Une banque du temps pour créer du lien social
[ARCHIVE] Retour en 2018 avec le l’économiste Bruno Théret qui, après avoir vu les effets concrets de son idée de monnaie-temps en 2033, nous explique comment il voit sa mise en œuvre ici et maintenant.
[ARCHIVE] Retour en 2018 avec le l’économiste Bruno Théret qui, après avoir vu les effets concrets de son idée de monnaie-temps en 2033, nous explique comment il voit sa mise en œuvre ici et maintenant.
Oui ! Elle se réinvente d’ailleurs sous nos yeux à travers les expériences de monnaies locales et autres alternatives monétaires comme les systèmes de crédit mutuel interentreprises du type sardex en Italie. Ces nouveaux usages de la monnaie comme lien social de confiance et institution d’échange local correspondent à une véritable démocratisation de la monnaie. Ces pratiques restent encore marginales, mais elles se diffusent de plus en plus. De mon côté, je plaide aussi pour un fédéralisme monétaire qui permettrait aux États européens d’émettre des monnaies fiscales nationales, complémentaires à l’euro et rompant avec le monopole capitaliste sur l’émission d’instruments de paiement en euros.
En effet, les systèmes d’échanges locaux (SEL), pionniers du mouvement actuel, récusaient au départ la notion de monnaie. Ce fut un grand changement chez les alternatifs, quand ils ont cessé de l’assimiler à l’argent et au capital. Ils se sont rendu compte que la monnaie était aussi un moyen de mesurer l’activité de chacun, de créer de l’égalité dans les rapports et de freiner l’exploitation, en ce qu’elle peut la rendre plus visible.
L’eusko, qui s’est développé dans le Pays basque, est à ce jour la monnaie locale la plus dynamique en France. Des maires ont même décidé de l’accepter en paiement des services municipaux, ce qui peut être vu comme une étape vers le paiement d’impôts locaux en monnaie locale. La dernière loi sur l’ESS de 2014 le rend possible, mais le préfet a interdit cette initiative qui, de ce fait, est actuel-lement soumise à l’approbation des tribunaux. Les monnaies locales sont des répliques de ce qui s’est passé en Argentine dans les années 1980-1990 : dès lors que l’État réduit les transferts d’impôts aux collectivités locales tout en leur déléguant davantage de responsabilités, celles-ci manquent cruellement de monnaies de paiement. Et comme elles sont déjà fortement endettées, elles sont contraintes de développer leur propre système de paiement pour maintenir l’économie locale à flot. Un circuit monétaire local permet d’éteindre toute une série de dettes engendrées par l’activité locale, chacun pouvant effacer sa dette vis-à-vis de quelqu’un d’autre en lui transférant la monnaie locale qu’il a reçue lui-même en contrepartie de son activité. Cela rend possible le développement d’une production locale selon un cercle vertueux. C’est pourquoi plusieurs régions, de gauche comme de droite, promeuvent des monnaies régionales.
Il s’agit de réintroduire la monnaie dans un processus de réduction du temps de travail visant à transférer ce temps du monde marchand vers celui des activités politiques ou de bien commun. L’État opère alors comme une banque de temps, c’est-à-dire un système de crédit mutuel de temps dans lequel la monnaie est créée dans le processus même d’échange de services. Concrètement, quand je fournis une prestation à un membre de la banque, celle-ci enregistre un crédit en monnaie-temps à mon compte et je peux ensuite dépenser ce crédit pour bénéficier d’autres prestations fournies dans le cadre du réseau social que coiffe la banque. Comme une heure de prestation est égale à toute autre heure indépendamment de sa nature, on a là une expression pure du principe démocratique, comme pour l’égalité du vote. Cela permet aussi de reconnaître à toute activité utile, quelle qu’elle soit, une égale valeur sociale. La monnaie de crédit mutuel en temps est ici importante en tant qu’outil de reconnaissance sociale.
Oui. L’obligation de payer une partie de ses impôts en monnaie-temps, que l’on acquerrait en participant à des activités citoyennes ou en rendant des services publics, pourrait stimuler la participation aux affaires publiques et même redistribuer les richesses. En faisant des heures additionnelles sur la base du volontariat, les plus démunis pourraient se valoriser via une activité civique et, par surcroît, accéder à des biens marchands. En effet, les riches qui ne voudraient pas passer du temps à des activités publiques pour gagner de la monnaie-temps afin de payer certains impôts pourraient racheter ces heures aux plus pauvres.
Le dispositif implique une coproduction dans les services publics, les citoyens non spécialistes étant au contact de fonctionnaires professionnels les formant sur le tas. En fait, le processus serait auto-éducatif, comme l’a montré l’expérience des budgets participatifs en Amérique latine. La participation est en elle-même une forme d’éducation à la prise de décision. En outre, vu le niveau moyen actuel d’éducation, les conditions de base pour permettre à de nombreuses personnes de délibérer sont remplies. Du reste, qui trouve choquant que des financiers ou des énarques prennent aujourd’hui des décisions dans le secteur industriel, sans en être spécialistes ?
Il est possible de pondérer, au moins de manière transitoire, en introduisant des principes de pénibilité. Il y a des règles de justice à mettre en place pour veiller à ce qu’il n’y ait pas de ruée sur les emplois les moins fatigants. Il y a un équilibre à trouver entre des activités de décision politique, des activités administratives ou associatives... En outre, l’égalité entre les heures de services conduit à revaloriser des activités aujourd’hui mal perçues. Dans La Révolution nécessaire (Jean-Michel Place, 1993), Robert Aron et Arnaud Dandieu défendaient même l’idée que les tâches les moins valorisantes devraient être assumées à égalité par tout le monde, moyennant la contrepartie d’un revenu universel… Tout est à inventer.
Il ne faut pas que la réduction du temps de travail à finalité démocratique soit utilisée pour mettre tout le monde dans le service public. Il ne s’agit pas de généraliser le service militaire obligatoire ! Le principal risque dans une banque de temps est que certains ne voient pas ce qu’ils peuvent produire pour rembourser leurs dettes en monnaie-temps. Dans les banques de temps associatives, des procédures d’annulation de dettes ou d’assistance à l’activité des endettés sont prévues.
Certains alternatifs pensent qu’il serait dévalorisant de donner une valeur monétaire au travail bénévole. Cela revient à voir uniquement dans la monnaie un moyen de capitaliser et d’instaurer un rapport de domination. Au contraire, les monnaies sociales et locales n’ont pas vocation à s’accumuler sur un compte en banque mais à créer du lien social. Elles permettent aussi de rendre visible le travail volontaire pour éviter son exploitation. Par exemple, à Villerville, en Normandie, le maire a proposé aux citoyens de donner des heures d’activité pour ne pas avoir à augmenter les impôts locaux en raison de la baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF). Mais sans valorisation de ces heures de travail, comment cette participation peut-elle être vraiment reconnue ? Par ailleurs, cette valorisation permet aussi de reconnaître que les activités politiques ont de la valeur, alors qu’elles sont d’ordinaire considérées par les économistes comme du temps perdu.
L’articulation des banques de temps, où « 1 heure = 1 heure », au système monétaire est une question importante. Dès lors qu’on ne se limite pas à un système local, il faut fixer un taux de conversion de la monnaie-temps en monnaie de cours légal. Ce taux devrait être déterminé par une délibération politique. En effet, selon la valeur en euros qu’on donne à la monnaie-temps fiscale, on réduit ou augmente son effet redistributif. Pour décider de cette valeur, il faut une planification qui permette de déterminer l’ampleur de la réduction du temps de travail à opérer dans la sphère marchande ; celle-ci correspond à la part d’impôt devant être payée en monnaie-temps pour compenser la réduction des impôts et dépenses publiques en euros. Il s’agit de décider du rythme d’accroissement de la participation des citoyens au gouvernement de la société et au fonctionnement de ses services publics.
Ces institutions, en tant que résultat d’une action collective, devraient se dessiner dans le cours même de la montée en échelle des banques de temps associatives. Celles-ci, pour l’instant, sont de petites entités, mais elles ont vocation à se fédérer puisqu’elles partagent une même unité de compte qui permet de transférer, sans problème de change, les crédits-temps d’une banque à l’autre. Le dispositif peut donc fonctionner à l’échelle mondiale tout autant qu’à l’échelle nationale, être privé tout autant que public. Il suffirait d’avoir un réseau interconnecté de banques de temps. Le processus d’institution devrait correspondre à un double mouvement de transition vers un nouveau système politique combinant une volonté politique par le haut et des initiatives politiques par le bas.
Il est important de faire des pratiques monétaires associatives et des perspectives qu’elles ouvrent pour la démocratie un sujet qui soit recevable au plan académique afin que les recherches se développent. Les sciences sociales, et tout particulièrement l’économie, ne s’intéressent guère à ces innovations, jugées marginales, qui contredisent les théories reçues et la pensée mainstream. Or, dans une perspective de transition écologique et sociale, il est capital que la recherche s’y intéresse. Aux États-Unis, cela semble plus facile dans la mesure où la question de la démocratie monétaire a été un enjeu central dans l’histoire américaine. En France, c’est plus compliqué, car l’idée technocratique que la monnaie n’est qu’un simple instrument d’échange représentant la richesse économique est très ancrée, y compris à gauche.
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