Cette actualité dense en critiques contre le monde académique, de la part de membres du gouvernement ou de personnalités médiatiques, coïncide avec la sortie de votre essai sur l’autonomie de l’université, que dénoncez-vous ?
Claude Gautier : Il y a deux éléments à considérer dans notre analyse. D’un côté, nous dénonçons l’essor d’une représentation entrepreneuriale de l’université. Ce mouvement structurel très lourd vise à privatiser l’institution, en désengageant financièrement l'État et en instaurant des logiques de fonctionnement qui relèvent de l'entreprise et du marché. Notre seconde critique porte sur un mouvement plus conjoncturel, mais qui n’est en soi pas inédit : une remise en cause idéologique des sciences sociales. Il y a dans les sciences sociales quelque chose d'inacceptable, le dévoilement d'une réalité qui vient percuter un certain nombre de représentations politiques de la République française.
Vous traitez de trois périodes notables où l’autonomie de l’université a été remise en cause…
Michelle Zancarini-Fournel : La première grande refonte de l’autonomie est engagée dès 1885 par Louis Liard, Directeur de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique. Il souhaitait faire des universités des entités indépendantes et libres – divisées en facultés, dirigées par un conseil unique, avec leur propre budget, et leurs propres particularités quant à leurs programmes d’enseignement. Cet environnement a rendu propice l’apparition d’une élite intellectuelle estudiantine – notamment les normaliens – qui prendra la défense d’Alfred Dreyfus dès 1894. L’université gardera globalement cette forme jusqu’aux mobilisations de 1968.
Quelles étaient alors les revendications des soixante-huitards ?
Michelle Zancarini-Fournel : Les manifestations font suite à des transformations structurelles de l’enseignement supérieur, accentuées par une sous-administration des facultés et par la réforme Fouchet de 1966 qui visait à la réorganisation des volumes horaires et à l’instauration d’une planification stricte des examens. Les étudiants contestent une organisation hiérarchique de l’université et des pressions autoritaires de l’État. Un projet de réforme est proposé en novembre de la même année afin de calmer la colère. La loi Faure en découle, permettant à tous les acteurs universitaires de participer à l’organisation des établissements. La réforme aboutira notamment à la création des centres universitaires expérimentaux de Dauphine, Marseille-Luminy et Vincennes.
Claude Gautier : Il y avait cette idée très importante d'une autonomie de l'esprit, où finalement, la remise en cause de la conception hiérarchique du fonctionnement de l'université devait laisser la place à une organisation plus égalitaire, représentative, démocratique, coopérative… Deux projets de réformes viennent toutefois contrarier ce dynamisme intellectuel, le premier en 1978 engagé par Alice Saunier-Seïté, alors ministre des Universités, visant à mettre en concurrence les universités et à rendre « employables » les étudiants. Le second, en 1986, est proposé par Alain Devaquet et vise à donner davantage d’autonomie financière à ces dernières. La mort de Malik Oussekine la nuit du 5 à 6 décembre aboutira à la suspension totale de cette dernière réforme.
Ce qui nous amène à l’université telle que nous la connaissons aujourd’hui…
Michelle Zancarini-Fournel : En effet, à partir de 1999, la formation d'un espace européen universitaire uniformisé (Licence-Master-Doctorat) va être la base de réformes majeures en France en faveur d’une plus grande libéralisation. La loi d'autonomie des universités (LRU), portée en 2007 par Valérie Pécresse, va donner lieu à un mouvement important d'étudiants et d'enseignants. Ces projets, au nom de l'autonomie des universités, participeront à mentionner de nouveau la concurrence entre les universités, et surtout, leur permettront d’être financés par des fonds privés. La LRU sera complétée par la loi de programmation de la recherche, adoptée à marche forcée en décembre 2020. En définitive, la loi a été vue comme un échec par la plupart des parties prenantes académiques. Le coût des études pour les étudiants des universités doit augmenter, tandis que la dichotomie qui existe dans l'enseignement supérieur français entre les grandes écoles et les universités sera maintenue.
Claude Gautier : À partir de ces trois périodes, il nous a paru intéressant de souligner l’historicité de ce que l’on mettait derrière le mot d'« autonomie ». Dans le livre, nous parlons « des autonomies », notamment parce que les réalités sociales désignées par ce terme étaient historiquement très diverses, tant en termes de politique que d’acteurs. L’autonomie prend en outre des formes divergentes dès lors que la transformation de l’université suit l’apparition d’une nouvelle autorité. Si celle-ci a été jusqu’à présent incarnée par un État intrusif et bureaucratique, ce sont aujourd’hui les marchés qui s’y substituent progressivement.
Vous proposez, dès le titre, de défendre les « Savoirs critiques », qu’entendez-vous par ce terme ?
Claude Gautier : Parler de savoirs critiques, c'est désigner quelque chose qui renvoie d'abord à une objectivité de la connaissance dans le domaine des sciences sociales, c’est parler de points de vue situés et de subjectivité. Mais celle-ci est tributaire de procédures, de méthodologies, et de processus de vérifications auxquels parviennent les membres d'une communauté scientifique, qu’ils soient sociologues, historiens, économistes... La différence entre les sciences humaines et sociales et les sciences fondamentales n'est finalement pas aussi importante qu’on peut le croire. Mais nous entendons aussi, par ce terme de savoir critique, la possibilité d’être parfois en désaccord avec une affirmation dogmatiquement imposée par ceux qui tiennent le haut du pavé médiatique sur la neutralité des chercheurs. Nous considérons que « la neutralité axiologique », théorisée par les sociologues Max Weber et Émile Durkheim, ne peut être respectée par les chercheurs. En d’autres termes, les scientifiques des sciences sociales ne peuvent adopter un point de vue universel, car nul ne peut avoir la prétention de rendre compte de la totalité d’un phénomène social.
Le 7 janvier 2022, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, inaugurait le colloque tenu à la Sorbonne sur la « déconstruction ». Il y a qualifié de « virus » certains penseurs français, remettant en cause tout un pan de la recherche académique. Cette récente sortie médiatique n'illustre-elle pas une certaine méconnaissance des sciences sociales ?
Michelle Zancarini-Fournel : Dans le domaine médiatique, les hommes et femmes politiques ne nous définissent jamais ces termes de « déconstruction » ou de « wokisme » qu’ils ne cessent de critiquer. Il est assez paradoxal, à l’heure où la recherche s'internationalise, d’entendre le ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qualifier de « virus » ces penseurs – Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard … – pourtant à l’origine de nombreuses théories mondialement discutées. C’est pourquoi nous avons fait en sorte d'expliquer la généalogie et les différences entre ces nouveaux domaines d’études en sciences sociales : le genre, la sexualité, le postcolonialisme ou la pensée décoloniale.
Quelle définition doit-on alors donner à ces deux termes ?
Claude Gautier : Pour ce qui est de la première notion, il s'agit d’abord de savoir comment se sont constitués certains faits historiques. Or, admettre que le passé colonial a des conséquences encore aujourd’hui, et que cette réalité, n’est pas aussi acceptable que ce qu'on veut bien le dire, c'est reconnaître que celui-ci laisse des traces différentes selon les groupes sociaux. Déconstruire ne veut en aucun cas dire détruire. Le wokisme, quant à lui, désigne historiquement un processus par lequel des catégories d'individus – hommes et femmes minorisés qui font l'objet d'exploitations – ont pris conscience de cette domination dans des mobilisations pour la reconnaissance de leurs droits. Au-delà de « s'éveiller à », la définition à garder est plutôt celle de « prendre conscience de ».
Que répondre à ces détracteurs qui voient dans ces sujets de recherche un mélange entre militantisme et recherche ?
Claude Gautier : Ce mélange peut se lire dans les deux sens. Historiquement, la réception en France de ces différentes études, en particulier les “studies”, est en partie liée à des formes de mobilisation, à un passé marqué par la lutte. À ce moment précis, le sujet d’étude devient la lutte en elle-même. Est-ce que les savoirs qui en découlent deviennent donc militants ou idéologiques? Sur ce point, nous sommes en désaccord total avec les idéologues qui discréditent les savoirs critiques. Ils les confondent avec une autre lecture possible : la connaissance produite par les sciences sociales, dans la mesure où elle porte sur une réalité, peuvent être à leur tour utilisées ou réutilisées comme des instruments pour la mobilisation. Ce qui peut rendre la sociologie ou les sciences sociales inacceptables aux yeux de certains. Or, précisément, connaître le monde dans lequel nous nous trouvons, c'est se donner des ressources pour tenter de l’améliorer.
« De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche », de Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, La Découverte, 272 p., 15 €.
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