Le quinquennat d’Emmanuel Macron arrivera à son terme d’ici quelques jours. Quel bilan peut-on tirer de son mandat sur les questions de sécurité intérieure, de surveillance et de répression politique ?
Un constat très critique et alarmiste, sans hésiter. Les cinq années qui viennent de s’écouler ont été marquées par un tour de vis répressif draconien. Signal éloquent : Emmanuel Macron inaugure son mandat avec la loi sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme (SILT), votée en octobre 2017, qui pérennise l’état d’urgence, renforce l’arsenal antiterroriste et fait entrer un certain nombre de dispositions d’exception dans le droit commun. Ensuite, on a évidemment l’approfondissement de trois processus : multiplication de lois sécuritaires, surveillance à tous crins, mais aussi violences policières inouïes, que le président de la République refuse même de nommer ainsi, malgré la brutalité dont a fait l’objet le mouvement des Gilets jaunes.
Retrouvez cet entretien dans notre dernier numéro « L'écologie recrute ! », disponible sur notre site.
S’agit-il alors d’un creusement d’une tendance de fond ou d’un tournant sécuritaire inédit ?
La surveillance des populations, de même que la répression du militantisme et de l’activisme contestataire ont toujours existé. Néanmoins, on avait observé un relatif apaisement en France dès le milieu des années 1980, que l’on pourrait presque faire remonter à la mort de Malik Oussekine. Après cet événement « traumatique » pour les forces de l’ordre, il y a eu une volonté de mettre en place une politique « zéro mort » lors de l’encadrement des manifestations politiques.
---------------------------------
Malik Oussekine
Cet étudiant de 22 ans a été frappé à mort dans un hall d’immeuble du quartier Latin en 1986 par des policiers « voltigeurs », alors qu’il rentrait chez lui après avoir passé la soirée dans un club de jazz. Sa mort intervient dans le contexte des manifestations contre la loi Devaquet, réforme des universités françaises qui emprunte son nom au ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, Alain Devaquet. La mort de Malik Oussekine provoque alors l’abandon de la réforme et la démission du ministre.
---------------------------------
Sauf qu’à partir des années 2000, se déroulent à quelques mois d’intervalle deux événements importants : les manifestations altermondialistes de Gênes en 2001 (lire ci-contre) et les attentats du 11-Septembre. La répression politique resurgit alors, en s’élargissant et en s’intensifiant par la multiplication des filets répressifs, qui renforcent les arsenaux policier, judiciaire et administratif. Cela peut paraître banal de le dire, mais tout le monde peut aujourd’hui être inquiété : les manifestants bien sûr, mais aussi les avocats (celui des militants de Bure a été perquisitionné en 2018), les journalistes (de plus en plus la cible des violences policières qu’ils contribuent à visibiliser sur le terrain) ou encore les lycéens (on pense à la classe mise à genoux de Mantes-la-Jolie, ou aux élèves qui ont occupé le lycée Arago de Paris, maintenus de longues heures dans un bus et par la suite fichés par les services de police).
La répression s’intensifie aussi : en l’occurrence, les déclarations et les mesures prises par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin sont d’autant plus inquiétantes qu’elles ne suscitent que peu de réactions. Deux exemples : en mars dernier, il a annoncé son intention de ficher les personnes (qui « prônent la séparation ou la révolution ») pour leurs opinions politiques ou leurs activités syndicales – décret qui a été depuis adopté. L’autre exemple, c’est l’utilisation massive de la mesure de dissolution par le ministère de l’Intérieur, vieille loi de 1936, grâce à laquelle Gérald Darmanin dissout ou menace de dissoudre à tout va, notamment le Collectif contre l’islamo-phobie en France (CCIF) ou des associations de soutien aux Palestiniens.
Cette possibilité de dissolution n’est pas à prendre à la légère, car elle permet de criminaliser l’appartenance à un groupe, d’exclure certaines opinions jugées par le pouvoir comme dangereuses dans l’espace politique, d’empêcher des gens de se réunir, de militer ou de se politiser.
Au cours de ce quinquennat, la pandémie de Covid-19 a aussi donné lieu à des épisodes assez inquiétants de contrôle de la population par l’État, mais également de contrôle de la population par elle-même et sur elle-même. Vous citez notamment, dans votre livre La Société de vigilance (Textuel, 2021), la recrudescence de lettres de « corbeaux » pendant le premier confinement. Ce type de comportement a-t-il été encouragé par l’État ?
Il faut être prudent à ce sujet, car l’État français a aussi été l’un de ceux qui ont le moins appelé à la délation, contrairement à d’autres pays comme la Belgique, l’Italie ou l’Angleterre, où les autorités ont encouragé à dénoncer ceux qui ne respectaient pas les règles sanitaires, créant même parfois des applications téléphoniques pour les y aider. Je ne parle pas de pays comme la Corée du Sud, qui rémunérait carrément les délateurs.
En France comme en Allemagne où, respectivement, le souvenir de Vichy et de la Stasi est encore très présent, on a plutôt eu tendance à vouloir freiner ce phénomène : c’est le cas de l’ex-maire du 20e arrondissement de Paris, Frédérique Calandra (PS), ou de la police en Haute-Corse, qui en sont arrivés à demander aux citoyens d’« arrête[r] de dénoncer parce qu[’ils étaient] en train de saturer les appels d’urgence ». Ce qui ne veut pas dire, et c’est là que ça devient intéressant, que la population n’a pas été habituée, conditionnée, à le faire. Il y a à mon sens toute une prédestination à la délation qui a été encouragée avant la pandémie dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Rappelez-vous le fameux discours d’Emmanuel Macron, en octobre 2019, où il en appelle à la « société de vigilance », c’est-à-dire où tout un chacun est incité à porter à la connaissance des autorités ces « petits riens » qui témoignent d’un éloignement des valeurs de la République. On voit très bien qu’il y a là la volonté d’exhorter les populations à se surveiller entre elles, à dénoncer des comportements estimés anormaux, déviants, etc.
Le passe vaccinal et le passe sanitaire, adoptés en juin 2021 et janvier 2022, ont d’ailleurs facilité cette auto-surveillance : certaines professions ont été mobilisées comme de la sous-traitance policière en se voyaient confier, du jour au lendemain, des missions de contrôle, comme les restaurateurs…
Oui, on a même voulu un temps leur faire contrôler les pièces d’identité des clients. C’est très révélateur de ce qu’est devenue la répression aujourd’hui – ce que j’ai appelé de manière assez provocatrice la « répression participative ». La tendance est non seulement de faire participer la population à la répression et à la surveillance par le « signalement » – qui est un mot poli pour dire « délation » ou « dénonciation » –, mais aussi de faire en sorte que la répression aujourd’hui soit initiée par d’autres institutions que celles tradi-tionnellement répressives.
Louis Althusser [philosophe marxiste français, ndlr] faisait la distinction entre l’appareil répressif d’État et l’appareil idéologique d’État ; c’est-à-dire qu’il y avait un partage assez net entre les institutions spécialisées dans la répression (police, armée, justice) et les autres, chargées de faire régner une forme de discipline idéologique et de rendre acceptables les rapports de domination (secteur éducatif, secteur sanitaire et social). On voit qu’à travers cette injonction au « signalement », les deux types d’appareil ont tendance à se confondre : l’État a de plus en plus tendance à confier à des acteurs non répressifs une partie de la répression, à la déléguer.
On pourrait largement développer l’exemple des enseignantes et des enseignants, qui subissent aujourd’hui un ensemble d’injonctions à se transformer en policières et policiers, tout cela dans un processus de policiarisation de l’école. Mais l’idée plus générale est de faire de chacun de nous des policiers, ce que le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs affirmé explicitement par sa volonté de créer une « réserve de la police nationale » avec des « boulangers, des avocats ou des commerciaux ». Au début de la pandémie, des chasseurs ont même été mobilisés par le préfet de Seine-et-Marne afin de patrouiller et de faire respecter le confinement !
Quel rôle jouent les nouvelles technologies dans ces nouvelles formes d’auto-surveillance ?
Tout dépend des pays et tout dépend de l’enjeu sécuritaire qui leur est propre. On voit que dans certains États, la surveillance des frontières est surinvestie. Il y a par exemple aux États-Unis le projet « Texas Virtual Border Watch », où chacun peut s’installer chez lui devant son écran d’ordinateur et signaler, en se connectant au réseau de caméras disposées le long de la frontière, un comportement suspect. C’est le cas aussi, évidemment, en Chine, où l’on peut brancher son smartphone ou sa télévision aux caméras de vidéosurveillance pour visualiser et dénoncer des agissements jugés anormaux.
---------------------------------
Texas Virtual Border Watch
Mis en place en 2006 au Texas pour lutter contre les passages illégaux à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, le projet « Texas Virtual Border Watch » est un dispositif invitant des propriétaires volontaires à installer sur leur terrain des caméras vidéo, dont les images sont ensuite diffusées en direct sur internet. Chaque internaute peut alors se connecter au flux et, en cliquant sur un simple bouton, « signaler une activité suspecte » aux autorités.
« Yeux perçants » et « Filet du ciel »
En Chine, le programme « Yeux perçants » permet aux paysans de relier leur téléviseur et leur smartphone aux caméras de vidéosurveillance placées aux entrées de leur village. Le dispositif « Filet du ciel » consiste, quant à lui, à équiper d’un système de reconnaissance faciale tous les lieux publics urbains de forte affluence.
---------------------------------
La surveillance étatique est ainsi doublée d’une surveillance latérale – entre les citoyens eux-mêmes. L’État va aussi pouvoir les associer grâce aux nouvelles technologies : la police londonienne a par exemple développé des applications en ce sens. Plus largement, les réseaux sociaux participent aussi d’une forme de banalisation du signalement. On peut signaler un tweet sur Twitter, un post sur Facebook, un commentaire sur YouTube, etc.
Et parfois aussi pour le mieux, n’est-ce pas ? On peut signaler des propos racistes, homophobes, du harcèlement en ligne...
On m’oppose souvent l’exemple, en effet, de « la dame âgée qui se fait attaquer dans la rue » ou de « la femme qui est battue par son mari » pour légitimer toutes les nouvelles technologies de signalement. Il y a une vraie distinction à faire, selon moi, entre l’aide à une personne en danger ou victime d’une violence invisibilisée par l’État (sexisme, racisme, homophobie, transphobie) et la délation de personnes qui pourraient « peut-être » un jour faire quelque chose de grave, notamment dans le cadre de la lutte anti-terroriste. Des chercheurs américains ont analysé que ce second type de signalements ne servait la plupart du temps absolument à rien et que, de surcroît, ces délations s’appuyaient sur des conflits préexistants : divorce, rivalité salariale, tensions de voisinage…
L’un des autres points fondamentaux de votre travail, c’est de montrer comment des dispositifs répressifs et/ou d’exception peuvent se reconfigurer opportunément pour traquer et réprimer de nouveaux « ennemis intérieurs », alors qu’ils avaient été initialement créés pour en combattre d’autres. Comment cet ajustement s’opère-t-il ?
Je me suis particulièrement intéressée à la Cour de sûreté de l’État : il s’agit d’un tribunal d’exception créé par le général de Gaulle en 1963 pour juger l’Organisation de l’armée secrète (OAS), l’extrême droite opposée à l’indépendance de l’Algérie. Tout le monde se bouche alors le nez, même la gauche. Quelques années plus tard, en 1968, elle commence à être utilisée pour réprimer les militants d’extrême gauche, puis la Gauche prolétarienne et les maoïstes, puis les indépendantistes bretons, corses, basques, martiniquais ou guadeloupéens, puis Action directe, etc.
Prenons un second exemple : l’état d’urgence, mobilisé une première fois en 1955 au tout début de la guerre d’Algérie, et remobilisé en 2015 par François Hollande. Annoncé pour lutter contre la perpétration d’attentats, il est utilisé, trois semaines plus tard, contre des militants écologistes dans le cadre de la COP21 réunie à Paris. En faisant des lois et en les inscrivant dans le droit, ces dispositifs sont remobilisables à tout instant contre un ennemi intérieur désigné par le pouvoir en place. Cet ennemi varie en fonction du personnel politique au pouvoir et de ses préoccupations du moment, ce qui est évidemment très dangereux.
À quoi sert ce besoin perpétuel de se constituer de nouveaux « ennemis intérieurs » ?
D’abord à faire marcher la machine à répression ! Le sociologue Laurent Bonelli a formulé une analyse très éclairante sur les renseignements généraux (RG). Ils étaient spécialisés jusqu’aux années 1990 dans la surveillance des personnes politiques et des militants. L’ennemi intérieur numéro 1 était alors le Parti communiste. En cessant d’être une menace dans les années 1990 à la suite de l’affaiblissement du risque contestataire, le PC laisse les RG désœuvrés. Ceux-ci doivent alors se constituer une nouvelle menace, et se spécialisent dans les violences urbaines et les quartiers populaires.
On voit alors très bien comment l’appareil de répression et les institutions de répression ont toujours besoin de cibles pour continuer à exister, à travailler et donc conserver une légitimité. La désignation d’ennemis intérieurs est ensuite fort utile pour les hommes politiques au pouvoir : elle leur permet de fixer une barrière entre ce qu’il est possible de dire et de faire d’un côté, et ce qui est inacceptable de l’autre. Pour le dire plus simplement : dès l’instant que vous êtes gênant, vous êtes réprimé. Un mouvement qui n’est pas réprimé est un mouvement qui ne gêne pas le pouvoir.
On a beaucoup ironisé à ce sujet concernant les marches pour le climat ou les occupations temporaires de l’espace public par les mouvements écolos, en disant qu’elles ne contrariaient jamais les gouvernants, raison pour laquelle elles se déroulaient sans heurts. Les militants écologistes sont-ils victimes, eux aussi, d’une intensification de la répression les ciblant ces dernières années ?
Cela dépend des groupes militants, de l’enjeu de leurs manifestations, des lieux dans lesquels elles se déroulent... Je vous citais tout à l’heure l’assignation à résidence de militants écologistes pendant la COP21, qui montre la forte répression dont elles et ils peuvent être victimes ; mais il faut signaler qu’il y a eu des centaines de personnes placées en garde à vue le 29 novembre 2015, dans le cadre d’une série de mobilisations liées à la « marche pour le climat ».
De manière générale, aujourd’hui, les manifestations écolos sont vues comme moins menaçantes ou moins dangereuses pour l’ordre public que d’autres types de mobilisations et de luttes. Je vous donne un exemple : lors d’un procès auquel j’ai assisté, un juge reprochait à un primo-manifestant d’avoir choisi d’aller à la manifestation des Gilets jaunes plutôt qu’à une manifestation écolo qui se déroulait le même jour. On voit bien qu’il y a des mobilisations plus gênantes que d’autres.
On en revient alors aux Gilets jaunes. Le préfet Lallement, chargé du maintien de l’ordre à Paris, avait réagi, alors qu’il était apostrophé par une manifestante : « Nous ne sommes pas dans le même camp, madame. » Que révèle une telle phrase ?
Qu’il y a un partage, une séparation, qui s’effectue au plus au sommet de l’État entre « bons » et « mauvais » citoyens. En gros, il y a ceux qui se tiennent tranquilles et ceux qui bloquent et troublent l’ordre public. Il ne faut jamais oublier que les préfets – comme les policiers ou les juges d’ailleurs – sont des garants de l’ordre public et se considèrent comme tels.
On aurait tout de même pu s’attendre, de la part d’un préfet de police, au respect d’une certaine forme de neutralité...
Un préfet dépend directement du pouvoir exécutif. Je vous rappelle quand même qu’Emmanuel Macron a traité les Gilets jaunes de « foule haineuse », et que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner, a jugé bon d’ajouter que tous ceux qui participeraient aux manifestations seraient, je cite, des « complices », des « casseurs », autorisant ainsi une indistinction dans la répression – qui a d’ailleurs été reçue cinq sur cinq par les forces de l’ordre. C’est dire que le mouvement des Gilets jaunes les a intimidés politiquement, du fait des revendications portées, mais aussi du nombre de manifestants. Les services répressifs se sont très vite sentis débordés, ce qui explique aussi cette surréaction étatique.
Le traitement des activistes radicaux passe, vous l’avez montré dans votre livre Répression (Textuel, 2019), par une double logique qui consiste à criminaliser pour dépolitiser. Comment cette double disqualification s’articule-t-elle ?
La criminalisation consiste tout simplement à rendre criminel un acte de militantisme ordinaire comme distribuer un tract, participer à une réunion, manifester… Celui-ci va devenir un crime ou un délit. On a pu l’observer très nettement dans le cadre des Gilets jaunes, lorsque la participation aux manifestations est subitement devenue une « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences », selon la qualification pénale consacrée. La criminalisation agit alors comme une dépolitisation : l’étiquette de « criminel » permet d’enlever le caractère politique des revendications des personnes qui militent, mais aussi de leur enlever leur caractère de militante ou de militant.
Le cas extrême, c’est bien sûr de refuser le statut de prisonnier politique, ce qui a beaucoup été dénoncé par le passé en France, mais aussi dans d’autres pays : je pense notamment aux prisonniers de l’Irish Republican Army (IRA) auxquels la Première ministre britannique Margaret Thatcher a toujours refusé de céder sur ce point, même au moment des grèves de la faim avec Bobby Sands. La dépolitisation du militantisme, c’est aussi ne pas inculper les militants pour des délits politiques, en disant qu’ils sont soit criminels, soit terroristes. Une forme subtile de dépolitisation consiste encore à « pathologiser » l’engagement politique radical, de manière à pouvoir dire : « Vous voyez bien, ils sont fous. » Par exemple, de 1963 à 1981, tous les militants inculpés par la Cour de sûreté de l’État, c’est-à-dire plus de 3 600 personnes, ont subi un examen psychiatrique et psychologique. On disait par exemple que les militants corses déposaient des bombes parce qu’ils avaient un attachement problématique à la terre corse, qui lui-même venait d’un attachement problématique à leur mère…
Enfin, l’une des façons les plus efficaces de dépolitiser le militantisme, les revendications et les luttes aujourd’hui, c’est de faire des petits procès, d’empêcher la publicité qu’offrirait un jugement en cour d’assises par exemple. Les militants de Tarnac l’avaient bien compris, lorsqu’ils ont écrit une lettre (un peu provocatrice) pour demander la tenue d’un grand procès les concernant. Les Gilets jaunes ont été jugés en majorité en comparution immédiate, c’est-à-dire lors d’audiences qui duraient 29 minutes. J’y ai assisté, je peux vous assurer qu’en un laps de temps aussi court, on ne peut ni politiser les actes pour lesquels on se trouve là, ni se défendre.
Ma question va vous paraître naïve, mais pourquoi les magistrats du siège – dont certains réussissent à montrer par moments une certaine forme d’indépendance (en inculpant des personnalités politiques, par exemple) – n’ont-ils pas décidé de s’opposer à cette justice expéditive en acceptant de renvoyer le procès pour qu’il soit mieux jugé, comme le demandaient j’imagine les avocats des Gilets jaunes ?
Les juges en France ont toujours participé à la répression des « ennemis intérieurs ». Toujours ! Quel que soit le régime. Pour la simple et bonne raison qu’ils se considèrent, comme je le dis, comme des garants de l’ordre, mais aussi qu’ils viennent d’une classe sociale dominante dont la vision du monde est plus proche de celle des hommes et des femmes politiques que des manifestantes et manifestants, et en particulier des Gilets jaunes, appartenant aux classes les plus précarisées de la population.
Malgré tout, une analyse historique confirme que les juges peuvent conserver une autonomie de jugement. En dépit de tous ses efforts, la classe politique n’arrive pas véritablement à faire ce qu’elle veut de la magistrature. De très grands procès ont parfois été intentés où le pouvoir politique réclamait les condamnations les plus lourdes, et au cours desquels les juges ont refusé de céder. C’est le cas, par exemple, des acquittements d’anarchistes à la fin du XIXe siècle, ou du procès du général Salan [chef de l’OAS, ndlr] que le général de Gaulle voulait voir condamné à mort.
Plus récemment, on peut aussi penser au procès des décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron : non seulement des militants qui avaient décroché dans les mairies des portraits d’Emmanuel Macron ont été relaxés, mais dans leur jugement, les juges ont expliqué que leurs actes étaient politiques, ce qui est d’une extrême rareté. Cette relative autonomie fait d’ailleurs très peur au pouvoir politique, raison pour laquelle, dans les juridictions d’exception nouvellement créées, le pouvoir va y placer des juges qu’il a choisis.
La répression qui s’exprime aujourd’hui semble s’appuyer sur une surenchère de discours guerrier qui, d’une certaine façon, banalise l’exception – le terrorisme, la pandémie et, on le voit depuis quelques semaines, le retour de la menace nucléaire avec la guerre en Ukraine. L’insécurité permanente est-elle devenue un mode de gestion des populations ?
Michel Foucault disait, au début des années 1970, que nous étions entrés dans des sociétés de sécurité, c’est-à-dire que tout discours ou toute problématique va être rapporté à la question sécuritaire. Et effectivement, on est en plein dedans. Les gouvernements aujourd’hui ne savent plus marcher autrement qu’à la politisation de l’insécurité, à la mise en avant de menaces et de leur capacité réelle ou supposée à gérer ces menaces. Le but premier est de plonger les populations dans un état d’insécurité. Quelque part, ça légitime leur pouvoir et leur bon droit à gérer des problèmes. Seulement, à bien regarder leurs actions concrètes, est-ce que les pouvoirs publics protègent vraiment les citoyennes et les citoyens ? On voit bien que non !
Le pendant de ça, c’est l’utilisation politique de la peur pour canaliser le mécontentement. C’est par exemple le cas du terrorisme islamiste, qui est toujours indiqué comme l’une des premières menaces, alors qu’il y a d’autres types de violences qui sont tout aussi inquiétants, comme la violence d’extrême droite qui a été souvent sous-estimée et invisibilisée ces dernières années. Aux États-Unis par exemple, elle fait bien plus de morts que toute autre forme de terrorisme.
Il y a un mot qui a été copieusement utilisé ces dernières années, c’est celui de « résilience », avec la construction d’un horizon de dangers. Il ne suffit plus seulement de prévenir, mais aussi de bien rebondir face aux catastrophes. N’y a-t-il pas une contradiction apparente entre la « société de vigilance » telle que vous l’interprétez et cette injonction à la résilience ?
A priori en effet, vigilance et résilience s’opposent. La vigilance, c’est avoir peur, c’est être sur ses gardes, faire attention, surveiller l’autre, ne pas ouvrir sa porte. Une forme d’immobilisme apeuré, en somme. La résilience, c’est tout à fait l’inverse : savoir bouger, rebondir, avancer sans se retourner. Il faut remarquer qu’Emmanuel Macron ne cesse d’utiliser le mot « résilience » – qui fait vraiment partie de son langage – qu’il applique pour tout et vis-à-vis de toutes les menaces. Il faut être un entrepreneur partout, dans toutes les sphères de la vie, y compris face aux catastrophes.
Donc a priori, les deux sont totalement incompatibles – autant que l’attentisme est incompatible avec la bougeotte. Mais les deux attitudes sont aussi complémentaires lorsqu’elles sont rapportées à des questions sécuritaires : avec la résilience, comme dans la vigilance, on est dans l’obsession des menaces et des dangers. L’enjeu est de paralyser, tout en nous indiquant qu’il ne faut pas poser de questions, pas chercher à comprendre les facteurs sociaux.
Vous constatez qu’un désir de répression a été exacerbé dans la population. Est-ce que la multiplication, ces dernières années, de tribunaux carnavalesques contre les écocidaires, de faux procès en marge des vrais procès comme à Bure relève justement de cet appétit suscité par le pouvoir quand bien même il s’agit de retourner l’acte d’accusation ?
C’est un débat compliqué et ancien qui avait été initié entre les maoïstes et Michel Foucault. Les maoïstes disaient alors qu’il était temps de passer à la justice populaire et de « punir les impunis » : les « patrons voleurs », l’« État terroriste », etc. Ils ont donc commencé à mettre sur pied un tribunal populaire pour juger des patrons de mines et responsables d’accidents de travail. D’ailleurs, le procureur pour l’occasion, c’était Jean-Paul Sartre. Que répondait Foucault face à Sartre et aux maoïstes ? Que c’est très bien de vouloir penser une justice en dehors de l’État ou contre l’État.
Le problème, c’est qu’en recréant des tribunaux, tout aussi « populaires » soient-ils, on continue de penser en termes de « coupables », d’« innocents », de « crimes », on imite les juges, et donc on reprend les catégories et les formes même de la répression étatique. Conclusion de Foucault : il faudrait inventer autre chose. Et, c’est vrai que quand on regarde les formes de répression « populaires », même théâtralisés, même imagés, elles reprennent toujours cette forme du tribunal ; on a du mal à sortir des catégories de pensée répressive imposées par l’État.
À nous d’être plus inventifs ! C’est ce qu’essaient d’ailleurs de faire les militants sur des ZAD en concevant leur propre justice – ce qui rend l’État fou ! Chacun de nous, chaque groupe, a des désirs de répression plus ou moins forts en lui, contre lesquels il faut essayer de lutter.
Biographie
Vanessa Codaccioni est historienne et politologue. Spécialiste de la justice pénale, de la criminalité et de la répression, elle a publié de nombreux ouvrages sur le sujet, dont Punir les opposants. PCF et procès politiques 1947-1962 (CNRS Éditions, 2013), Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes (CNRS Éditions, 2015) et Répression. L’État face aux contestations politiques (Textuel, 2019). Son dernier livre, La Société de vigilance (Textuel, 2021), s’intéresse aux dispositifs encourageant l’auto-surveillance et la délation menés par les États qui invitent les populations à adopter des comportements « policiers, espions ou guerriers ».
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don