Août 2021. Lever du jour, au large du Gabon. Le Bob Barker, navire de la flotte de l’ONG de défense des océans Sea Shepherd, intercepte un thonier espagnol remontant deux baleines dans ses filets. Contrairement à ce que prescrit la loi, le capitaine ne relâche pas immédiatement les mammifères, espèce protégée en pleine saison des amours. Il préfère garder l’autre butin piégé dans sa senne : plusieurs tonnes de thon. Enserrées dans les mailles, suffoquant, les baleines se débattent. Elles sont finalement relâchées par l’intervention conjointe des membres de Sea Shepherd et des autorités gabonaises. Quelques jours après, un arrêté ministériel est pris en urgence : le thonier est expulsé du Gabon et sa licence est révoquée pour violation de la réglementation. C’est une première. Un signal fort de ce petit pays (2,2 millions d’habitants) – pionnier de la lutte contre la surpêche – qui exprime avec courage sa ferme intention de préserver ses eaux des pilleurs, qui ne sont pas toujours ceux qu’on croit.
Ce thonier pêche pour fournir un marché européen très demandeur en thon. Pièce maîtresse de l’alimentation en France, il coche les trois critères magiques des choix de consommation : c’est bon, c’est pratique, c’est abordable. Il y a une boîte de thon dans la cuisine de 80 % des foyers français. On peut se demander si ce serait toujours le cas s’il était inscrit sur ces boîtes le message « peut contenir des traces de baleines » à côté de la liste des ingrédients et des valeurs nutritionnelles. Parce que dans les filets des thoniers se retrouvent quasi systématiquement des baleines, des requins, des tortues. Ne pouvant être commercialisées car protégées, ces « prises accidentelles » sont rejetées, la plupart du temps mortes. Pour rien. Un grand nombre d’entre elles sont en voie d’extinction, car plus vulnérables à la pêche. On aurait déjà fait disparaître 70 % des requins, arrachés inutilement des eaux, pour que nous puissions avaler nos rillettes de thon et autres pavés.
Effondrement de la vie marine
Envahi par les déchets en plastique, plus chaud, plus acide, moins oxygéné, moins poissonneux, l’océan va très mal. Et « il n’y a pas de planète en bonne santé avec un océan malade », déclare Peter Thompson, envoyé spécial des Nations unies pour l’océan. Car il nous procure plus de la moitié de l’oxygène qu’on respire, il est le principal régulateur du climat et est nécessaire pour nourrir une planète de bientôt 8 milliards d’habitants. Or cet océan, on le vide, sur toutes les mers du globe. À une vitesse qui s’accélère, des flottes ratissent les eaux et les fonds marins. Le malheur de la vie sous-marine est que beaucoup la croient infinie – l’océan est si grand – et qu’elle suscite très peu d’empathie : on s’émeut pour un agneau, pas pour un maquereau. Avant même de se poser la question éthique de l’extrême violence de notre espèce qui tue à la chaîne un demi-million de poissons toutes les 15 secondes – arrêtez-vous un instant sur ce chiffre pour visualiser le bain de sang –, avant donc de lancer cette réflexion, arrive celle plus « gestionnaire » de savoir comment nous pouvons éviter de totalement « manger » notre mer. La pêche sauvage est une activité de cueillette à grande échelle. On ne peut pas demander à l’océan de produire plus de poissons, comme on ne peut pas demander à la forêt de faire pousser plus de champignons. La production mondiale des pêches est globalement stable à 90 millions de tonnes de poissons par an. Il est impossible d’augmenter ce volume ; il est au contraire possible de faire en sorte que l’océan fournisse moins de poissons, passant de 90 millions, à 80 millions, puis 70, jusqu’à l’effondrement total. C’est ce que nous faisons. Comment ? En continuant à pêcher de manière déraisonnable et en prélevant les individus qui devraient se développer et se reproduire dans les années à venir. On est entré dans le cercle vicieux du « plus on pêche, moins on a de poissons ».
La responsabilité de l’Union européenne
Cette situation de surpêche a des conséquences désastreuses au niveau environnemental et social. En Afrique, ils sont des millions à dépendre directement de la pêche. La fin du poisson, c’est l’arrêt de leur revenu de subsistance et de leur première source de protéines. C’est l’exode rural vers la capitale où l’on ne trouve pas de travail, et donc le départ vers l’ultime espoir : l’Europe.
Les responsables tout trouvés seraient les 17 000 chalutiers chinois qui épuisent les eaux africaines. Ces navires souvent rongés par la rouille détruisent les écosystèmes marins, parfois grâce à des licences de pêche achetées douteusement à des fonctionnaires arrondissant leur fin de mois en octroyant illégalement des permis. Pire, ces bateaux opèrent une forme d’esclavage moderne : ils exploitent des équipages ayant quitté leur campagne asiatique pour embarquer parfois deux ans sans toucher terre.
La situation est évidemment plus complexe, et l’Europe est elle aussi lourdement engagée, car elle envoie également sa flotte vider les eaux africaines pour nourrir ses consommateurs – mal informés, affamés de toujours plus de poisson à bas prix – et soutenir ses industriels, qui courent toujours derrière une croissance infinie. Selon un proverbe grec, « celui qui pille avec un petit bateau se nomme pirate ; celui qui pille avec un grand navire se proclame conquérant ». En Afrique, l’Union européenne (UE) fait cela discrètement, avec des papiers en règle. Avec le droit, le droit de tout saccager dans une société où tous les coups sont permis pourvu qu’ils soient légaux. Les rapports de force sont terriblement asymétriques entre le mastodonte de 450 millions d’habitants et les États africains du golfe de Guinée. L’administration de l’UE met sous pression les gouvernements locaux en conditionnant l’obtention d’aides pour la santé, l’éducation... à la signature d’accords sur la « pêche durable ». Pris en tenaille, les États n’ont d’autre choix que d’accepter des accords qui sont pour eux la moins mauvaise des solutions. Côté pile, ils cèdent à très bas prix leur vie marine à des navires hyper subventionnés qui ne vont jamais mettre pied à terre dans leur pays, se contentant d’allers-retours entre la pleine mer et leur port d’attache. Cela pose la question morale de l’utilité des subventions européennes octroyées à des entreprises privées pour leur permettre d’extraire les ressources d’un peuple qui n’en verra pas la couleur. Côté face, ces accords donnent aux gouvernements la possibilité de contrôler un minimum leurs ressources, de financer l’organisation de leur contrôle des pêches, et d’espérer développer des infrastructures et de l’emploi local à moyen terme. Mais d’ici là, le poisson sera-t-il toujours présent ? Ou l’écosystème se sera-t-il effondré ?
Il n’y a qu’un seul océan
La menace n’est pas limitée aux mers du bout du monde. Le carnage se passe également en France. En Méditerranée, aucune espèce – à l’exception du thon rouge et de l’espadon – n’est soumise à des quotas de pêche. Le compteur des stocks surexploités reste bloqué au-delà des 90 %, faisant de cette mer la plus « surpêchée » (et la plus polluée) au monde. Dans la Manche, après la pêche électrique, c’est maintenant la senne danoise qui vide la mer de ses poissons et les ports de ses pêcheurs. Cette technique redoutablement efficace est utilisée entre autres par des entreprises néerlandaises qui se développent avec une ambition agressive. Après des années de lobbying intense et d’opérations de croissance externe, Cornelis Vrolijk (CV) et Parlevliet & Van der Plas (P&P) contrôlent maintenant une part importante des quotas européens et également de la flotte française. Leurs chalutiers-usines ratissent nos fonds et débarquent en Hollande leurs prises, détruisant la planète et les emplois.
Il n’y a pas de planète B. Il n’y a qu’un seul océan. Il y a donc urgence. Mais il y a aussi une opportunité. Contrairement au réchauffement climatique qui est inertiel et continuerait même si l’on stoppait aujourd’hui toutes nos émissions, des actions radicales sur la surpêche auraient des effets immédiats. La vie marine a déjà montré sa fascinante capacité de restauration si on ne la dégrade pas outre mesure. En Europe, si la pêche est un petit secteur, les solutions sont connues et les investissements raisonnables. Un peu de raison, c’est simplement ce qu’il faut à l’UE, aux industriels et aux consommateurs. Nous ne sommes pas fondamentalement dépendants des produits de la mer comme nous le sommes devenus du pétrole, d’Internet ou d’autres marchandises et services s’inscrivant désormais dans notre quotidien. Changer ses habitudes de consommation de poisson est relativement aisé. Comme beaucoup l’ont fait pour la viande, la première étape consiste à stopper tous ses achats de poissons industriels – les crevettes roses à l’apéro, le saumon des sushis, le thon en boîte... – pour privilégier les circuits courts qui valorisent les pêcheurs artisans. Tout comme le défend l’association Pleine Mer, qui promeut une pêche équitable en proposant sa carte des circuits courts de la filière pêche. Pour traiter les enjeux légaux, l’ONG Bloom active ses chercheurs et lobbyistes contre les industriels à Bruxelles. Elle compte déjà de grands succès à son actif et se bat actuellement contre ce danger majeur à nos portes avec la flotte hollandaise dans la Manche. Enfin, pour une approche plus engagée, Sea Shepherd est l’unique organisation de défense des océans avec une présence continue en mer. Pour ne pas se laisser abattre par la dépression qui guette les éco-anxieux, le remède efficace est l’action. Car si ce n’est vous, alors qui ? Et si ce n’est pas maintenant, quand alors ?
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