Faut-il se réclamer de l’utopisme ? Sitôt déployé, ce terme dévoile un sac de nœuds sémantique indémêlable et des ambiguïtés fondamentales. À commencer par l’étymologie du terme lui-même, forgé sous la plume du Britannique Thomas More en 1516, et dont on ne sait toujours pas s’il s’agit d’un ou-topos (sans lieu) ou d’un eu-topos (bon lieu). Ambivalence qui nous donne cette définition prudente du Robert : « projet qui paraît irréalisable ». Il a donc fallu la qualifier pour la rendre sérieuse ; de là, c’est tout un attelage : utopies « réelles », « réalistes », « réalisables », « concrètes »… Pas facile de s’arrimer à nulle part.
Article issu de notre hors-série « Comment nous pourrions vivre » avec Corinne Morel Darleux, rédactrice en chef invitée. Disponible sur notre boutique.
Quand elle n’est pas occupée à la recherche de qualificatifs, l’utopie peut elle-même devenir adjectif : élan utopique, charge utopique, socialisme utopique… Entrée dans le champ de la littérature, c’est la diffraction immédiate : le genre utopique sécrète son inverse, le genre dystopique, soit lorsque l’avenir ne s’annonce pas radieux mais sombre, ou encore son adverse, l’anti-utopie, qui ânonner que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » et que le désir d’une société idéale ne peut en définitive qu’accoucher des pires cauchemars. L’anti-utopie produirait à son tour une réponse immunitaire : l’anti-anti-utopisme, sorte d’utopisme de combat revendiquant que toute tentative de changer le monde tel qu’il est n’est pas destinée à tourner à la catastrophe. Le serpent se mord la queue.
Pour se revendiquer de l’utopisme, donc, encore faudrait-il savoir par quel bout le prendre. Une légère variation pourrait avoir son importance ici, identifiée en ces termes par le politologue Thomas Boucher : « [L’utopie] peut s’employer avec le U majuscule de l’admiration ou de la peur, ou avec un u minuscule motivé par la confiance, l’attendrissement, la moquerie. » On peut y voir là une différence capitale : utopie et Utopie renvoient à deux manières radicalement divergentes d’imaginer l’avenir et la transformation sociale ou politique pour y parvenir. L’Utopie, c’est un projet de société parfaite érigé sur la base d’une série d’axiomes, l’anéantissement de la divergence et de la conflictualité par une vision du progrès enfin réalisé. L’histoire, tragique, est donc close.
L’Utopie accomplie ne trouve pas meilleure représentation que la ville : entièrement façonnée de la main de l’homme, organisée jusque dans les moindres détails, corps quasi organique parfaitement délimité dans l’espace mais insensible au temps. Sur l’île d’Utopie imaginée par More, les villes forment une mégalopole : Hagnopolis, la « Cité innocente ». La recherche du meilleur système d’organisation sociale s’achève dans cette île-ville, comme le destin terrestre de l’homme s’achève, dans l’Apocalypse de Saint Jean, aux portes de la Jérusalem céleste, la Cité de Dieu où « rien d’impur n’entrera [...] ni personne qui se livre à des pratiques abominables et au mensonge ». Quant au plus célèbre des proto-utopistes de l’Antiquité, Platon, il imaginait lui aussi sa République comme une cité idéale.
Utopie libérale contre Utopie sociale
Mais notre soi-disant « village planétaire », né de la mondialisation et de l’essor des communications, n’est-il pas le signe que nous vivons nous aussi en Utopie ? À n’en pas douter. Les derniers siècles ont été placés sous le signe de la tentative d’érection d’une Cité mondiale et unifiée, projet rendu possible grâce au développement technique et économique, porté par une vision schématique de l’homme. « Le progrès correspond ici à l’émancipation vis-à-vis de l’espace et du temps dans lesquels on naît », note le sociologue Peter Wagner. Les projets globaux et radicaux qui en ont résulté ont pris bien des formes bâtardes, « de l’idée de sujets entrepreneurs individuels reliés par des marchés autorégulateurs, à l’idée de droits de l’Homme individuels sans aucune notion d’agir qui garantissait ces droits, à l’idée d’une démocratie cosmopolite sans aucun entendement des formes de la communication politique ». Dans cette cité-là, agora et temples ont été rasés pour étendre la place du marché. Il y a d’autres manières de décrire notre Utopie du XXIe siècle.
« Le capitalisme avancé s’est approprié la tâche utopique ancienne de “transformer le monde” et “changer la vie”, résume pour sa part Joël Gayraud. Mais il l’a fait à sa détestable manière, en abaissant ce qui devait être élevé, en détruisant ce qui devait être conservé, en maintenant ce qui devait être aboli. » Dans une perspective socialiste libertaire, on pourrait renvoyer dos à dos Utopie libérale et Utopie sociale, deux faces d’une même pièce : le rêve d’accomplir l’assemblage anonyme des êtres, d’une mise en relation de tous avec tous sur le mode de la compétition pour la première, de la coopération pour la seconde. Le grand oublié, c’est l’homme et pourquoi il vit, sinon pour servir la mécanique sociale imaginée pour lui. Un écologiste dirait quant à lui que capitalisme et socialisme ont communié dans le projet prométhéen d’une « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle » de la nature qui nie au monde et aux êtres toute fonction autre que celle de lui être utile.
Mais notre Utopie termine tout juste son adolescence et le Meilleur des mondes reste à venir : le progrès n’est pas encore réalisé. Quel progrès, d’ailleurs ? Peter Wagner note à ce propos que ce que nous considérons comme progrès « dépend de la victoire dans la lutte pour l’interprétation du monde », du résultat de la bataille d’imaginaires antagonistes. La géo-ingénierie et le transhumanisme, summum horrifiant du rêve vide de la liberté, sont encore devant nous, et ils ont déjà des foules zélées prêtes à les défendre. « Ces deux projets radicaux de transformation de la nature et de l’homme se fondent sur la certitude que celle-ci est possible, et sur la conviction que de telles transformations seraient synonymes de progrès. » Oui, nous en sommes là : devoir convaincre nos semblables que la destruction de l’humaine condition et la transformation de la planète en boule artificialisée ne sont pas choses souhaitables.
Rester humain dans un monde parfait
Dans ces rêves-là, le véritable exploit ne serait ni de nous sauver de la catastrophe ni de vaincre la mort, mais bien de nous préserver de la fatigue de vivre et du suicide. Le ver dans le fruit de l’Utopie, c’est bien l’esprit de système, le schéma réducteur qui prétend à l’absolu. « L’ineptie est de vouloir conclure [...]. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? », relevait Flaubert. En matière politique, la manie de conclure est désir de mort, et l’on se demande quel genre d’humain voudrait être rivé à un système parfait de toute éternité. C’est aux animaux que Rousseau, au XVIIIe siècle, dans son Discours sur l’inégalité, attribue la fixité, eux qui seront « à la naissance ce qu’ils [seront] toute leur vie », et à l’homme la perfectibilité, la capacité à « se surpasser, et devenir autre que ce que la nature a fait de lui ».
Or, l’esprit de système peine à distinguer la perfectibilité de la perfection et perd complètement de vue le bonheur. « Ce n’est pas la perfection qui importe aux hommes, mais le bonheur, note justement Joël Gayraud. Une société parfaite, à coup sûr, serait une société malheureuse en raison de sa perfection même qui se traduirait bientôt en stase historique, en immobilisme, en apathie, nécrose générale dominée par le sentiment de l’ennui. La société du bonheur est constitutivement imparfaite, incomplète, inachevée. » Le néant se présente ainsi sous les traits d’un visage sans défaut ; sous couvert d’une ligne de fuite et du désir d’un monde meilleur, l’Utopie opère sa simplification radicale.
Il faut faire tomber la Cité idéale du Marché planétaire. La guerre de Troie aura bien lieu.
Sans surprise, c’est là encore dans les rangs libertaires que l’on trouve dès le XIXe siècle les mises en garde les plus urgentes contre l’Utopie. Dès 1861, l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon, par exemple, s’alarmait dans sa Théorie de l’impôt. « Le peuple aime les idées simples et il a raison : malheureusement cette simplicité qu’il recherche ne se rencontre que dans les choses élémentaires, et le monde, la société, l’homme sont composés d’éléments irréductibles, de principes antithétiques et de forces antagoniques. Qui dit organisme, dit complication ; qui dit pluralité, dit contrariété, opposition, indépendance. Le système centralisateur est très beau de grandeur, de simplicité et de développement ; il n’y manque qu’une chose, c’est que l’homme ne s’y appartient plus, ne s’y sent pas, n’y vit pas, n’y est rien. » Le principe centralisateur, autre nom de l’esprit de système puisque ce qui centralise uniformise : le Marché pour les uns, l’État pour les autres. Lénine, en 1917, en venait ainsi à déclarer que l’objectif pressant était « la transformation de tous les citoyens en ouvriers et employés d’un seul grand syndicat : l’État tout entier », imaginant que bientôt, la société ne serait « plus qu’un seul bureau et une seule usine, avec égalité de travail et égalité de salaire ». Pour le dépérissement de l’État au profit d’une société réellement communiste, on repassera, après la Révolution...
Le socialisme utopique contre la société sur plans
« Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens ; cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. » Gustave Flaubert fait dire ces mots à Pécuchet dans son ouvrage inachevé. Mais la hideur du monde n’est pas tout : la hideur de l’Utopie saisissait tout autant les utopistes. Du moins ceux qui, après les échecs de Fourier, Cabet et autres Owen, et quoique les expériences communautaires menées par ceux-ci n’aient rien de comparable avec le gigantisme soviétique, ont renoncé à la tentation d’une société sur plan. Mais ce renoncement s’accompagne d’un autre : celui d’une certaine grandeur et d’un certain développement que permet le système centralisateur évoqué par Proudhon. Le socialisme utopique opère un tri radical dans les différentes visions du progrès, mais établit aussi une hiérarchie entre ses différentes composantes. Du progrès économique, techno-scientifique, social, politique, lesquels passent avant tout, et quel est le prix de ce choix ?
La fiction utopiste de William Morris Nouvelles de nulle part, parue en 1890,est à ce titre emblématique puisque que l’auteur y met en scène une société qui, au-delà des principes radicalement socialistes qui la gouvernent, a tourné le dos à l’usine, au laboratoire et à la grande ville au profit d’une vie simple où s’épanouissent les plaisirs, les jeux et le sens de la beauté. Le message est sans détour : pour que le progrès social et politique reste infini, toujours mouvant et renaissant, porteur de rêves et de bonheur humain, le développement technique et économique doit, lui, être jugulé et rivé à une fin ; faute de quoi, il ne se maintiendrait qu’au prix de l’asservissement des êtres à sa logique, c’est-à-dire à la chaîne de montage et au profit.
Une autre conséquence du renoncement à la société sur plan est le rapport retrouvé au réel. L’Utopie se contente d’une fiction schématique : d’un côté, la monade sans attache au sein d’une non-société où chaque rapport est médié par l’argent, ou bien de l’autre, l’ouvrier sans biens propres et dévoué corps et âme aux exigences du collectivisme bureaucratique. L’Utopie s’en contente, et la possibilité effective de réaliser cet homme nouveau, la solidité des prémisses anthropologiques qui permettent de l’imaginer (dont le fameux « l’homme est un loup pour l’homme » de Hobbes), tout cela l’intéresse fort peu. Le socialisme utopique, au contraire, s’intéresse au réel autant qu’à la fiction, sinon plus. Il part des êtres tels qu’ils sont, des conditions historiques telles qu’elles nous sont données, pour tenter de surmonter les inévitables contradictions de l‘ordre social dans le sens de l’émancipation, c’est-à-dire de la liberté et de l’épanouissement, c’est-à-dire du bonheur.
Pour le socialiste utopique, la destination et le chemin se confondent, la fin ne justifie pas des moyens qui lui seraient étrangers, ainsi que le résume le philosophe Martin Buber : « Il se refuse à croire que, comptant sur le “bond” à venir, on doive préparer le contraire de ce à quoi on aspire. Il croit plutôt que, pour atteindre ce à quoi on aspire, on doit maintenant créer l’espace maintenant possible, pour qu’il se réalisepar la suite. » Contre l’esprit de système et sa fiction simplificatrice, l’utopisme part de la complexité du réel, du « topique » et des liens déjà-là. Il a l’amour des petites structures et préfère le village à la ville, l’atelier à l’usine ; plutôt que la centralisation, il choisit la fédération, soit l’unité sur fond de différences.
Quand on lui objecte que changer la vie nécessite de prendre le pouvoir par la Révolution avec un grand R, il rétorque qu’il est préférable de donner à voir l’horizon ici et maintenant et de faire preuve d’exemplarité dans le Grand ordinaire. Quand on lui dit qu’il faut commencer par abattre l’adversaire, il répond que construire l’alternative y mène plus sûrement. « Il serait romantique de vouloir détruire les villes, comme il était romantique et utopique de vouloir détruire les machines, relève Martin Buber, mais il est constructif et topique de décomposer les villes selon leurs articulations en étroite connexion avec le développement technique et de les transformer en assemblages d’unités plus petites. »
Des utopies barbares
Alors, faut-il se revendiquer aujourd’hui de l’utopisme ? – telle était la question. Oui, plus que jamais, si cela signifie se réclamer des utopies contre l’Utopie. À tout prix, même, si l’on entend par là entretenir les dernières braises de l’idée qu’une alternative est toujours possible. Mais peut-on croire ce feu-là susceptible de s’éteindre ? L’utopisme est un élan et une charge. La charge utopique est nécessité de divergence. C’est cette brèche ou cet angle qui s’ouvre entre le réel et lui-même et d’où surgit le possible – lorsque, quelque part, une personne refuse un rapport marchand, lorsqu’une communauté recouvre son autonomie, lorsque surgit spontanément un réseau d’entraide, lorsque le beau conquiert un peu de terrain, ici ou là, sur la laideur. L’élan utopique est, lui, désir de convergence entre le réel et le possible : c’est mener cette association à son point de fusion en y ajoutant un détour par le passé, par l’à-venir non réalisé dans l’histoire – ou plus certainement empêché. Maintenir la charge utopique, c’est préserver l’existence de ces brèches partout où elles apparaissent ; s’abandonner à l’élan utopique, c’est courir y mettre un pied de biche pour les accroître.
Ce qui est chaque jour davantage certain, c’est qu’il faut faire tomber la Cité idéale du Marché planétaire. La guerre de Troie aura bien lieu. Derrière ses murailles d’un progrès factice, cette Utopie est en train d’accoucher d’une barbarie civilisée. « Barbare » : un mot qui s’associe mal avec la ville, dont il est l’adversaire depuis les Grecs. Nous pourrions le prendre à notre compte et en appeler à la prolifération d’utopies barbares. « Barbare » : étymologiquement, le gazouillis incompréhensible des petits oiseaux selon les Hellènes, qui qualifiaient ainsi tous ceux ne parlant pas leur langue. C’est d’un joyeux concert et d’une exubérance d’expérimentations dont nous avons besoin, bien plus que d’idées radicalement nouvelles et de grands systèmes. Et de persévérance, aussi, d’efforts renouvelés pour éroder ces murailles. L’utopiste est moins à l’image de l’aventurier Ulysse et sa soif de l’indécouvert qu’à celle de l’infatigable Pénélope qui chaque jour ruse à l’ouvrage, tisse, détisse et déjoue le destin, dénoue et renoue les fils sans que le mythe ne nous dise si le linceul de Laërte fut jamais deux fois identique.
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