Entretien croisé

Usul & Vincent Verzat : quand deux vidéastes engagés questionnent leur radicalité

Bertrand Gaudillère

Usul et Vincent Verzat, deux vidéastes engagés, tentent d'informer et de sensibiliser, non sans humour, un public d'internautes à la recherche de boussoles face à la crise politique et climatique. Faut-il être radical ? Le sont-ils suffisamment ?

Cet article a été initialement publié dans le numéro 35 de Socialter, "Êtes-vous assez radical ?", disponible en kiosque le 12 juin ou sur notre boutique en ligne.

Usul n'aime pas être pris en photo. Face à l'objectif du photographe de Socialter, il se fait timide, voire un peu gauche. Ce n'est pourtant pas un homme de l'ombre. Depuis bientôt deux ans, il officie chaque semaine comme chroniqueur sur Mediapart avec son émission « Ouvrez les guillemets », dans laquelle il dépoussière avec humour le communisme et le marxisme. Auparavant, il décortiquait la pensée politique de personnalités françaises dans sa websérie Mes Chers Contemporains. Et dans ce qu'on peut qualifier de préhistoire de l'Internet, il s'attelait déjà à une grinçante critique de l'univers des jeux vidéo. En résumé, c'est une sorte de «  grand-père YouTube du jeu politique », s'amuse Vincent Verzat, son camarade, beaucoup plus à l'aise avec l'appareil.

Jovial et optimiste, ce vidéaste écolo, créateur de la chaîne « Partager c'est sympa », met en valeur « des gens qui se bougent pour un avenir juste et durable pour tous ». Mais depuis quelques temps, son ineffable sourire semble un peu terni face à la rapidité de l’effondrement de nos écosystèmes. Il se sent au bout d'un cycle. Pas toujours facile de se réinventer : dans une vidéo où il fait son mea culpa et réfléchit à de nouveaux modes d’action, certains commentateurs un peu acerbes le félicitent « d'être à deux doigts de découvrir l'anarchisme ». Car Vincent Verzat sait qu'il doit radicaliser son discours, ce qui n'est pas pour déplaire à Usul. Rencontre radicale dans leur fief lyonnais.


C'est qui pour vous être radical en 2019 ?

Vincent Verzat : C'est pousser sa compréhension des enjeux jusqu'à la racine du problème plutôt que de s'attaquer à leurs conséquences. Un exemple très concret : est-ce qu'on dépense de l'énergie à faire une « clean walk » pour ramasser les déchets ? Ou alors on cible les entreprises qui vendent du plastique ? Aujourd'hui, on a besoin de mettre à terre des infrastructures qui vont détruire la planète. Il y a des questions qu'il faut se poser et les réponses à apporter sont parfois désagréables. Personne n'a envie de se dire que la transition écologique, on ne va pas forcément la réussir.

Usul : Aujourd'hui être radical pour moi, c'est croire que l'on peut changer la société à la racine, changer les points de vue, changer les modes de vie. On a besoin d'une gauche qui assume une radicalité qui ne soit pas seulement de façade. Cela passe aussi par un travail sur les mots. Par exemple, dans mon émission, je dis le terme « bourgeois » toutes les semaines. C'est aussi cela, la radicalité. Il faut reparler de Marx et comprendre pourquoi il demeure pertinent tant que le capitalisme existe. Pour moi, l'idée radicale du XXIe siècle, c'est la démocratie. Cela semble faire consensus, mais ce n'est pas le cas du tout. Jean Jaurès questionnait : « Pourquoi la démocratie s'arrête-t-elle aux portes de l'entreprise ? » Une entreprise est aujourd'hui une structure féodale. Regardez tous ces gens avec de grands diplômes propulsés chez Nestlé ou Total et qui se barrent vivre dans une yourte ou élever des chèvres ! S'il y avait de la démocratie dans l'entreprise, ils pourraient la changer. Mais là, ils n'ont pas d'autres choix que de quitter ce système quand l'actionnaire décide de faire du profit et de la croissance.

Une entreprise ne devrait pas être soumise au fait arbitraire de je ne sais quel actionnaire. La radicalité serait de revenir sur le droit de propriété privé des moyens de production. Cela nous ferait avancer, y compris sur les luttes écologiques. Sauf qu'il faudrait pouvoir promulguer des lois. C'est là où je me prends la tête avec mes camarades anarchistes, qui sont plus radicaux que moi. Mais je ne vois pas comment agir autrement. Faire des projets de sécession chacun dans son coin, jouer à qui est le plus radical, ne m'intéresse pas. Je crois toujours en l'opportunité d'une prise de pouvoir, une transformation politique par le haut car c'est très efficace. Les capitalistes ne s'y sont pas pris autrement d'ailleurs. Il va falloir fournir une réponse de cet ordre plutôt que de préparer notre défaite.

 

Vincent, en mars dernier, tu as publié une vidéo baptisée « On s'est planté », dans laquelle tu fais ton mea culpa, regrettant de ne pas avoir été assez radical dans ton discours. D'où vient ce sursaut ? Pourquoi est-il nécessaire aujourd’hui ?

Vincent
: Nous sommes à un tournant décisif dans les consciences. On se rend compte aujourd'hui que même si nous avions un comportement héroïque au niveau personnel, en arrêtant de prendre l'avion ou en ne consommant plus rien, cela ne réduirait que de 25 % notre empreinte carbone, car on participe à un système global. On nous accuse souvent de ne pas être assez radicaux chez les écolos. Mais bien malin celui qui sait que faire actuellement face à la vitesse de destruction de notre environnement. Il faut reconnaître que c'est dur de changer une civilisation. D'autant qu'en France, nous sommes face à un État puissant, qui se donne pour mission première de faire croître le PIB, tandis que la lutte écologique veut le faire décroître... Cette vidéo a été très critiquée dans le milieu écolo. Il existe au sein de certains collectifs du mouvement climat une capacité au ronron, à poursuivre ses habitudes militantes sans se remettre en question. Alors que les faits s'accélèrent et que la fenêtre de tir pour essayer quelque chose et sauver les meubles est en train de se refermer.

Usul : Je me souviens qu'au lycée, les gens qui n'avaient pas de conscience politique et une vague sensibilité de gauche votaient écolo. Ils pensaient que c'était être gentil. Pas de droite. Pas facho. Il y avait chez les sympathisants écolos un rejet du jeu politique, une envie d’agir, en marge des grands discours, d’être un courant « citoyenniste » qui n’entre pas dans la bataille droite-gauche. Mais l'écologie ne vient pas de nulle part : elle est issue d’une longue histoire politique et tout n'est pas à réinventer.

Vincent : Le grand combat des militants écolos n’a jamais été la lutte contre l'élite ou contre le capitalisme, mais plutôt une bataille culturelle. Beaucoup pensaient que si cette bataille était remportée, de bonnes mesures seraient prises automatiquement, car ils croient, au fond, dans le système.

Usul : Tout le monde est plus ou moins préoccupé par le climat, par les inégalités ou par la casse du service public. Mais à un moment, il faut que cela se transforme : puisqu’on est dans un État où le pouvoir est très centralisé, il faut le prendre et avec les bons alliés. Car ce sont les pauvres qui vont subir en premier les conséquences les plus désastreuses des changements climatiques. Tout cela reste une lutte des classes face à ceux qui ne veulent changer ni leur manière de produire ni leur emprise sur la production.

 



Qu'est-ce que les gilets jaunes ont amené dans la lutte politique et le mouvement social ?

Vincent : Les gilets jaunes ont ringardisé les écolos en faisant des choses que personne n'osait faire comme, par exemple, des manifestations non déclarées ou encore le blocage pendant trois jours de la raffinerie de Feyzin, à Lyon. On devrait s'en inspirer. Leur lutte est ancrée dans le vécu. C'est une lutte pour la survie. Alors que les écolos sont un mouvement majoritairement issu des classes moyennes, voire aisées, des gens qui ont fait de grandes études... C'est une lutte qui relève de l'indignation plus que de la survie. Les écolos sont des bons élèves de l'État.

Usul : Les gilets jaunes, eux, sont les bons élèves du patronat. Ils font des manifestations le samedi pour ne pas le déranger ! Il y a dans le capitalisme libéral une promesse : « Travaillez et vous aurez. » Les gilets jaunes travaillent et ils n'ont rien. Ils se disent que c'est la faute de l'État qui leur prend trop de taxes. Car on leur a mis dans la tête que le capitalisme, on n'y pouvait rien. Le mouvement des gilets jaunes n'a pas discrédité le capitalisme. Ce n'était pas son but. Ça aurait pu l'être si la gauche – notamment la CGT – avait fait son travail. Alors qu’on aurait pu en tirer un mouvement anticapitaliste, on en a juste tiré un mouvement anti-autoritaire. Ce qui n’est déjà pas si mal !

Vincent : Les gilets jaunes sont en train de découvrir que l'État n'est pas à leur service, que la police n'est pas avec eux, que la télé n'est pas avec eux...


Est-ce qu'il y a des mots que vous vous interdisez de prononcer pour ne pas froisser votre audience ?

Vincent : Il y a des mots qu'on s'interdit, mais aussi des mots qu'on emploie et qu'on vide de leur sens. Par exemple, il faut faire attention lorsqu'on parle de radicalité. Si on parle de « marche du siècle » pour une manifestation qui a réuni à peine 300 000 personnes dans toute la France, comment qualifierons-nous des mobilisations plus importantes ? Comme on a envie d'être à la hauteur de l'enjeu, on a tendance à surévaluer ce que l’on fait. De même, on parle beaucoup de répression. Moi, par exemple, j'ai fait de la garde à vue [pour avoir filmé des militants qui décrochent les portraits d'Emmanuel Macron dans les mairies afin d'attirer l'attention sur l'inaction du gouvernement en matière climatique, ndlr] et je suis maintenant poursuivi pour vol en réunion. Mais si on parle de répression historique ou disproportionnée, qu'est-ce qu'on dira plus tard ? Je pense aussi à Extinction Rebellion, un nouveau groupe écolo qui tient un discours à la fois très radical et très étatiste. Ils veulent que l'État dise la vérité et prenne des mesures. Je me suis bien frotté à l'État et je ne crois pas qu'il puisse entrer dans une logique décroissante, même avec des personnes bien intentionnées à sa tête. Je me trouve d'ailleurs un certain intérêt dans les théories anarchistes.


« Radical » est un mot qui fait peur. On l'associe au black bloc, aux zadistes. C’est un imaginaire de lutte auquel les gens peinent à s'identifier. Comment en changer ?

Vincent : Le réel enjeu n'est pas que les gens emploient ce mot, mais qu’ils tiennent le discours qui va avec. Que faut-il faire pour agir ? Comment se former ? Qu'est-ce que cela veut dire d'être réprimé quand on est en train de toucher les points névralgiques du système ? Ce qu'on demande aujourd'hui au mouvement écolo, c'est de passer d'un seul coup de la marche familiale à la clandestinité totale. C'est un saut énorme. S'organiser pour la clandestinité demeure très compliqué – tout comme créer un réseau de sabotage.

Usul : Alors moi, pour le coup, je suis beaucoup moins radical que toi là-dessus. Je ne donne pas en exemple aux gens les Bolcheviks qui, à la fin du XIXe, n’hésitaient pas à braquer des banques, ou Action directe qui a séquestré et tué le PDG de Renault. Je pense qu'on a avancé depuis, qu'on peut agir autrement. Par exemple, avec une grève générale : pas besoin de mettre des gens en prison ou d'en tuer, et pour saboter la production, on n'a pas trouvé mieux !

Vincent : Mais dans la grève générale, il y a la notion de reprise. Or, par rapport à l'enjeu écologique, on veut que ces entreprises ne puissent plus se relever.

Usul : Alors toi, tu veux tuer les entreprises ? (sourire)

Vincent : Oui certaines. Il n'y a pas de place pour Total dans le monde que je veux construire.

Usul : Pourtant, Total investit dans les énergies vertes... (rire)

Vincent : Pour être sincère face à l'enjeu écologique, il faut aller chatouiller ces points névralgiques, même si on a peur de la répression.

Justement, la répression face à la contestation est de plus en plus violente,. que ce soit du côté du mouvement social, des gilets jaunes ou des actions écologistes. Pensez-vous que cette répression va décourager ceux qui veulent s'engager ? Ou au contraire renforcer leurs convictions ?

Vincent
: La répression n'est pas quelque chose auquel on est habitué en France. Ailleurs dans le monde, par exemple au Brésil, cela fait des dizaines d'années que les militants écologistes meurent pour avoir pris la parole. En France, c'est différent. Les gens se disent : « Jusqu'à présent, j'étais un citoyen intégré, je postais mon avis sur Facebook ». Et aujourd'hui, ils sont en train de se rendre compte qu'il faut se mettre dans une situation d'illégalité et d'insécurité physique pour aller plus loin. C'est alors qu'entre en jeu l'éducation qu'on a reçue : rester dans les cases, obéir aux règles. Déconstruire ça, c'est déconstruire des choses très profondément ancrées en nous. Même si face à la répression, je pense que beaucoup sont prêts l'action. Mais ceux qui ont la responsabilité du groupe n'ont pas envie que tout le monde parte en garde à vue. Je n'en veux pas aux gens de réfléchir, c'est sain de vouloir se préserver.





Dans les commentaires de vos vidéos, votre public tient-il un discours plus radical qu'avant ?

Usul
: J'ai pris des gens qui avaient vaguement des parents de gauche, qui voulaient voter soc-dem ou écolo, qui éprouvaient éventuellement une vague sympathie pour Mélenchon. Je leur ai fait découvrir le communisme. J'essaie de donner cette éducation qu'on recevait autrefois des partis, des syndicats, tous ces corps intermédiaires qui ne sont plus là et ne font plus ce travail. Ou alors, la famille : le premier problème, c'est lorsque nos parents ont arrêté de croire aux grands combats. La mémoire politique s'est alors perdue. Aller à la racine, c'est aussi faire de l'histoire et certains le font très bien, comme l'historienne Mathilde Larrère. C'est essentiel aujourd'hui car on entend tout et son contraire... On est passé à deux doigts de voir Macron rendre un hommage à Pétain le 11 novembre dernier ! Tout le monde est perdu. Personne ne sait plus ce qu'est la droite, l'extrême-droite ou la gauche...


Quelle responsabilité ressentez-vous en tant que vidéastes et chroniqueurs engagés ?

Vincent
: Je me sens clairement responsable et parfois je me mets trop de pression. Aujourd'hui, ce serait horrible pour moi de faire une vidéo qui appelle à faire quelque chose allant dans la mauvaise direction. Il nous reste trop peu de temps pour faire les bons choix. Beaucoup sont passés à l'action après avoir vu mes vidéos. Je dois donc être à la hauteur, sans pour autant cacher mes doutes. Par exemple, j'ai tout fait pour que la première marche climat à Lyon soit un moment cool, mais c'est aussi de ma responsabilité de rappeler qu'il faut aller plus loin.

Usul : Moi, je ne me reconnais aucune responsabilité. Je fais attention aux conséquences de ce que je dis, mais je n'ai jamais donné de consignes de vote ou appelé à des manifs. J'expose les enjeux, j'invite les gens à s'informer et à lire.


Quel est votre conseil pour être plus radical en 2019 ?

Vincent
: Il faut identifier les questions qu'on n'a pas envie de se poser et se les poser. Ce que je suis en train de faire contribue-t-il à créer le monde que j’ai envie de voir advenir ? Il faut ensuite choisir des modes d'action à la hauteur des enjeux.

Usul : Il faut bien manger, aller à la salle de sport... (Rires) Sinon, se pencher sur l'histoire contemporaine car le prisme du passé permet de mieux comprendre les enjeux actuels. Par exemple, dans 50 ans, on aura honte du sort que l'on réserve aux migrants aujourd'hui. On regardera le sort des gens en prison de la même façon que l'on regarde les oubliettes d'un château fort. L'histoire nous permet de relativiser, de s'extraire, d'être étranger à soi-même, de prendre du recul, de ne pas sombrer dans l'impuissance et de prendre la mesure de ce que sont les vrais enjeux. Lorsque la loi anti-casseur a été débattue à l’Assemblée nationale, un député de droite Charles de Courson (groupe Libertés et Territoires, ndlr) a déclaré : « Vous nous faites du Pétain » parce qu’il y a des similitudes avec la façon dont Pétain traitait les mouvements sociaux et les syndicats. Mais les députés LREM n’ont aucune culture historique. Pourtant, leurs décisions vont peser dans la manière dont on les regardera dans 50 ans.

© Photos : Bertrand Gaudillere

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