Au milieu d’une forêt ou dans l’ascension d’une montagne, le promeneur fait parfois l’expérience de sa vulnérabilité fondamentale. Un bruit menaçant, un orage qui s’approche, un chemin perdu : vous avez certainement été traversé un jour par la sensation furtive et troublante que le voile rassurant de la civilisation n’était pas si épais, et que l’inconnu pouvait toujours surgir. Cette expérience existentielle, certains l’ont vécue radicalement. Dans Croire aux fauves(Verticales, 2019), l’anthropologue Nastassja Martin présentait son face-à-face avec un ours dans le Kamtchatka comme un moment d’explosion des mondes – de l’humain et du sauvage, du réel et du mythe, de l’éternel et du présent. C’est aussi l’intensité d’une rencontre à la lisière de la mort qui a décidé de la vie d’une figure majeure et méconnue de la pensée écologique, l’Australienne Val Plumwood.
En février 1985, cette dernière faisait du kayak, seule, dans le parc national de Kakadu, au nord de l’Australie, lorsqu’un crocodile l’a saisie. Elle a alors subi trois « rouleaux de la mort » – technique du reptile destinée à tuer une proie bloquée dans sa mâchoire – avant d’être inexplicablement relâchée par le prédateur ; rampant malgré ses blessures durant plusieurs heures, elle fut finalement secourue par un garde du parc. « L’œil du crocodile me fit plonger dans ce que je considère désormais comme un univers parallèle, régi par des règles entièrement différentes : l’univers héraclitéen où tout coule, où nous vivons la mort de l’autre et mourons sa vie », note Val Plumwood, qui a mis de nombreuses années avant de se décider à écrire sur cette expérience. Il était alors trop tard, puisque ces mots sont tirés d’un ouvrage qui n’a pu être achevé avant sa mort, à 68 ans, à la suite d’un accident vasculaire cérébral.
Corps-à-corps avec la mort
De ce projet demeurent trois chapitres qui, avec d’autres écrits, viennent d’être publiés en français. Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie(Wildproject), paru quelques mois après un premier texte – Réanimer la nature (PUF), son ultime article –, annonce une présence éditoriale à la hauteur de cette penseuse de l’écologie et de l’écoféminisme en France. Les traductions des deux livres qui forment son œuvre, également composée d’environ 80 articles, paraîtront en 2022 : Le Féminisme et la Maîtrise de la nature, où elle utilise les outils théoriques du féminisme pour critiquer la façon dont la raison moderne s’est construite comme une domination mortifère sur l’environnement, et Culture environnementale. La crise écologique de la raison, qui prolonge l’analyse critique des effets destructeurs de ce rationalisme.
L’attaque du crocodile constitue l’expérience matricielle de cet échafaudage théorique. Mais il ne faudrait pas réduire l’existence de Val Plumwood à celle-ci, car la philosophe a été forgée par d’autres événements puissants. Et tragiques, puisqu’elle perdra ses deux enfants issus d’un premier mariage. La mort est l’autre face de son expérience fondatrice de 1985, à travers laquelle elle remettra en cause les fondements éthiques de la modernité occidentale au profit d’un animisme philosophique. Ce dernier s’inscrit dans le grand bouleversement intellectuel des années 1970 auquel elle participe avec son mari Richard Routley : le mouvement de l’éthique environnementale, qui identifie la crise écologique comme le produit d’une relation philosophique toxique entre l’humain et son environnement.
À côté de ses activités intellectuelles, le couple construit une maison en pierre au cœur de la forêt tropicale de la montagne de Plumwood. C’est ce nom que Val Routley, née Morell, prendra après leur divorce au début des années 1980, comme un signe de l’animisme qu’elle prône. Car Val Plumwood identifie un double dualisme propre à l’Occident comme source de la crise écologique. Le premier oppose un humain digne d’attention et d’empathie à une nature réduite à une vision mécanique. Il s’insère dans un autre, remontant à Platon, qui oppose l’esprit – appartenant à un ciel des idées extérieur au monde – à une matière dévalorisée.
Réintégrer la communauté écologique
C’est cette construction culturelle que la rencontre décisive du crocodile a détruite en quelques instants. « Ce que l’on appelle “le moment de vérité” me montra que le monde dans lequel je pensais vivre était illusoire, et que la conception que j’en avais était terriblement, scandaleusement erronée. » Val Plumwood fait alors l’expérience physique d’être de la viande : « Notre vision du monde nie ce qui est pourtant la caractéristique la plus fondamentale de l’existence animale sur la planète Terre : nous sommes de la nourriture et nous nourrissons d’autres êtres à travers la mort. » Un réel soudain étrange émerge, celui dans lequel l’humain peut aussi être mangé, car il s’insère dans une grande chaîne alimentaire – chaîne que notre culture moderne omet en mettant l’humain au centre de tout. Cette conception dualiste et anthropocentrée nous accompagne partout, jusque dans une mort où coexistent deux visions tout aussi insatisfaisantes : une conception « chrétienne-monothéiste » d’un esprit désincarné qui quitte la Terre pour un ailleurs ; et une conception « moderniste-athéiste » où nous ne serions que matière, faisant de la mort la fin de tout. Seules les conceptions animistes nous permettent d’échapper à cette « funeste alternative », affirme Val Plumwood,car dans cette vision « la vie est une circulation, un don d’une communauté d’ancêtres » et donc la mort « un recyclage » et « la réintégration d’une communauté écologique ancestrale ».
Reconsidérer ainsi chaque vivant comme partie d’une communauté – dans le sillage pionnier d’Aldo Leopold (1887-1948) qui évoquait la « pyramide de la vie » formée par la « communauté biotique » – conduit notamment Val Plumwood à rejeter le véganisme au profit d’un « animalisme écologique ». Le véganisme refuse en effet d’admettre qu’un être soit comestible, ce qui conduit à perpétuer un dualisme humain/nature ; il se propose seulement d’étendre ce dualisme à des animaux extraits de la chaîne éternelle de la vie et de la mort. L’animalisme écologique, lui, combat l’élevage industriel tout en prônant la « réduction massive » de la consommation de viande. Mais il admet la chasse, lorsque des contextes particuliers la rendent nécessaire. Pouvoir tuer est ainsi l’une des conséquences du nouvel « univers écologique » qu’imagine Val Plumwood, dans lequel humains et animaux pourraient faire un « usage respectueux les uns des autres dans des conditions d’égalité ». Car nous sommes tous de la viande – et l’œil du crocodile nous le rappelle.
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