont dans l’attente qu’ils en parlent. » Et les passionnés d’univers virtuels le savent : un autre monde est possible.
1 Le prénom a été modifié.
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